PUBLICATIONS
DE LKCOLIÎ FRANÇAISE DEXTUÈME-ORIENT
L'ART GRECO-BOUDDHIQUE
DU gandhAra
irUDE SUR LES ORIGINES DK L'INFLUENCE CLASSIQUE DANS L'ART BOUDDHIQUE
DE L'INDE ET DE L'EXTRÊME-ORIENT
PAR A. FOUCHER
TOME II
SECOND FASCICULE : L'HISTOIRE. — CONCLUSIONS
AVEC 125 HXUSTRATIONS ET 1 PLANCHE
PARIS
IMPRIMERIE NATIONALE
ÉDITIONS ERNEST LEROLX, RUE BONAPARTE, 28
MDGGCGXXII
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0.V/PA^^iO5Ç_
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QUATRIEME PVUTIE.
LHISTOIHE.
CHAPITRE XV.
LES OliKilM-S \)E I.KCOLE DU G.VNDHÂRA.
Alix statues et aux bas-reliefs, sculptés dans la pierre de schiste
ou modelés dans le mortier do chaux, ajoutez de très nombreuses
monnaies, de rares intailles et quelques objets d'or, d'argent et de
cuivre''' : vous aurez épuisé tout ce qui nous reste des productions
de l'école indo-grecque du Nord-Ouest de l'Inde. Des fresques qui,
nous dit Hiuan-tsangf-', couvraient à profusion les vantaux des
portes et des fenêtres et les murs des couvents bouddhiques, le
climat de l'Inde a eu depuis longtemps raison, et nous ne conser-
vons aucun espoir d'eu retrouvei- jamais au Gandhàra le moindre
vestige. Les grottes de l'Afghanistan, à défaut des tumuli de Bac-
tres, nous en rendront-elles un jour quelques fragments? Ou faudra-
t-il à tout jamais nous contenter, pour en prendre une idée du
moins approximative, des plus anciens spécimens de |)eintures
murales récemment découverts dans l'Asie centrale? C'est le secret
de l'avenir. Pour I instant, il convient de rappeler une lois de plus
que, dans nos collections de sculptures gandhàriennes, nous possé-
''' On trouvera encore cjuelijues spé- logirnl Sitrveij of India, Animal Itcimit
ciniens île poterie publiés par MM. J. H. ii)0'2-3, fig. ai et p. 180).
Mabshali, et J. Pli. VoGEL à la suite de <^' Mém., 1, [i. 67; Records, I, p. 7A :
leurs Excavations at Chdisadda (Arcliii'o- Travcis, p. i/t-.
(;(\nnun. - 11. -jli
L'auteur, se trouvant actuellement en mission sur le terrain
de ses recherches, se réserve de publier ultérieurement un
appendice contenant, outre un index général des deux volumes
et un répertoire des principales œuvres de la sculpture gandhà-
rienne, les corrections et additions reconnues nécessaires.
/iO"2 LKS ORIGINES DE L'ECOLE DU GANDH\RA.
dons seulement les débris mutilés d'un des deux grands tronçons
(le l'art indo-grec •
Parenthèse sur la peinture. — On ne saurait douter, en effet,
que le répertoire des peintres n'ait été au moins aussi étendu et
aussi varié que celui des sculpteurs; et rien d'ailleurs ne prouve
que plus d'un de nos artistes n'ait manié tour à tour, et avec la
même aisance, le pinceau, le ciseau et l'ébauchoir. Assurément il se
marque chez les vieux traités de discipline une tendance déjà toute
puritaine — ou, si l'on préfère, toute musulmane — à prohiber
les représentations d'hommes ou de femmes pour ne tolérer sur les
murs des cellules monastiques que de simples motifs décoratifs :
mais un passage du Lolus de Ja Bonne Lot prouverait clairement,
s'il en était besoin, qu'artistes et donateurs n'avaient pas reculé
devant la figuration du Maître lui-même C. Bien d'autres témoi-
gnages écrits nous entretiennent d'images de piété ou de scènes de
légende : seulement c'est ailleurs qu'au Gandhara que nous devons
en chercher la confirmation figurée. Pour rencontrer une de ces
fr Roues de la transmigration n qui, selon le Dmjâvadâna, étaient
reproduites sur la paroi du vestibule à Tontrée de tous les monas-
tères, il nous faut descendre jusqu'au fragment qui en subsiste
encore sous l'une des vérandas d'Ajantâ (-1 De même, nous avons
dii attendre les fouilles heureuses de Sir Aurel Stein dans les
parages désertiques du Lob-nor pour retrouver un redet du pathé-
tique tableau représentant le Viçvantnra-jdiaka, que Song Yun a
•mcore vu au Gandhara et qui, nous assure-t-il, arrachait des
larmes même aux barbares '''. Mais c'est l'une des trouvailles faites
])ar MM. Griinwedel et von Le Coq sous les décombres des temples
''' Cullavngga, vi. 3, d; Lolus de la ''' M.-A. Stein, Riiiiis oJ désert Calhay,
/)'o«J!e Lo/, li;i(l. Biinoi F, p. .33, si. 85. 1, f\g. i/iG-i'^y. — SoNr, Yit\', Irad.
'- Cf. t. I, p. aGô , pour tes référentes Ed. Chavanxes. dans te liiilhilii ilo l'Ecole
(lire naUirellenienl h la ligne 19 Tdonze- française d'Exlrèmc-Orienl, lit, p. h-io ,
au lieu de rrliuil'î). ou Béai., Ihiddlilst Records ofthe llcs/eni
LES ORIGINES DE L'ÉCOLE Di: (lANDIÙRA. 'i03
du Turfan, qui nous apporte peut-être la vérification de toutes la
plus inattendue. Hiuan-tsang nous raconte en passant qu'il y avait
sur le côté Sud de l'escalier Est du atùpa de Kaniska, près de
Pèsliawar, une image peinte du Buddha, naturellement haule de
seize pieds*'', et qui présentait cette particularité de se scinder en
deux au-dessus de la ceinture. Bien entendu, sur ce cas extraordi-
naii'e une légende s'était greffée. Un peintre, racontait-on, à qui
deux pauvres donateurs avaient payé chacun une pièce d'or, n'avait
exécuté qu'une seule figure sur leur double commande; et comme
ses clients en demeuraient un peu interloqués, soudain le torse de
l'image se dédoubla miraculeusement pour la justification de
l'artiste et l'exultation des fidèles. On eût peut-être découvert sans
trop de peine à ce phénomène arlislique une explication plus
rationnelle : la plus simple paraît d'admettre qu'après la réfection
des peintures qui décoraient la paroi gauche de cet escalier, la
partie supérieure d'une ancienne image avait reparu par tran.spa-
rence sous le nouveau badigeon. Mais peu importe : le point inté-
ressant est que sur les bannières qui pendaient jadis aux voûtes
des temples du Turkestan et qui se sont conservées jusqu'à nous
sous une couche protectrice de terre, on a déjà retrouvé deux
reproductions de l'image miraculeuse de Pêshawar avec son double
corps enté sur une seule paire de pieds'-).
On ne risque donc pas d'exagérer — ce clioix d'exemples con-
cordants le prouve — ni l'importance locale de la peinture gandhâ-
rienne, vu que son œuvre comportait, au même titre que celle de
la sculpture, des décors, des scènes légendaires et des images; ni
non plus son influence au-dehors, puisqu'elle a été imitée jusque
dans ses bizarreries et, pourrait-on dire, ses verrues. On ne sau-
rait non plus trop regretter sa totale destruction. Se serait-elle
World, I, p. cm. — Le \ içvanUiru-jd- contrées occukiilales , I, p. iio ou Biid-
lalca est également rej)résenlé dans la dliisl Records of llie Western World, I,
grotte XMl d'Ajantà. p. 102. Une des images du Turfan a
''' Cf. t. II, p. 3h\. été puliliéu [lar Von Le Coq, Cliotscho,
''' lIlUAN-TSANO, ]Iêmoires sur Ici pi. '10 a.
AO^i LES ORIC.INES DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
bornée à nous dmiiier, avec quelque chose de plus familier et de
plus vivani, lo pendant en couleurs de nos pierres sculptées, que
cet élément de comparaison nous eût été des plus précieux. Mais
nous avons des raisons de croire qu'avec elle nous avons perdu
mieux encore : au point de vue artistique, de ^éritables chefs-
d'œuvre, supérieurs aux meilleurs bas-reliefs; au point de vue
historique, de non moins irremplaçables lumières sur les origines
mêmes de l'école. Quand on constate le rôle considérable que la
i)einture a joué dans l'adaptation de l'art antique aux besoins spé-
ciaux du Christianisme, on ne peut s'empêcher de se demander si
ce n'est pas également le pinceau libre et prompt des peintres hellé-
nistiques qui a le premier ménagé la ti'ansition nécessaire entre le
répertoire classique et l'imagerie particulière du Bouddhisme. Les
sculpteurs, toujours plus routiniers et lents à s'émouvoir, n'auraient
fait, dans cette hypothèse, que repuendre en matériaux plus du-
rables les créations des peintres indo-grocs, si bien que nous ne
connaîtrions guère que de seconde main l'objet direct de nos
études. Imaginons, pour préciser les idées, une situation analogue
à celle où nous nous trouverions si les peintures des Catacombes
étaient perdues et que nous n'ayons conservé, comme premiers
spécimens de l'art chrétien, que les sarcophages du m" siècle. Ces
considérations peuvent expliquer tantôt nos tâtonnements et nos
incertitudes, et tantôt, au contraire, l'assurance avec laquelle nous
avons tout de suite établi le catalogue du répertoire et la formule
quasi immuable de chaque sujet!') : elles doivent assurément peser
d'un poids très lourd sur la suite de notre enquête historique. Nous
atteindrons vraisemblablement , à l'aide des documents dont nous
disposons, un état assez voisin des débuts de l'art gréco-bouddhique :
mettons-nous bien dans l'esprit la possibilité — et même la vrai-
semblance — que la disparition de son œuvre peinte nous dérobe
à jamais la période initiale de ses essais.
''' ce. iiolniiiiiiciil I. Il . |i. ;5'iB cl 370 et. iiii coniraiic, l. I, ji. (joi el 61 7.
LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU GANDHARA. 'lOÔ
Objet et plan de notre enquête historique. — Ceci bien eiileiidii,
il va de soi que le plus zélé des archéologues ne peut utiliser pour
ses recherches que ce que les fouilles ont rendu; et, par suite,
notre tache se trouverait terminée si, dès la première ligne, nous
n'avions promis d'étudier lécole du Gandhâra non seulement dans
son œuvre, mais encore dans ses origines et dans son influence :
c'est l'engagement qu'il se fait lcm[)s de Icnir. 11 peut sembler
qu'un exposé en bonne et due forme aurait dès l'abord traité le
premier de ces deux points. Mais la meilleure méthode n'est pas
toujours de commencer par le commencement. En abordant un
sujet encore mai débrouillé, il nous a paru plus sage de faire
connaissance avec les monuments, dont bon nombre étaient
encore inédits, avant de nous livrer à aucune considération histo-
rique sur leur compte. On ne nous en blâmera pas. Assurément
notre travail demeurerait incomplet si nous ne tentions à présent
de suivre, autant que faire se peut, l'évolution de l'école depuis
ses premiers débuts jusqu'à son ultime décadence : car, pas
plus qu'aucune autre manifestation de l'activité humaine, elle
n'a échappé à cette fatale loi. Mais déjà l'on devine que les ré-
sultats raisonnes auxquels nous a conduits l'examen- de l'œuvre
vont singulièrement faciliter notre enquête historique, ne serait-ce
qu'en délimitant exactement son objet et en déterminant à l'avance
son plan.
S'il est une conclusion qui soit revenue comme un refrain à la
fin des trois premières parties de cet ouvrage, c'a été la constata-
tion du caractère composite, mi-grec et mi-indien, de l'école du
Gandhâra : ce sont aussi les raisons historiques de ce double aspect
qu'il nous faudra d'abord rechercher ou, plus simplement, coor-
donner. Qu'on ne se méprenne pas en effet sur les intentions du
présent chapitre. 11 ne s'agit nullement pour nous de découvrir
s'il s'est produit en un temps et en un lieu, entre l'hellénisme et
l'indianisme, un contact suffisamment intime et prolongé pour être
fécond. Nous considérons que la preuve matérielle de ces relations
/lUG LHS olilGlM'S 1)K L'ÉCOLE DU tIANDIlÀin.
vient d'être ainplenieut fournie par les sculptures ijui en ont été
le plus durable i'ruit. Ne posséderions-nous aucun autre témoi-
gnage, le lieu même de leur trouvaille serait-il incertain, qu'elles
suffiraient à démontrer — point lumineux flottant dans le noir
des siècles, ou point noir errant sur le blanc des cartes — la ren-
contre des deux grandes civilisations de notre antiquité indo-euro-
péenne. Mais le cas n'est heureusement pas aussi désespéré, bien
loin de là! Nous savons en gros où la fusion s'est faite, nous savons
même à peu près quand 0 : nous n'avons qu'à en préciser dans
la mesure du possible la date et l'occasion. En d'autres termes, il
reste seulement à élucider les conditions générales qui encadrent,
situent et relient au mouvement général de la civilisation de
l'Ancien monde le fait particulier, et en soi bien établi, de l'art
indo-grec. Patiemment, pièce à pièce, à l'aide dune mosaïque de
fragments détachés, nous avons tant bien que mal construit notre
sujet : il ne s'agit plus que de lui donner un fond et une atmosphère.
Ce faisant, nous nous garderons de dévider — érudit à peu de frais
— toute 1 histoire de l'Asie antérieure aux siècles qui ont précédé
et suivi le début de notre ère. Gomme tout à l'heure nous ne pen-
sions rappeler de la mythologie du Bouddhisme ou de la biographie
du Buddha que ce qui importait à l'interprétation des monuments,
nous nous elTorcerons à présent de ne retenir, parmi les faits
d'ordre religieux, politique ou économique, que les plus significa-
tifs et ceux qui intéressent directement le développement de l'arL
Aussi bien les manuels ne man(|uent plus désormais, auxquels
renvoyer le lecteur'-). Dès que nous relevons nos yeux, jusqu'ici
obstinément penchés sur les fouilles gandhâriennes, c'est pour
nous apercevoir que notre petit enclos de spécialiste se trouve sur
l'une des grandes voies de l'histoire.
O"
'"' Cf. t. I, p. io-'ia. Oxford. 1908V — Mentionnons encore,
'"' Citons noianiineut le cleniiei' et le à la dernière heure, i'eseellent petit livre
plus commode de tous : Mncenl A. de E. J. Rapson. Aiicienl Imita (Cam-
Smith, F.arlij Ilislori/ of Indiii i-i' éd. liridjje, i()ii).
LE BOl DDIllSMK AU CANDHARA.
S 1. Le BoUDDHISiME AU GaîSDHÀRA.
A quel moment les circonsbiices histoiiques ont-elles rendu
possible et même naturelle la naissance, dans la région IVonlière
(lu Nord-Ouest de Tlnde, des hybrides créations de l'école indo-
grecque? La première préoccupation d'un Européen, devant une
pareille question, c'est (on peut le gager sans crainte) de se de-
mander comment Tinflneuce belléni(|ue a réussi à par\enir jus-
qu'aux bords de l'Indus. On nous permettra d'insister, selon notre
habitude, sur l'autre point de vue, et de l'aire observer que, pra-
tiquement, le Gandhàra nest guère moins éloigné des bouches du
Gange bouddhique que de celles de lEuphrate hellénisé. Dès
lors, les deux éléments composants de nos sculptures ont dû éga-
lement venir 1 un au-devant de lautre et parcourir en sens inverse
à peu près le même chemin. Pour rendre compte de l'apparition
des œuvres gréco-bouddhiques, il est aussi nécessaire de vérifier
la pénétration de la religion bouddhique que celle de Tai't grec
dans le pays qui devait être le théâtre de leur union; et c'est même
par là — si du moins la forme doit céder le pas au fond — qu'il
conviendra de commencer notre enquête.
La coMVEnsioN. — A 1 heure actuelle, non seulement le Gandhàra
n'est plus bouddhiste : mais il est plus qu'à moitié afghan de race
et iranien de langue, en même temps que musulman O. Au plus
haut que nous puissions remonter dans l'histoire, le pays ne faisait
même pas politiquement partie de l'Inde. Hérodote est d'accord
avec les inscriptions des Achéméuides pour incorporer les ctGan-
darioin à l'enqMre perse : peut-être y avaient-ils été annexés par
Cyrus dès le milieu du vi'' siècle avant notre ère. On conçoit aisé-
ment que ce territoire ait toujours été contesté entre les deux
<'i Cf. 1. 1,1). 11.
/i08 l,KS ()lili;i\i;s l)K l.l'COLK 1)1 (1 \,M)II \i; A.
mondes, ii'iiiiicii cl iikIkmi. \ liinixéc; (rAlcxamlic riinliis, ;issiire
Strabon, Iriir servait encore de IVoiitière. C'est Séleucos qui, après
une infructueuse tentative d'invasion, aurait cédé on 3u3 a\ant
notre ère une grande partie de TAriane au premier empereur histo-
ri([ue de Flnde, ce Candragnpta (|ue les Grecs appellent Sandra-
collosf'. Dès lors la Gandaritis lit partie des vastes possessions des
Mauryas. Peut-être fut-elle à ce moment rattacliée à Taksaçilà, la
grande et riche ville de commerce et d'études que certains témoi-
gnages placent, par une sorte de réciproque, te dans le l'oyaume
de Gandhâra'-' -n. L'humeur indépendante de ces marches lointaines
est un molif dont jouent constamment les contes. Bindusâra, le
fils et héritier de Candragupta, aurait successivement envoyé
ses deux fils, Açoka et Sushna, pour réduire des rebellions de
Taksaçilà : et Açoka à son tour — quand, selon le procédé
resté en hoimeur dans l'Inde jusqu'à la fin de la dynastie mo-
ghole, il se fut débarrassé de ses frères et emparé du trône —
aurait chargé de la môme tâche le plus aimé de ses fils. C'est
pourquoi Fa-hien a soin de noter que le Gandhâra était ttle pays
dont Dharmavarddhana, le fils d'Acoka, fut gouverneur ■». Ce
Dharmavarddhana est resté célèbre dans la légende sous le sur-
nom de l'oiseau kitndla que lui avait valu la fatale beauté de ses
yeux : aussi Hiuan-tsang est-il au fond d'accord avec son précur-
seur quand, de son côté, il attribue à Kunàla cfle gouvernement
de Taksaçilà P) T.
Que tout dans ces récits ne soit pas de pure fantaisie, nous avons
au moins une raison sérieuse de le penser. On sait que, soucieux
de faire régner l'ordre moral dans son vaste enqjire, Açoka a pris
soin d'afficher un peu partout, gravées sur des parois de rocher
assez grossièrement épannelées ou sur des piliers merveilleusement
''' Cf. BoiciiiÎ-Leclercq, liisloirc îles ^ tnid. dunsl}Ln\oi:i, /»/)W((f(iu)i, p. 862,
Séleucides (Paris, 1918), ji. ag. 363 et io5). — Fa-hien, ch. x; Hikan-
"' JdiaJîu . n° ii'}i el piissim. tsang, Biiddhist Becords of ihe ]] cstern
Divynviiddim, p. 871, 872 cl 607 World, I, p. 189 et suiv.
LE lîOUDDHlSME AU GAN1)1I\R\. '.09
polis, des piocKiniatioiis où il recominandail à ses peuples la pra-
tique de la vertu. Or deux de ces inscriptions ont justement été
retrouvées, l'une au cœur même du Gandliâra, près du village
actuel de Shàhbàz-Garlu (le Po-lou-clia des pèlerins chinois), et
l'autre dans son voisinage immédiat, mais sur la rive opposée de
rindus, à Mansehra, un peu au Nord de Taxile. Ces deux authen-
tiques épaves des curieux Imds sur pierre du royal prédicant pré-
sentent un caractère commun et qui sulTit à les distinguer de toutes
celles qui ont survécu par ailleurs dans le reste de l'Inde, des
sources du Gange au Maison r et du Goujerate à l'Orissa : elles sont
les seules à être écrites de droite à gauciie et à employer, au lieu
de la hrâhmi indienne, une variété de l'alphabet araméen, connue
sous la dénomination quelque peu conventionnelle de kharosthi,
et apparemment introduite dans les provinces riveraines de
l'indus, au temps de la domination achéménide, par les scribes
à la solde des satrapes perses^. Le détail esta retenir: peut-être
n'est-il pas non plus indifférent de faire une autre remarque. Ces
deux inscriptions s'accordent à mettre eu vedette, la première
en lui attribuant un Idoc spécial, la seconde en lui alniiidonnant
toute une face du rociier, le douzième des treize ou quatorze
édits, celui justement qui recommande aux sectes une récipro(jue
tolérance (-'. Cette précaution s'accoiderait bien avec le fait que
la région venait seulement de s'ouvrir à la propagation de la foi
bouddhique.
S'il ne subsiste aucune incertitude sur le statut politique de
l'Inde du Nord-Ouest pendant la première moitié du m'' siècle, il
est en revanche fort douteux que la Bonne Loi y eût déjà pénétré.
On n'entrevoit pas, à travers les récits des historiens d'Alexandre,
que celui-ci ait rencontré dans le Penjâb de véritables hhiksii. De
'■' Celle llléorie , due à M. Clerraont- Surveij oj India, Ann. Rep. ujt'i-iô,
Ganneau , a éld récemmeufconfinnée par p. 20 ).
la (]i''cotiverle à Talisaçilà (l'un fiagmeiit '■' Cf. Epigr. Indira, 11, p. '1/17, et
(J iiiscii|itioii araiiiéeiiue [Arcliœiiloylcdt Ind. AiUiij., \l\, 1910, p. 43.
410 LES ORIGINES DE L'ÉCULE UL GANDHÀBA.
leur côté les historiens du Bouddhisme se résignent à admettre
que, pendant les deux siècles qui suivirent le Nirvana, la conimu-
nanlé resta confinée dans le bassin moyen et inférieur du Gange,
plus occupée, semblc-t-il, de ses divisions intestines que sou-
cieuse de propagande ('). Ge serait le zèle impérial d'Açoka (jui
l'aurait définitivement lancée à la conquête de Tliide. On sait
en clïet comment la manie réi'ormatrice du souverain, apiès
s'être d'abord contentée de prêcher une sorte de morale neutre à
l'usage commun de tous les honnêtes gens et de prescrirai des
mesures philanthropiques d'une portée générale, prit avec les an-
nées une allure de plus en plus confessionnelle et sectaire,
et aurait même fini par tourner à l'inquisition. Le résultat le
plus connu, comme le plus elficace, de cette tendance nouvelle
lut l'envoi, hautement proclamé dans le XIII" édit sur roc, de
missionnaires bouddhiques, tant au dedans de la péninsule qu'au
dehors. Or pour Açoka, si l'on en juge par les termes de son
V*^ édit, les Gaiidhàras étaient encore à évangéliser au même
titre que les Yavanas, les kambojas et les autres nations-fron-
tières. Qu'ils l'aient été sous son règne même par l'apôtre Ma-
dhyânlika, du même coup que le Kaçmîr et à la même époque
que Geylan, cette tradition, telle qu'elle nous a été transmise par
les chroniques singhalaises, est en soi des plus vraisenddables.
Elle gagne encore en autorité quand on s'aperçoit que les témoi-
gnages tibétains et chinois sont en définitive d'accord avec elle'-':
car s'ils ont imaginé de faire de Madhyàntika un disciple d'Ananda,
cela ne les empêche nullement de le placer a cent ans après le
Nirvana n, c'est-à-dire, dans leur système chronologique, au temps
même d'Açoka.
''' Cf. Kern, Maniial. p. iilj. portés par Hiuan-tsang. Buddhist Records
(^' Telle est aussi l'opinion lie M. IvERN, 0/ ihe \]estc\-ii U orld . 1, p. i/if) et
Histoire du Houddhismu dans l'Inde, H, TâranÂtha, p. 12. placent le l'ait eiii-
p. 204-265. — Cf. RocKiiiir. , The Life quante ans pins tôt afin de iliminner
of llie Biiddliii iind tlip earli/ lii.tlorii of liis d'autant rinlervalle qui le séparait du
Order, p. 1G6 et suiv.; les récits rap- Nii'vâija.
LE BOUDDHISME AU GANDHÂRA. 411
Nous ne risquons donc pas de nous ti'omper beaucoup en assi-
gnant les débuts de la conversion de IV Inde du Nord n au milieu
du ni" siècle avant J.-G. : a Depuis cette époque jusqu'à nos jours,
pouvait-on écrire an v^ siècle de notre ère, le Kaçniîr et le Gan-
dhàra resplendissent de robes jaunes et sont par-dessus tout dévots
aux trois joyaux (•'.Il Les relations des pèlerins chinois nous con-
firment l'une après l'autre cette antique prospérité de la Bonne Loi,
encore llorissante pour Fa-hien (v*^ siècle), déjà chancelante pour
Song Yun (vi* siècle), presque passée à l'état de souvenir pour
Hiuan-tsang (vn^ siècle), quelque peu restaurée lors de la venue
de Wou-k'ong (vni'= siècle) : car (il est bon de le spécifier dès à
présent) le Gandhâra, sitôt converti, allait rester jusqu'à l'invasion
des Musulmans l'une des terres d'élection du Bouddhisme. A ces
témoignages tardifs nous pouvons ajouter celui, plus ancien, d'Açva-
ghosa'-'. En ce qui concerne l'époque même de nos sculptures,
nous n'avons qu'à nous en fier à nos propres yeux. Assurément
nous ne prétendons pas retrouver sur nos monuments des tableaux
d'histoire représentant le triomphe local de la Bonne Loi, ni voir,
par exemple, avec Cunniiighnm, dans la scène où nous avons
appiis à l'econnaitie rextinction du bûcher du Bienheureux
(fig. 290 a, 298 h, 299 rt), "Aa victoire du Bouddhisme sur le
culte du feu(-^)r. Mais pour nous en tenir aux plus prudentes géné-
ralités, dès l'Introduction de cet ouvrage, nous n'avons su ce qu'il
fallait admirer le plus, de la multitude des ruines ou de la profusion
des sculptures qui les décoraient'''. Que cette double constatation
sulfise à attester le grand et durable succès de la doctrine au Gan-
dhâra, nul n'en disconviendra sans doute. 11 est vrai que, récipro-
quement, le nombre et la richesse de ces fondations religieuses
seraient inexplicables sans une exceptionnelle lloraison de dévotion :
'■' j1/rt/irtï'«Hisn, XII, 28; riutroiliu-tiou ''' Sùtnilaiikdra, trad. Ed. Huber,
de la S(imanla-i>(is(idikd de Buddliaghosa |). 8. Cf. plus bas, p. il 8.
i^Vinaya Pitakam, éd. H. Oldenbero, '^' Paiijnb Gaiette, Suppl., a'i juil-
III, p. .3i5-3iG) s'exprime à peu près lel 187.3, p. 636.
dans les mêmes termes. '"' T. I , p. 1 1 et a 1 .
'il2 LES ORKMNES DE L'ÉCOLE DU GANDIliin.
cl, ainsi Ton lùiiira j)as été f'àclié, IVit-ce même en devançant nn
pou les temjJH. d'entendre confirmer celle-ci d'autre source.
(Juand enfin ces confirmations nous apporteiil en plus des préci-
sions, et (ju'elles nous apprennent, par exemple, (jue la secte
anciennement dominanle au Gandhàra était celle des Sarvasti-
vadinst'', elles n'en sont que davantage les bienvenues : car elles
achèvent de nous rassurer sur le choix des textes que nous avons
pris pour guides en même temps qu'elles justifient tout le parti
que nous en avons tiré. Peut-être même quand, grâce aux
sinologues, nous serons devenus plus familiers avec les idées et
les usages de cette secte, reconnaîtrons -nous à plus d'un trait
précis sa marque particulière empreinte sur nos sculptures. Déjà
nous avons eu l'imjjression que le rùle considérable attribué à
Vajrapàni par les bas-reliefs gandhàriens n'était pas sans rapport
avec sa popularité locale'^'. Il semble également qu'un détail
constant des images du Buddha copie une pratique spéciale aux
Sarvâstivàdins. Si Ton en croit le témoignage (il est vrai bien
tardif) de \i-tsing, ceux-ci étaient les seuls, parmi les quatre
grandes écoles primitives, qui eussent coutume de couper droit le
bord inférieur de leur vêtement de dessous : or telle est aussi,
comme nous l'avons vu('', la mode adoptée par les statues indo-
grecques du Bienheureux et propagée avec elles dans le reste du
monde bouddhique.
L'acclimatation des légendes. — Un autre fait, des plus signifi-
catifs, que nos sources nous révèlent, c'est que les missionnaires
bouddhiques n'ont pas seulement importé au Gandhàra des idées
et des pratiques pieuses : ils ont encore réussi à y acclimater des
''' Cf. t. II, p. 876. encore, avec ce dernier, attribuer aux
''' Cf. t. H, p. 62. Sarvàstivâflins l'habitude de se draper à
''' Voir t. il, p. 3ii, et Yi-tsing, larges plis, et les amples draperies de
A Record of ihe Biiddhisl religion, p. 6 la snitghnti gandliàrieune jjroct^deraienl-
et 7; cf. A. BiBTii, dans Journal des elles pour une part de l'observation di-
Savanls, sept. 1898, p. 523. — Faut-il recte des moines indigènes?
LE BOUDDHISME AU GANDHÀRA. 413
léjjeiides el à y créer des pèlerinages. Nous avons déjà dit comment
les voyageurs chinois y avaient trouvé transplantés quantité de
contes édifiants évidemment originaires de l'Inde centrale O.
Quelques-uns visent des interventions du Maître en personne :
d'après les moines du cru ce n'était plus près de Ràjagiiha, c'était
à une étape au nord de Puskaràvatî — là même où les vestiges de
celte superstition subsistent encore aujourd'hui''^' — que le Bien-
heureux avait converti la terrible ogresse de la variole. Il seniljle
d'ailleurs que ces tournées (fût-ce par la voie des airs!) du Biiddha
dans l'Inde du Nord-Ouest, si loin du théâtre ordinaire de ses
prédications et de ses miracles, cadraient trop mal avec les données
connues de sa biographie pour rencontrer dès l'abord beaucoup
de créance. On se rabattit de préférence sur les innombrables
vies antérieures au cours desquelles il avait mis le comble à
toutes les perfections. C'est ainsi que les résidants des divers cou-
vents voisins de Sliàhbàz-Garhî s'étaient partagé, en les adaptant
fort heureusement aux accidents pittoresques du paysage, les
divers épisodes du roman de Viçvantara, ce monomane de la
charité : le tour avait même été si élégamment joué que Song
\un applique de bonne foi au site gandbàrien les descriptions des
saintes écritures'^). D'autres monastères s'étaient pour ainsi dire
spécialisés, soit dans la louchante histoire du jeune ascète Çyàma,
seul soutien de ses parents aveugles''', soit dans la galante aven-
ture du n'si Kkaçrifiga, que les séductions d'une courtisane rédui-
''' T. I, |i. lu. Il laul |ieiil-èUe faiie
exception pour la frsoiimission d'Apalàla-
cjui dut t'tre créée sur place (t. I, p. 5/i/i
et suiv. ) et n'est d'ailleurs que le démar-
([uage d'une légende bjinale. Cf. J. A..
nov.-déc. 191 'i , ]). 5 12.
•'' T. II, p. 1.34. — Signalons (ju'ou
a également relevé au (îandliàra ou dans
son voisinage immédiat de cuiieuses sur-
vivances de traditions ljouddlii(|ues, pen-
dant oral ou littéraire des ruines de
pierre, telles que la renconire du Bodlii-
sallva et du cadavre (.So/hc curmil l'iixliiit
Fulk-slorks, dans les Mcmoirs de la S. k.
du Bengale, VIII, p. 397) ou le sacrifice
de sa chair par le roi des Ç.ibis (1/«h,
Xni,n°2,rév. igi.'i,p. 18-19).
•'' T. I, p. 283 et suiv. — Song Yun,
trad. Ed. Chavannes, dans le Bulktin de
l'r.cole française d'Eœlrème-iJrient, III,
1903, p. 4i3.
'*' T. I, p. 279 et suiv.
',!', LES OlilCINKS I)K L'I'COLE DU C.ANDHARA.
sirent au rôle de bêle de somme ('': toutes deux avaient été égale-
iiR'iil transportées, par l'opération magique de la foi, des pentes
haditionnelles de l'Himalaya central jusqu'au pied des collines du
Nord-Ouest. Il serait inutile de multiplier les exemples, d'autant
que tous ces curieux transferts nous sont déjà connus : mais
peut-être en saisissons-nous mieux à présent la portée, et pouvons-
nous en tenter l'explication (pi'au début nous nous étions bornés
à promettre.
La première qui se présente à l'esprit est d'incriminer l'astuce
des moines, toujours prêts à spéculer sur la superstition populaire.
Mais cette raison à la Voltaire ne sufTit plus, depuis qu'on s'est
aperçu que les faits sociaux ne sont pas susceptibles d'une explica-
tion aussi simpliste. La mendiante rapacité de la communauté est
une cliose, et la crédulité complice des fidèles en est une autre :
nous avons autant besoin de celle-ci que de celle-là pour justifier
non seulement l'idée, mais encore le succès de l'opération. Cela
donne à penser qu'elle ne fut pas le résultat d'une escroquerie
ouverte. Remarquez d'ailleurs qu'à moins d'admettre une mise
générale à l'encan des jdtaka et leur marchandage entre les monas-
tères de la contrée, aucune explication de cet ordre ne pourrait
rendre compte de l'installation de telle ou telle légende en tel lieu
plutôt (pi'en tel autre. A fait particulier il faut une cause spéciale :
en voici une que suggère l'étude des monuments figurés. Le pis
qu'il faille admettre comme point de départ de la théorie, c'est
que les choses se soient passées le plus naturellement du monde.
Le pays se convertit, les couvents s'élèvent près de toutes les grosses
bourgades, des donateurs chargent des artistes de les décorer,
ceux-ci empruntent leurs sujets à la légende bouddhique : tout cela
va de ci''e. Imaginez à présent que tel tableau ou telle sculpture
soit un chef-d'œuvre particulièrement réussi et devienne l'orgueil
et le joyau de la galerie d'art religieux qu'était chaque monastère :
<'> T. II, p. 269.
LE BOUDDHISME AU GANDHÂRA. MS
011 conçoit qu'il conslituo en même temps comme le noyau d'une
cristallisation locale de la légende. C'est d'abord le site qui tirera
son nom du titre de cette œuvre d'art, en attendant que la h'-gende,
sujet de cette dernière, soit censée avoir eu pour théâtre le site'''.
Notez qu'en l'espèce il ne s'agit presque exclusivement que d'inci-
dents des vies antérieures du Maître, dont personne (et pour cause)
ne savait au juste oij ils s'étaient passés. Comptez enfin et surtout
sur l'ignorance crasse et la soif d'édification des envahisseurs bar-
bares, sinon des moines eux-mêmes, pour mettre le sceau définitif
à une transplantation qui flattait à ce point leur amour-propre.
Rien n'empêche par ailleurs d'admettre qu'on ait encore renchéri
dans la suite sur l'identification convenue, soit en soulignant à
j)laisir les détails topographif|ues, soit en développant intentionnelle-
ment dans le même sens la décoration du sanctuaire. Mais pour
déclancher le mécanisme de ces acclimatations, nous ne voyons pas
pour l'instant de prétexte plus plausible à proposer que le prestige
établi d'une image. Et que tout dans cette théorie ne soit pas pure-
ment chimérique, nous en possédons au moins un indice. C'est un
fait historique qu'un tableau célèbre, représentant la sublime et
cruelle charité de Yiçvantara , se trouvait dans un couvent voisin
de Shàhbàz-Garhif'-'. Deux alternatives s'oflVent : ou bien il a été
peint tout exprès pour justifier après coup la localisation de la
légende en cet endroit, et, en ce cas, cette localisation môme
demeure inexpliquée; ou, au contraire, il a été exécuté sans inten-
tion préconçue, parce qu'il fallait bien peindre quelque chose
d'édifiant, et c'est la renommée du tableau qui a favorisé l'identifi-
cation du couvent avec le site de la légende. Dans cette hypothèse,
non seulement cette identification devient intelligible, mais le cboix
même par l'artiste d'un sujet courant du répertoire ne réclame de
'"' Ncpounaitontroiiveiuii fonilcniPiit •■' Cf. l. II, p. 'loa.tl va dr soi ijuc ce
analogiieà la tians|ilaiilation(lf]>liisfriiiie tableau peut avoir rcni[)laci' une repré-
légpnrle cliiélienne, par ex. au curieux sentatiou plus ancienne delà même scène:
transfert d(> Lazare de Béllianie et des mais alor-: notre raisonnement vaudrait
Saintes Maries, de Palestine en l'i-ovence? pour celle-ci.
'lie. LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
son côté aucune justification. En d'autres termes, des deux explica-
tions possibles, la premièi-e reste boiteuse et la deuxième retombe
sur ses pieds : que le lecteui' choisisse.
La seconde terre sainte. — Quoiqu'il advienne de cette théorie,
le fait subsiste que le Bouddinsme ne s'est pas répandu au Gan-
dliàra de façon purement superficielle : il s'est véritablement mêlé
à la vie et comme enraciné au sol. Dès avant l'arrivée de Fa-hien ,
cette implantation s'est déjà organisée et comme hiérarchisée. Or,
nous croyons voir comment et pourquoi : car le sentiment qui
présida à cette systématisation est assez clair, et nullement périmé.
Le grand souci des bralimanes actuels du Raçnilr est de retrouver
dans leur vallée natale comme un raccourci de l'Inde religieuse,
avec ses villes saintes et ses fleuves sacrés; leur orgueil est d'y
montrer au voyageur comme le et reflet dans un miroim-de Bénarès,
de Prayiîg (Allahabàd) ou du Gange. Pour exprimer cette ff contre-
image w fidèle, ils emploient le mot de prali-bimba, le même qui leur
sert à désigner une photographie. C'est exactement ainsi que jadis
les hhiksu du Gandhâra voulurent avoir chez eux le pendant, la
contre-partie bouddhique de l'Inde centrale. Or, la gloire et l'attrait
dn Madhyadêça consistaient avant tout dans les quatre grands pèle-
linages que l'on sait'''. Voici donc qu'à présent l'Uttarapâtha se
glorifie à son tour de posséder «quatre grands slûpa-n — consacrés,
il est vrai, à commémorer des miracles du Bodhisattva et non plus
du Buddha, mais enfin bâtis aux quatre places où l'être sublime
avait jadis fait don, d'existence en existence, de ses yeux, de sa
tête, de sa chair et de son corps. Si à la vertu magique de ce chifl're
traditionnel on ajoute quantité d'autres lieux édifiants, de saintes
reliques et de monuments au loin renommés pour leur taille et
leur beauté, on conçoit que plus d'un pèlerin (à commencer par
Song Yun et ses compagnons) se soit contenté de visiter les attrac-
"> Cf. I. ]. n. /m.
LE BOUDDHISME AU GANDIIARA. 417
lions de l'Inde du Nord, sans éprouver le besoin de pousser jusqu'au
bassin du Gange. Or sur ces quatre grands sanctuaires en vogue
— car il est une mode pour les places saintes comme pour les
villes d'eau — le premier se trouvait à Puskaràvatî, en plein Gan-
dliàra, et les trois autres sur sa frontière ou dans son voisinage
immédiat''). Avec ffla plus haute pagode du mondes, bâtie par
Kaniska près de Pêshawar, avec ses tt milieu ou tr quinze cents n
couvents aussi décorés par l'art que consacrés par la légende, avec
les précieuses reliques du Maître qu'il se vantait de posséder ('-', le
pays avait évidemmont fini par se donner des airs d'un petit Magadha
septentiional. M. Ed. Cliavannes la quebjiie part appelé, avec
grande raison, "la terre sainte de l'Inde du Nord'^- n. Nous pensons
qu'on peut aller encore plus loin, et qu'il n'y aurait aucune exagé-
ration à dire qu'il était devenu, et qu'il est resté jusqu'au v*" siècle
la seconde terre sainte du Bouddhisme indien ("'.
Le filou historique que nous suivons — et que nous croyons
devoir suivre dès à présent jusqu'au bout — est encore loin d'être
épuisé. 11 nous apparaît vite que la sainteté du pays avait fini par
rejaillir sur les habitants: bien entendu nous parlons toujours au
point de vue bouddhique. On sait en quelle médiocre estime l'Inde
en général et les gardiens attitrés de son orthodoxie en particulier,
dans leur sainte horreur du mélange des castes et des races.
''1 Aux références (l«jà floiinées (t. I,
p. 8) il faut ajouter que Sir Aurel Stein
[Report of Archœol. Surveij Worh on tlie
Noiih-Wesl Fronlier Province and lielit-
clmlnn for the ijear igoi-5, Pèsliawar,
igoS) a depuis retrouvé sur le Maliàlian
le stùpa du don du corps à la tigresse —
ou du moins celui qui a été montré pour
tel à Hiuan-lsang. Si le texte de Fa-hien
est exact, celui-ci ne l'aurait rencontré
qu'à deux jours de marche dans l'Est de
Taksaçilà, c'est-à-dire à Mànikyiîla. Dans
l'intervalle des deu\ voyages et à la suite
des terribles bouleversements causés par
les Huns, la légende se serait-elle ainsi
repliée sur le Gandliàra, comme la vie se
retire vers le cœur?
''; Cf. t. I,p. 59Û.
''' Éd. Chavannes, Les voyageurs chinois
(oxirail des Guides Madrolle, Chine du
Sudj^f. 7 du tirage à [lart. — Cf. encore
ce qui est dit plus bas, p. 6.37, h propos
de Daclres.
'*' En d'autres termes, cela est vrai
jusque pour Fa-hien; avec Hiuan-tsang,
les temps sont bien changés, et les deux
terres saintes seraient le Magadlia et le
Màlva.
r,t\niiAnA. - ii.
^18 LES OHKUNKS 1)K L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
lenaieni les pays IVontières"'. I.o mépris des brahmanes n'épar-
gnait même pas leurs conjji'-nrres : rappelons-nous avec quelle
désinvollure le Mdhâbhdrala et la Ràjittami'tgini ^-'' parlent de ceux
du Gandhàra ! 11 faut lire, au contraire, quelle considération Acva-
ghosa, bien que lui-même originaire de l'Inde gangétiquef-*', afliche
pour les gens du haut-pays. Ce n'est qu'un jeu pour un simple
marchand du Gandhàra, appelé à Mathurâ par ses aflaires, de
réduire au silence et même de convertir des brahmanes de l'endroit.
L'admiration de ces derniers, d'autant plus flatteuse qu'elle est
mise dans la bouche d'opiniâtres adversaires, sétaie sur un calem-
bour étymologique dans le goiit indien ('h «Savoir supporter cette
terre, — voilà ce qui s'appelle un vrai héros; — le plus illustre
parmi les héros — est vraiment l'homme du Gandhàra. n Bien prit
sans doute à la gloire de Kaniska qu'il ait compté un pareil pays
parmi ses domaines, .lusqne dans la fabrication de son cycle légen-
daire nous retrouvons, plus active que jamais, cette manie de tout
faire à l'instar du Madliyadêça, que nous avons déjà vue à l'œuvre
dans la dédication des monuments. L'Inde centrale avait eu son
grand empereur bouddhique en la personne d'Açoka : il fallait que
l'Inde du Nord eût aussi le sien, dùt-elle se contenter d'un bar-
bare. Après tout, linstinct de l'Eglise ne se trompait pas absolu-
ment : il y avait bien au fond un rapport des plus intéressants
pour elle entre l'homme (jiii lui avait livré l'Inde et celui qui lui
avait ouvert la Haute-Asie. Qu'ils l'aient voulu ou non, tous deux
ont été à leur heure les |)rincipaux artisans de cette prodigieuse
transformation qui, d'une obscure secte indienne, perdue entre
bien d'autres et déjà toute travaillée de schismes, fit l'une des
''' L'aveu, en ce qui concerne rUdyâiia , ''' Cf. S. Lkvi, /Içtv/g-Au.svi, dans ./. {.,
iimitroplie au nord du Gandhàra, se ren- juillet-aoûl i 908, p. 68-6().
contre en toutes lettres dans HinAN-TSANG. ''' Gàm dliàrajati, iti Gàndliàrali. Cf.
liuddimt Records of the Western World, Sùtràhiiihira , trad. Ed. Hibkr.J). 8, et
1, p. 1 33. l']d.ClIAV\NNES,ClH'/fPH(SCO/lMf . I, p. ■>86 :
'"' Miilwhhdrald , kurim-pitrian, ndli. rrDans tout l'intérieur de ce royaume, il
Ml . in fine et Ràjataraiigiin, 1 , Soy. n'v a (pie des hommes supérieurs . . t
LE BOUDDIIISMI-; Al GANDFIÀRA. /il'J
grandes religions de l'humanité. Mais un lien de correspondance
aussi vague ne saurait sufTire entre les deux puissants patrons de
la Bonne Loi. Quel que soit réclectisme dont fassent preuve les
monnaies de Kaniska, la tradition bouddliique s'empare de lui tout
entier et bâtit sa légende sur celle de son prototype indien. Pour
ne relever que les ressemblances capitales, de tous deux le Buddlia
a propliétisé ravènement; tous deux ne se convertissent qu'après
s'être signalés par d'excessives cruautés et des guerres elFroyable-
ment calamileuses; tous deux, aussitôt après leur conversion, s'em-
pressent d'en éterniser le souvenir par des fondations magnifiques ;
tous deux réunissent en concile les Pères de l'Eglise de leur temps,
afin de fixer l'orthodoxie; et néanmoins tous deux ont une triste
finC. On ne peut se défendre de l'impression que les moines du
Nord-Ouest se soient forgé un Kaniska à l'image d'Açoka, dans le
même temps où ils achevaient de faire de leur pays le reflet de
l'Inde centrale.
Ainsi tous les témoignages s'accordent pour attester l'extra-
ordinaire prospérité du Bouddhisme au Gandhâra : la question se
pose même de savoir s'il ne conviendrait pas de dire sa complète
prédominance. Il ne faudrait rien moins, semble-t-il, pour rendre
compte du fait brutal que, parmi tant de restes de couvents,
l'on n'ait pas encore découvert les ruines du moindre temple
brahmanique; et quant aux images des dieux, on n'en rencontre
guère que dans la mesure où les monastères accueillaient les
représentants des croyances populaires communes à tous les
Hindous. Le caractère ouvert et tolérant des disci])les du j\Iaître(-'
se piêtait évidemment mieux que l'orgueil exclusif des brahmanes
<'' Sur les misères flu vieil Açoka, d.ins ,/. A., nov.-déc. i8r)(j, p. 48;^).
loml)é en enfance, voir Dii^ydixidrinn , *' Nous en avons fléjà louché un mot
p. /i3o et suiv. (trad. Bdrnouf, Introd., 1 1. i. p. afi/i) et nous aurons encore i'oc-
p. .'197 et suiv.); quant à Kaniska, sou casiou d'y revenir plus l)as (p. i56). — •
iMilourage l'aurait ëloull'é sous des couver- Voir égalcnieut (p. doy) les remarques
tares [S. Lévt, Notes SKI- lea Indo-Srijtlics, laites à propos de Maihuià.
27.
/i20 LES olilC.INES DE L'ÉCOLK DU GANDiniW.
à l'adoption des modes étrangères: mais il ne faut pas s'exagérer
la valeur de cet argument, (jui d'ailleurs ne s'ap]iliquerait plus
à des moines jainas; et, on tout état de cause, les dispositions
accueillantes des bhiksu ne suffiraient pas à expliquer qu'ils
aient complètement accaparé l'art grec. Certes — nous n'hésitons
pas à le répéter une fois de plus — nous sommes loin de croire
que le sol du Gandhara nous ait livré tous ses secrets; et ainsi
tout espoir n'est pas perdu de retrouver, selon le vœu le plus
cher du regretté Bùhler, parmi les créent temples hérétiques n
dont Hiuan-tsang avoue l'existence, un ancien sanctuaire brah-
manique, voire même quelque stupa jaina, si tant est que les
Jainas soient montés si haut : mais il faut avouer que jusqu'ici
les fouilles ont créé une écrasante présomption en faveur du
quasi-monopole de leurs rivaux. Est-ce à dire que nous nous rallions
sans réserve à la théorie fort répandue qui admet une période
bouddliique dans l'histoire de l'Inde ? Cette façon de parler ne
nous paraît au contraire reposer que sur une illusion, d'ailleurs
bien naturelle de la part de spécialistes enivrés de la lecture des
textes canoniques. A notre avis, le ])lus (ju'il soit permis de dire en
ce sens, c'est simplement que le Bouddhisme a régné un instant
en la personne d'Açoka, son Constantin, de Kaniska, son Clovis,
et de Harsa Çîlàditya, son saint Louis, sur une partie de la pénin-
sule. La conception d'une liégémonie durable de la Bonne Loi,
s'étendant au Jambudvîpa tout entier et accom[)agné<! d'une éclipse
qiuisi totale de toute autre doctrine, tant brahmanique que
çramanique, nous paraît historiquement insoutenable. Nous n'ose-
rions même pas avancer qu'elle ait jamais été réalisée dans ce
pays, le moins indien de l'Inde, <|u'a toujours été le Gandhara.
Disons simplement que nulle part l'impossible miracle de cette
unification religieuse n'a été un instant plus près de s'accomplir.
Telle serait du moins l'explication la plus pleinement satisfaisante
dn fait — provisoirement indéniable — que la communauté du
Bnddha ait été, de toutes les sectes indienues, la seule à mettre
L'HELLENISME AL C.AMJHVIM. 'i:>l
aussi largement à piofit ravèiieiiient de l'art lielléiiifiue sur la
frontière du Nord-Ouest.
§ II. L'Hei.lkniSiMe au GandhÂra.
Au début même des rapports Iiistoriques de l'Inde avec l'Occi-
dent, nons trouvons un Grec, on plutôt un Ionien [Yavana) : car tel
est le nom que les Indiens avaient appris des interprètes perses,
les mêmes qui enseignèrent aux Grecs à prononcer IvSoi le nom
des riverains du Sindhu (Indus). Nous voulons parler de ce Skylax,
originaire de Kai'ianda en Carie, que Darius, (ils d'IIvstaspe, char-
gea, vers la fin du vi'' siècle, de reconnaître le cours de l'Indus —
apparemment alors aussi mal connu que l'était, il n'y a pas si long-
lemps. celui du Mékiiong. Ce fut à l'endroit où le fleuve sort des
iniintagnes et devient navigable, c'est-à-dire au Gandliàra, que
Sk\lax équipa sa flotte. L'exploration réussit et ne fut, tomme il
est souvent arrivé depuis, que le prélude de l'annexion à l'empire
])erse de la province actuelle du Sind. Uappellerons-uous avec
Hérodote la présence d'archers agandhàriensii et tr indiens x. d'ail-
leurs excellents, dans l'immense armée de Xerxès ? Mais combien
revinrent de l'expédition, et qu'en purent -ils rapporter qui nous
intéresse? La mort du Buddlia. si elle est bien survenue vers le
même temps que la bataille de Platées (^79), paraît avoir causé
dans le bassin du Gange plus de sensation que le grand conflit des
guerres médiques. Que d'ailleurs, dans son splendide isolement,
l'Inde fut encore vers l'an 600 la même terra incofrnita que le centre
de l'Afrique au commencement du siècle dernier, c'est ce que
prouve le tissu de fables que Klésias de Cnide (encore un Grec
d'Asie Mineure) s'amusa à recueillir sur son compte, en qualité
de médecin de Darius II et d'Artaxerxès Mnémon. Si lointaine et
fabuleuse qu'elle fut, elle ne pouvait demeurer longtemps à l'abi'i
de l'esprit d'entreprise des Européens. Il était rés(M'\é à la main
!t±2 I.KS oliiC.IM'S l)K I.KCOl.K T)\> (', \M)n\n\.
d'Alexandre, au cours de son épi(|ue expédition, de déchirer brus-
quement le voile derrière le(]uel, telle une femme de bonne caste,
elle se tenait cacliée.
Alexandre. — C'est, on le sait, à la fin du printemps de l'an
327, dès que la l'onte des neiges eut rouvert les passes, qu'après
avoir achevé de subjuguer la Baciriane, Alexandre fit traverser à
sou armée la cliahie de l'Hindou-koush, le Paropamise des Perses,
le Caucase des Grecs, ce rempart naturel, mais nullement infran-
chissable, de l'fnde. Il s'engageait ainsi sur l'éternelle voie des
envahisseurs venus d'Occident, le long de la rivière de Kaboul,
que les Indiens appelaient en sanskrit la kubhà et qui est devenue
en grec le Kôphès ou Kophên. Un préjugé communément répandu
sur la frontière anglo-afghane veut qu'il soit entré au Gandhàra
par la passe bien connue du Khaiber. Eu fait, dès Jellalabàd, il
avait (juilté la route actuelle et, afin de réduire les bellicjueuses
tribus de la montagne, pris au Nord par les vallées du Kounàr, du
Bajaur, du Swàt et du BounèrW. Ce fut une campagne extrêmement
pénible, à raison de la dilliculté du terrain, des écarts du climat
et de la ténacité des habitants. Alexandre lui-même fut blessé par
deux fois, et la vengeresse colère de ses soldats fit durement
expier à leurs ennemis cet excès d'adresse. La seule relâche fut
dans la prétendue retrouvaille à Nysa, au creux d'un de ces frais
vallons himàlayens oii semblent encore au voyageur s'être réfugiés
avec les bergers tous les dieux de l'Arcadie, de gens soi-disant
apparentés aux Grecs et dévots à Dionysos: la preuve bien évidente
en était que le lierre et la vigne poussaient naturellement dans
leur pays, ainsi qu'ils font en effet, à partir d'une certaine altitude,
depuis Kaboul jusqu'au Kaçmîr. D'autre part, l'épisode guerrier le
plus célèbre, mais non pas le plus sanglant, fut la prise d'assaut
de la fameuse citadelle d'Aornos, dont le site n'a pu être encore
<'' On se souvient que ces trois deruières vallées constituaieat justement l'Uilyàna
cf. I.I,,,. ,9).
L'IIEM.I-MSMK \i; CWDIllnA. 'lâ."]
ideiilifié ' . Alexandre rejoignit eiillii sur les l)ords de llndus le
corps d'armée qui, sons le commandemenl d'Héphestion et de
Perdiccas, s'était pendant ce temps emparé de Peukélaôtis (Pus-
karâvatî = Cl]àrsadda) et de la plaine gandliàrienne. Ses troupes
réunies campèrent sans doute en amont d'Attock, à la place tra-
ditionnelle du gué d'hiver et du bac d'été, près de cette bour-
gade d'Udabbànda, aujourd'hui Und, que ses habitants actuels
continuent à appeler rrla porte de l'Inde n.
L'alliance avec Oni])l)is(Ambhi?), le raja de Taksaçilà, lui faci-
lita le passage du fleuve en février 896. Nous ne le suivrons pas
plus avant dans sa marche à travers le Penjàb ou Pentopotamie.
Des rrcinq rivières-^, la traversée de la première seule, l'Hydaspe
(^Vitasld, aujourd'hui encore Vihal au Kaçnifr et, dans la plaine,
Jhilam), lui fut disputée, et non sans vaillance, par Porus (Puru).
Pourtant, il ne dépassa pas la quatrième. l'Hyphase (^Vipdçd, Bias) :
son armée épuisée refusa de pousser plus loin l'aventure. La ter-
rible clialeur d'un printemps de Laliore est bien faite à présent
pour qu'on admire la folie du soi-disant fils de Zens s'engageant,
aux mois les plus brûlants de l'année, dans ces plaines lorrides; et
naguère, dès notre première expérience d'un ouragan de sable, à
voir le vent charrier devant lui des nuages de poussière embrasée
et suflocante , assez opaques pour obscurcir complètement le ciel,
nous avons tout de suite cru comprendre pourquoi les soldats
d'Alexandre ne voulurent pas le suivre plus avant. Depuis, nous en
sommes venu à penser que le grand conquérant n'aurait tout de
même pu pousser la présomption, ni ses troupes l'endurance, jus-
qu'à tenir la campagne dans les conditions actuelles du terrain et
du climat. Si l'on se rappelle les descriptions que les textes védiques
nous donnent de ce pays de pâturages, abondamment arrosé par
l'eau du ciel et celle de ses rivières, on iie peut s'empêcher de sup-
''' Duuioiiis Sir AurelSrEiN n-t-il de- p. '117, 11. ij, comme uous l'jivious in-
monlré qu'il fallait renoncer à la localiser scril avec un point d'interrogation sur la
sur iemont Mahàban(cf. ci-dessus, I. H, carlo (|ui accompagne le t. 1.
/i24 LKS OlilCINKS l)K L'KCOl.E DU GANDIlillA.
poser que le bassin de lliidus a dû participer à ce mouvement
géntM'al de dessi(;cation qui, depuis les temps histonques, affecte
visiblement toute l'Asie centrale C. Certes, cette évolution est,
comme toujours, sujette à des retours rythmés: mais elle n'en con-
tinnc pas moins à s'affirmer lentement, sinon irrémédiablement,
dans la progression constante des déserts et la lonéfaclion des
terres où l'eau ne ramène plus la vie, dans le détour des courants
aériens et la croissante rareté des pluies qu'ils ne déversent que
d'une aile de plus eu plus intermittente et avare. Le Penjàb mo-
derne ne doit ressembler que de loin à celui qu'Alexandre envahit
au printemps de 826, et c'est justement ce qui lui a permis de
l'envahir en pareille saison. Dix-sept siècles plus tard, en i3(j8
de notre ère, Timour le Boiteux, que nous appelons Tamerlan, a
bien soin de ne passer l'indus que le 'jo septembre; et, bien qu'il
ait pénétré plus loin qu'Alexandre, puisqu'il atteignit Delhi et le
mit à sac en décembre, dès janvier il revenait sur ses pas et,
le 1 1 mars, il avait déjà repassé l'indus pour retrouver en Afgha-
nistan la fraîcheur des montagnes. Quant au grand Moghol Bàber,
entré dans l'Inde en novembre iBa/i, victorieux à Panipat le
2 1 avril 1 5-2 5 et installé à Delhi et Agra dès la fin du même mois,
malgré la victoire, le butin et les confortables quartiers d'été de
ses deux capitales, il eut toutes les peines du monde à retenir dans
leur nouvelle conquête ses soldats que la chaleur en avait déjà
dégoûtés ('-). Or, on ne voit pas que dans les plaintes de l'armée
grecque, telles qu'Arrien les exprime par la bouche du général de
cavalerie Koinos,le héros du passage de l'Hydaspe, il soit à aucun
moment tiré argument du climat (^) : apparemment il n'en était
nulle part grandement question dans les mémoires contemporains
dont l'historien s'est servi. Ces cas si difTérents s'accordent à nous
'"' Nous croyons savoir que lelie esl '"' Aiinhasls, v, 27, 6 : il est dit seiiie-
i'opinion de l'éminent archéologue et nieiil (]ue les lron|ies grecques ont peidu
explorateui'. Sir Aurel Stein. plus de monde par la maladie que dans
''' Mémoires de Bdbcr, Irad. Pavet de le combat, et que les survivants se seii-
CouRTEiLLE, t. Il, p. 2.3i-a38. tent très alTaiblis.
L'IIELLEMSME AU GANDllARA. 425
faire croire que le Penjàb d'Alexandre ii'élait pas aussi brûlé du
soleil qu'il l'est actuellement : ou plutôt les canaux, qui y ramènent
aujourd'hui verdure et fertilité, ne font que ressusciter artifi-
ciellement l'état ancien et, du même coup, la richesse de la
contrée.
Ce qui est vrai du Penjâb l'étant également du Gandhâra, on sent
l'importance de ces considérations poui' notre sujet : elles sont encore
confirmées par la suite de la campagne. Ni Taxile ni Peukélaôtis
ne devaient voir repasser Alexandre. Désireux de renouveler, à
deux siècles de dislance, l'exploration de Skylax et les conquêtes
du premier Darius, il décida de rentrer en Perse en descendant
l'Hydaspe, puis, de confluent en confluent, l'Indus. En chemin, il
détacha Cratéros avec une partie des troupes et les éléphants, par
la voie de l'Arachosie et de la Drangiane, parallèle à cette route
du Séistan que le gouvernement anglo-indien s'est elTorcé récem-
ment de rouvrir; et, tandis que Néarque, avec la flotte, longeait
le littoral de la mer Erythrée et du golfe Persique, lui-même, avec
Héphesfion, ramena le reste de l'armée par la Gédrosie, c'est-à-dire
le Makrân. Nous ne ferons aucune difficulté de rappeler ici les
soutl'rances que ses compagnons endurèrent pendant la traversée
de cette région, déjà désertique, où ils laissèrent toutes leurs bêtes
de somme et par suite tout leur butin, sans compter nombre
d'hommes qui moururent de chaleur et de soif. Les gens qui con-
naissent la face actuelle du pays ne s'étonnent en effet que d'une
chose : c'est qu'un seul soldat en soit réchappé. Une armée qui s'y
engagerait aujourd'hui serait sure de pér;r tout entière. Ainsi, de ce
fait même que la colonne grecque a passé, fût-ce à grand'peine,
nous lirons l'assurance que, comme le Penjàb et la province du
Sind, le Bélouchistan d'alors était moins aride que celui d'aujour-
d'hui (''. Un autre point vaut également d'être retenu : c'est que la
dernière expédition d'Alexandre a fini de façon désastreuse. Rem-
'"' V. HoLDiCH, A rrireat froin liiilia, |i. 112; Ravertv, The Milirdii uf Sind and
dans J. Un. Serv. Iiisl., India, 1896, its trihuluries (J.A.S. B., i8t)-2, [rarl l).
'rH\ l.KS (llUlilNKS DK l.'KCOIJ': l>l CWDIllr. \.
placez seuleiiK'iil la neige [)ar le sable el le l'ioiil par la chaleur, et
vous aurez comme une ])rcmièi'e ébauche de la retraite de Russie.
Nous permet-on de poursuivie la comparaison? Vouloir dater du
passage d'Alexandre l'apparition de l'art hellénique dans l'Inde,
ce serait comme si, dans deux mille ans, des historiens trop som-
maires faisaient remonter à l'invasion de Napoléon l'inauguration
du régime parlementaire dans l'empire des tsars . . . Et sans doute ,
à voir les choses de loin, il y aurait bien au fond une part de
vérité dans cette thèse : le Corse portait, quoi qu'il en eut, la
Révolution française dans ses bagages, comme le Macédonien l'Hel-
lénisme. Mais combien lentement le germe se décide à lever et à
la suite de quelles influences longuement propagées, les contem-
porains le savent : il sera salutaire de nous en souvenir.
A réduire les faits sous notre petit compas . que put-il rester du
raid aventureux d'Alexandre dans l'Inde? «Rien 15 serait peut-être
trop dire : assurément peu de chose. Tout d'abord, si variée que
fut la bigarrure d'hommes composant son armée, il est peu vi'ai-
semblable qu'il ait traîné à sa suite des artistes. Plutarque nous
parle bien de trois mille jsy}>kct.i, pour la plupart gens de théâtre
ou spécialistes de jeux publics, qu il se serait fait envoyer de Grèce;
mais il ne dit pas qu'ils aient dépassé Echatane^''. Pourtant les
numismates pensent que le décadrachme unique du British Muséum,
par lequel aurait été commémoré le passage victorieux de 1 Hy-
daspe, a dû être frappé dans l'Inde même '-'. Ce fait supposerait au
moins la présence dans l'armée d'un graveur de talent — le même,
aurait-on cru volontiers, dont Sôphytès, alors raja du Sait Range,
emprunta les services pour l'exécution de ses superbes monnaies
(pi. 111, 3-4) : les experts nous avertissent toutefois que celles-ci
sont plutôt imitées des frappes de Séleucos'^'. A côté de celle in-
''' Vie d'Alexamlre, 72. Daciria iiml IiiiUk in tlw British Muséum,
'"' Cl. Numismaiic Clironicle, igoG, |)1. 1, 3 et p. x.
|i. 8 ot pi. I, 8, et P. Gardnf.1i, Tlœ ,1») Cf. E. J . Ripsox, Imli/ni Coins,
niiits uf tlie Greelc and Sci/thic hings <if p. /i , $ n.
i;ilEr.LEN'ISME AU GANDIIARA. 'i27
troduction probable d'un artiste vivant, on peut encore noter une
importation certaine d'œnvres d'art, ne serait-ce qu'à l'occasion des
présents diplomatiquement écliangés entre Alexandre et le raja de
Taksaçilà. Avec une générosité qui aurait fait quelque peu mur-
murer ses officiers, le roi des Yavanas combla son allié x4mbhi de
cadeaux, parmi lesquels nous noterons, à côté d'étoffes persanes et
de harnacbements de chevaux, des objets d'un caractère moins
purement industriel, tels que des plats et des coupes d'argent ou
d'or''', {^'occasion était belle pour les habiles artisans indigènes de
déployer, en imitant toute cette vaisselle de luxe, la ^iXoT£)(ji>iot.
vantée chez eux par Néarque, et qu'ils poussèrent au point de
fabriquer promptcment à l'usage de leurs envahisseurs non seule-
ment des strigilles et des lécythes, mais jusqu'à de fausses éponges!
Enfin, quand il fut forcé au retour, l'émule de Dionysos et de
Héiaklès aurait tenté de laisser du moins, sur le bord de l'Hyphase,
un monument durable de son passage et lit élever douze gigan-
tesques autels en pierre de taille aux douze grands dieux. Sans
qu'il y ait lieu de douter du fait, il estmaliieureusement impossible
de déterminer jusqu'à quel point la main-d'œuvre dont disposait
Alexandre avait été en mesure d'enrichir ces édifices d'une déco-
ration sculptée. La précaution fut d'ailleurs inutile. Dans son tran-
quille orgueil, l'Inde s'est vengée de son vainqueur de la façon la
plus mortifiante pour cet alTamé de gloire: elle l'ignora. Nulle part
on ne voit qu'elle ait écrit son nom'-); et ce serait en vain que l'on
cliercherait jusqu'ici sur nos sculptures le moindre rappel de ses
exploits (').
''' QuiNTE-CuRCK, Vlll, la. — Mais K. p. Alcad. derWissensch., BerMn, 18^0,
les palères conservées sont d'une époque p. 902 el suiv.).
beaucou]) plus tardive (^ cf. lig. 'i(jo et ci- ''' A la vérité, Pliilostrate assure que
dessous, p. 626). son héros, ApoUonios de Tyane, aurait
'^' (l'est sans raison sulllsaiile ([ue vu ;\ Taxile, vers le milieu du 1" siècle,
A. Weber a voulu relrouver le nom des bas-reliefs et des statues de métal,
d'Alexandre dans celui de Skanda, l'an- représentant Alexandre et Porus (Vie
cien Yaksa devenu le dieu de la {jtierie d'Apollonius, 11, ao et 2^): mais on sait
( D/c (Irieclieii in Indien, dans .S'i(i. dfr à quel point son témoignage est suspect.
628 LES olUCilNES DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
Mais pourquoi s'en étonner? A peine rentré en Perse, Alexandre
a beau précipiter par ses excès sa mort prématurée (3'23), il n'en
a pas moins failli snrvivi'e à ses éphémères conquêtes indiennes.
Ce n'était pas faute de les avoir habilement oiganisées en vue de
l'avenir. Dans le Penjàb, il avait employé le système du protec-
torat : les princes l'eudataires. tout à fait p^ireils à ceux que connaît
encore l'Inde anjjlaise, étaient naturellement ses fidèles Ambhi et
Puni. Dans la vallée inférieure de l'indus, il eut recoui's à l'admi-
nistration directe, conformément aux précédents persans, et partagea
le pays en deux satrapies. Mais le satrape d'amont, Pliilippos, fut
presque aussitôt assassiné par ses mercenaires indiens (Bai) et
Peithon, fils d'Agénor, celui d'aval, dut bientôt évacuer le delta.
Déjà les provinces indiennes ne figuraient plus au second partage
de l'empire en S'Jii. Un certain Eudèmos ou Eudamos, à la tète
d'un contingent tbrace, garda bien encore la porte de l'Inde et,
par suite, dut tcnii- garnison quelque part entre Peukclaôtis et
Taxile jusqu'en 3 l'y. Lui parti, toute trace de l'invasion grecque
peut sembler abolie: même on eût dit que l'ébranlement causé par
cette irruption à main armée n'avait fait que donner à l'Inde plus
de cobésion et, du même coup, une force d'expansion insoupçon-
née. Largement unifiée, au moins dans toute la partie située au
nord des Vindbyas, par les talents politiques et militaires de Gan-
dragupta, c'est elle qui fait à présent reculer les armées de Séleu-
cos et qui s'annexe à son tour la rive droite de Flndus. Hindusara
dit Ainitraghata (^AixiTpo-)(jXTVs) et Açoka dit Priyadarçin traitent
de pair avec les successeurs d'Alexandre. Si le premier, rendant un
curieux hommage à la science grecque, demande à Antiocbos (I)
Sôtèrde lui expédiei' un sophiste en même temps que des raisins et
des figues 0, le second atfirhe dans son Xlll" édit sur roc la préten-
tion d'envoyer des missionnaires à Antiocbos (11) Théos, Ptoléniée
Pbiladelpbe, Antigone Gonatas, Magas de Gyrène et Alexandre
'■' Froffm. Hist. Grœc, éd. Mûller, IV, p. 621, 11° 43.
L'HELLENISME AU GANDHARA. 429
(rÉpiief'. L'hellénisme qui, en Occident, trouvera bientôt dans
Home un si vigoureux adversaire, paraît déjà en recul du coté de
rOrient. Vingt ans avant la mort d'Açoka, éclate contre le petit-fils
de Séleucos la révolte des Parthes (a 68-2/1 7) et Tempire arsacide
relève la barrière iranienne entre l'Inde et le monde grec. Le
cyclone a passé: l'Inde va reprendre sa vie un instant troublée, ses
paysans leur labeur, ses marchands leur commerce, ses nobles leurs
rivalités féodales, ses brahmanes leurs liturgies, et ses ascètes leur
rêve d'au-delà. Tout semble perdu de l'œuvre du prodigieux bras-
seurde peuples que fut Alexandre : ou du moins, il n'en serait resté,
comme a])rès le passage d'un Tamerlan, que le souvenir du sang
iiuitilement versé si. par bonne chance, il n'avait laissé une forte
colonie militaire en Bactriane.
Les Indo-Grecs. — D'après les récits combinés de Poljbe. de
Strabon et de Justin, Diodotos, satrape de la riche province de
Bactriane, rr cette perle de l'Ariane n, se rebella en même temps
que la Parlhie contre le déclin d'Antiochos (II) Théos; mais un
autre condottiere ionien, Euthydèrae, natif de Magnésie, avait
déjà renversé le fils de l'usurpateur, quand Antiochos (111) Mégas,
le même qui devait bientôt se mesurer avec Rome, rétablit pour
la dernière fois la suzeraineté hellénique dans le Moyen Orient
(vers 908). On nous conte comment'-' il se serait réconcilié avec
Ijuthydème, auquel il aurait consenti, par amitié pour son fils
Démètrios, à concéder le titre de roi. Après quoi il aurait à son
tour franchi le Caucase (Hindou-Koush) et renouvelé alliauc»» avec
Sophagasénès (Subhàgasêna), le roi des Indiens. Ainsi l'Inde avait
gardé ])eudant un siècle ses frontières naturelles : mais déjà l'em-
pire des Mauryas était en train de s'elTondrer, et, retombée dans
son chronique état d'anarchie, elle était redevenue une proie aussi
''' On snil qui' ers ciiKj princes ne ré- l'ancre de salut île In chronologie in-
gnèrenl simiillani-nienl (]iieiie 961 à a.'iS dienne.
av. J.-t;., e| une ce s\ncinoaisme est '^ Siirlont I'olybe, XI, 3/i ; cl. X, '/g.
',:iO LES OIUC.INES DE L'ÉCOLE ï)i (!AiNDH\RA.
facile que tentante pour ies convoitises de ses rudes voisins. Antio-
chos 111 n'a pas plutôt repris le chemin de la S^rie que son gendre,
Dèniètrios, le jeune et brillant fds d'Eu thydènie, conquiert et annexe,
Gandhàra compris, toute la région du Nord-Ouest. Nous n'avons pas
besoin d'en savoir davantage. Nons ne tenterons pas de débrouiller
les fortunes diverses de ses luttes avec son vaillant rival Eukra-
tidès, lequel finit par le chasser de Bactriane, si bien, nous dit
Slrabon, (jue Dèmètrios ne fut plus connu que sous le tilre de
(rroi des Indiens t). Nous n'essaierons pas non plus de suivre ni les
conquêtes indiennes d'Eukratidès, sans doute faites aux dépens et
sur les derrières de son irréconciliable adversaire, ni ses démêlés
avec ses propres fils : il sulHra de noter que l'un d'eux, Hélioklès,
expulsé à son tour de Baclriane par une invasion de Barbares
nomades, fui le dernier à frapper monnaie au nord du Paropa-
mise. En ces quehjues lignes se résume pour nous le fait capital,
clef de tout notre sujet. Le foyer helléni({ue qui avait survécu au
nord de l'Hindon-Koush ne s'est pas seulement propagé au sud et
au sud-est des montagnes : il y a bientôt été confiné, et il ne
devait pas de sitôt s'y éteindre. Pendant près de deux siècles la
vallée de Kaboul, pendant près d un siècle''' le Gandhàra et le
Penjàb ont été le siège de deux, sinon de plusieurs royaumes grecs
qui parfois éteiulirent leurs incursions jusqu'à la mer Erythrée et
au bassin du Gange. En d'autres termes, pendant plusieurs géné-
rations, l'Inde du ^ord a été une colonie hellénique, au même
titre qu'elle a été depuis une colonie scythe, turque, pathane,
moghole, enlin anglaise : c'est-à-dire qu'une poignée d'étrangers,
appuyée sur des troupes mercenaires et en partie recrutées dans le
pays même, y détenait le pouvoir et y percevait fimpôt. On conçoit,
sans qu'on y insiste, que, durant le même laps de temps, elle ait
été un centre d'attraction pour des aventuriers grecs de toute
espèce, depuis les soldats de fortune et les bateleurs, en passant
''' Le Faî/M-Pwraim dit seulement rrSa ans» (S.Lévi, Qiiid de Gra'cis...,p. ii etSy).
F; H E I. L É N I s M EAU G \ N D H 1 R A. 431
parles marchands, jusfjirtuix artistes qui se chargèrent entre autres
besognes d'exécuter les inagnifi([ues monnaies auxquelles nous
(levons d'avoir conservé les noms sonores et les |)rofils énergiques
de tous ces dynastes indo-grecs (pi. lli).
Il faut bien l'avouer, en effet : des quelque trente hasileus
(pii gouvernèrent alors tout ou partie du Nord-Ouest de l'Inde,
l'immense majorité n'est autre chose pour nous que ces noms et
ces portraits. Seuls, Antialkidas, Apollodotos et Ménandre nous
sont connus d'autre source. Une inscription découverte par
Sir John Marshall à Besnagar*') mentionne la présence d'un envové
d Antialkidas à la coui- de Biiàgahliadra, le roi ou vice-roi Çun^a
de rinde centrale et il est assurément curieux de voir cet Hèlio-
doros, fds de Dion, natif de Taxile, succédant aux Mégasthène,
aux Daimochos et aux Dionysios, perpétuer au milieu du \f siècle
avant .I.-C. la tradition des ambassadeurs des Séleucides et des
Lagides. D'Apollodotos, nous savons par Trogue-Pompée qu'il fut
l'un des plus heureux conquérants de l'Inde; et quant à Ménandre,
sans qu'il soit d'ailleurs possible d'imaginer le lien qui l'unissait à
son prédécesseur, il aurait poussé encore plus avant sa marche victo-
rieuse. L'auteur du Périple de la mer Erijlhrée a trouvé leurs monnaies
toujours en usage dans le port de Barygaza (Broach), tandis que
les grammairiens et les astronomes indigènes font allusion au siège
mis par les Yavanas devant les capitales du Rfijpoutana et de
l'Aoudh, sinon même du Magadha. Mais Ménandi'e ne se borna pas
à dépasser Alexandre (ainsi que le fait déjà remarquer Strabon)
par l'étendue de ses conquêtes à l'intérieur de la péninstde : il le
surpassa également par l'impression qu'il sut faire sur les habi-
tants, et il a l'honneur d'être le seul roi des Yavanas auquel la
littérature indienne ait décerné une mention, et même un prix de
sagesse. Par plus d'un trait sa figure rappelle d'avance celle d'Akbar.
Un très intéressant ouvrage d'a[)ologétique bouddhique nous
''' Vdii' A. S. /., ,1»/). Ilcji. "J"^- > [)'>[) • 1>- 127 et siiiv., oii les antres références
soiil indi(juées.
ri3-2 LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
montre «l'incomparable Milinilai^ dans sa ricbo et forto capitale
de Çâkala, s'occnpant an matin de son armée, seul garant de sa
puissance, mais consacrant le reste du jour à des discussions philo-
sophiques et religieuses avec les chefs des diverses sectes; et il
nous vante ses dons d'athlète autant que son talent de dialecticien
et ses qualités morales autant que son éloquence'''. Le ton sur
lequel il nous en parle s'accorde singulièrement avec les rensei-
gnements de Plutaïque. D'après ce dernier, Ménandre était à ce
point renommé pour sa justice que ses villes indiennes se dispu-
tèrent ses reliques et leur élevèrent des fjivvfJ^sïa^-\ c'est-à-dire,
sans doute, des monuments commémoratifs en forme de stùpa,
ainsi que l'on faisait, de l'aveu même des textes bouddhiques,
aussi bien pour les empereurs que pour les Buddhas. Mais rien ne
serait moins justifié que de voir, dans ces honneurs rendus à sa
mémoire, une preuve que. comme le veut le Milinda-paùlia, il se
fût converti au Bouddhisme. Il a toujours suffi dans l'Inde, pour
mériter des sanctuaires, d'un grand prestige ou d'un grand pouvoir:
la ruée idolâtrique des foules vers le trône impérial du darbar de
Delhi ( 1 9 1 1 ) en a apporté une nouvelle preuve. Et qu'on ne croie
pas que ce soit forcément un brevet de vertu : il est de notoriété
publique à Labore que le grand moghol Jehan-Gir, de son vivant
fort libertin, fait en son tombeau de Sbàh-Dèhra des miracles.
Quoi qu'il faille d'ailleurs penser de la prétendue conversion
de Ménandre, on ne peut s'empêcher d'admirer à quel point les
documents viennent ici au-devant de nos désirs. Ce que ce dialogue
à la mode platonicienne met en scène et en rapport, à l'occasion
d'une discussion courtoise et dans une attitude réciproquement
sympathique, n'est-ce pas justement, sur le terrain même de notre
enquête, les deux éléments capitaux du problème dont nous pour-
''' Milindn-panha, i, g (éd. Trenckner, inlerpiétalion ilf ci' passago très discuté,
p. 3-4). et où il est dillicilp de ne pas trouver un
''' Heipubl. gerendœ prœcepUi, xxvm, écho de la légendaire rfguerre des reli-
8 (cf. t. I , p. Sy). Nous ne pouvions qurs", qui aui'ait éclaté à la moit du
guère nous dispenser de donner ici notre Buddha (cf. t. I, p. 584).
L'HELLÉNISME AU GANDHÂRA. 'i:i;i
suivons la solution : d'une part i'Hollénisme, l'cprésenté par le roi
(les Yavanas, et de l'autre le Bouddhisme, en la personne d'un
des patriarches de l'église, Nâgasèna ? Certes, nous avions toutes
raisons de penser que cette inévitable rencontre avait dû dès lors
se produire dans cette région de l'Inde; mais si peu gratuite que
fût cette supposition, on sent la feime assurance que lui confère
l'aveu de la tradition indigène. On devine aussi combien a dû coûter
à l'orgueil indien, fût-ce chez la plus tolérante des sectes, cette
reconnaissance de la ce sagesses d'un barbare étranger. Et comme
le philologue est insatiable, il se prend à regretter que Ménandre,
à son tour, n'ait pas fait quelque chose pour lui. Jamais, semble-
t-il, les circonstances ne furent plus favorables pour faire lever le
germe de tout le développement ultérieur de l'ai't gréco-boud-
dhique par la création du type du Buddha. Que sont en eflet nos
])lus belles statues, telles que celle de la ligure lih^, sinon des
médailles asiatiques frappées en style européen? Et pourquoi le roi
des Yavanas, sacrifiant à notre future satisfaction d'esprit les pré-
jugés de ses compagnons, son orgueil de race et cette religion de
ses pères à laquelle le Milinda-pafiha avoue en commençant qu'il
était fidèle, n'a-t-il pas délogé du revers de ses monnaies la Pallas-
Athénè qui, dans l'encadrement d'un exergue exotique, continuée
brandir le foudre paternel de Zens (pi. lil, lo) pour installer à
sa place l'image du véritable Sôtèr-Tràtar, du monastique sauveur
de l'Inde. . . ? Que tout dans l'histoire de l'art gréco-bouddhique
serait du coup devenu simple et clair! — Mais quoi, l'on ne saui'ait
tout prévoir, ni contenter d'avance tout le monde.
Les Barbaues. — C'est qu'en elfet l'histoire du Nord-Ouest de
l'Inde, durant les deux siècles qui ont précédé et celui qui a suivi
notre ère, est beaucoup plus confuse et complexe que nous ne
I avons laissé entrevoir jusqu'ici. De tous côtés les faits les plus
inattendus et souvent (du moins en apparence) les plus contradic-
toires, données numismatiques, dates des inscriptions, témoignages
',;!', LES oniClMlS l)F, [/ÉCOLE DU GANDIIU'.V.
indiens, grecs on iiièuK! chinois, se bonsculent dans une obscure
mêlée et diMirnl les tentatives des historiens pour y introduire,
de gré ou de force, un peu d'ordre et de clarté. Nous tenions un
royaume grec — grec au moins par ses maîtres. Mais comment
empêcher ses belliqueux voisins, les Parthes, de réclamer leur
part, selon la tradition de tous les peuples du iNord-Ouest, dans le
pillage périodique de l'Inde? Qu'opposer aux assertions des histo-
riens classiques ('' qui nous parlent des conquêtes indiennes de
Mithridale 1" (env. 171-138) et de Milhridate 11 (env. 128-88)
de Parthie? L'épigraphie ne nous révèle-t-elle pas que Tàksaçilâ et
même Mathurâ étaient gouvernées par des satrapes à noms iraniens?
Le premier loi du Gandhâra qui, postérieurement à Açoka, soit
nommé par une inscription, n'est-il pas le Partlie Gondopharès,
le même que la légende cbrétienne fait visiter par l'apôtre saint
Thomas? Et n'est-ce pas enfin un royaume parthe que le Périple
(Ir la mer Erythrée signale dans la vallée de l'indus? Encore pour-
rions-nous, à notre point de vue spécial, arranger tant bien que
mal les choses en rappelant que ces Parthes étaient quelque peu
frottés de civilisation grecque et se prétendaient philhellènes. Mais
que faire de la iiorde de hardis cavaliers qui envahit en ce même
instant, la lance en arrêt, les collections et les catalogues de numis-
matique indienne? Sans doute il faut y reconnaître des Çakas,
ainsi cjue les Perses appelaient tous les Scythes. Euthydème de
Magnésie l'avait bien dit à Antiocbos : faute d'accord entre eux, il
n'y aurait de sécurité ni pour l'un ni pour l'autre; car ils avaient
à dos une multitude de Nomades qui tcbarbariseraientii le pays si
on ne leui' en interdisait l'accès ('-'. . . L'apparition de ces Scythes
jusque dans l'Inde prouve qu'ils avaient enfin rompu leurs digues.
Mais eux-mêmes, ainsi que nous en avertissent les historiens chinois,
ne conquéraient qu'en fuyant devant la tribu des Grands Yue-tche.
(juand ceux-ci entrent sur leurs talons dans le cercle relativement
<'* Voir surlout Jistin, .\i,i, 6 et .\i,ii, i-a; et cf. BoiciiÉ-LECf.EncQ, Waloire des
Sèkuàdes, p. 36a et 4oi-4oa. — '' PdLviiE, XI, 3^.
L'HELLÉNISME AU GAINDHÀIiA. /i35
éclairé du Nord-Ouest de l'Inde, nous voyons bien que cette fois
nous n'avons plus affaire à de simples cousins des Partlies, mais à
de nouveaux et pires barbares, sortis du fond de l'Asie centrale et
peut-être apparentés aux Turcs'''. Hue nous voilà loin de l'Hellé-
nisme! et pourtant, à notre extrême surprise, le premier de ces
farouches, envahisseurs trouve encore sur place un dernier Indo-
Grec pour lui apprendre à battre monnaie, et peut-être, par la
même occasion, à lire du moins son nom sur les légendes.
Dans notre entêtement gréco-bouddhique, nous pourrions être
tentés de ne relever que ce seul fait : en réalité, il n'en est aucun
qui ne soit le bienvenu et ne doive être utilisé au cours de nos
recherches. Il ne faut pas moins que cet hétéroclite mélange de
peuples pour expliquer le caractère composite de notre école et la
variété de types et de costumes de ses personnages. Prenons garde
toutefois que retenir indistinctement toutes ces données, c'est nous
engager à en tenter un classement chronologique. lmpratical)le
dans le détail, l'entreprise est, dans ses grandes lignes, facile. On
s'est vite avisé que le seul moyen de se débrouiller parmi tant
de basileus, derâja, de satrapes, de jab-gou ('^) et de shah, était de
ne pas prétendre les réduire à une série unique. Le monde est
grand, et grande est la présomption de l'homme. Le moindre prin-
cipicule aura tenu à s'afiîrmer en frappant monnaie à son image et
à son nom; et dans une région non moins vaste que, par exemple,
la péninsule balkanique ou l'Asie mineure, plus d'un royaume et
même plus dune race ont pu tenir à l'aise en même temps. Sous
ces réserves, il suffit désormais de faire appel aux fouilles
récentes, et scientifiquement conduites, de Sir .lohn Marshall dans
les vastes ruines de l'importante cité de Taksaçilà (^). Elles ont
d'emblée rendu le service que l'on pouvait attendre d'elles, en
'"' On sait ([ue la Rtijatarahgini (i, retrouve sous la forme ijavagn et tjuïia
170) en fait des Turuskas (cf. (racL sur les monnaies de Katlpliisès-Kadaphès
Stein, I, p. 3i). (cf. pL V, 1-3).
''' Ce lilre turc, signifiant (relief-, se ''' Arckœologiad Dlsrarfrirs ni Ta.rlla
a.H.
'i:ii; LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU CANDHÂRA.
représentant de façon concrète, par des couches de terrain super-
posées, ia série des dominations auxquelles l'Inde du Nord-Ouest
lut sujette du ui^ siècle avant, au ui*" siècle après J. -G. En coniljinant
les observations faites sur diil'érents sites, on dégage l'ordre inva-
riable suivant : voisine delà surface s'offre la zone des roisYue-tche,
auxquels nous garderons le nom de Kusana que leur donnent leurs
propres monnaies. Au-dessous s'étend la zone des Pahiavas (Indo-
Parthes) et des Çakas (Indo-Scyfhes), associés en Joutes circon-
stances. Puis, à mesure que l'on enfonce dans le sol , vient la couche
indo-grecque des Yavanas, directement placée an-dessus de celle
de la dynastie indigène des Mauryas. Dès lors, il ne reste pins qu'à
traduire cette superposition d'étages par une succession de dates.
A commencer cette fois par le bas, la période des Mauryas s'étend
dans l'ctlnde du Nord'» sur tout le in'' siècle, et celle des Indo-
Grecs au moins sur tout le u*; les règnes des Çaka-Pahiavas devront
donc se répartir en gros sur le i'^'' siècle avant et la première moitié
du i"" siècle après notre ère; enfin, ceux des Kusanas rempliront
de plus en plus obscurément les siècles suivants'''. Telle sera la
base solide, et d'ailleurs généralement acceptée, de notre chrono-
logie. 11 est à peine besoin de faire remarquer qu'elle corrobore
exactement'-' celle que M. le professeur Percy Gardner a dès long-
temps établie d'après les résultats de la magistrale expertise à
laquelle il a soumis les collections numismatiques dn British
Muséum. Aussi est-ce encore à la série des monnaies, comme au
guide après tout le plus sûr, que nous allons de nouveau recourir
pour les besoins de notre enquête. Ne sont-elles pas l'une des pro-
ductions — ia plus largement répandue, il est vrai, et la moins
sectaire — de ces mêmes ateliers que le Bouddhisme a d'antre part
embauchés à son service? Mieux qu'aucun aulre document, elles
( Lecture by D' J. H. Marshall , C. I. E. , du iv" siècle, ne peut leur servir de limite,
before ihe l'anjab Historical Society, Sep- ceux-ci n'ayant jamais dtendu leur domi-
lember 4"', ujiS). nation sur toute l'Inde du Nord.
''■ Remarquons en p;issnnl que l'avè- ''' A un chan,n;pmcnt de de'nomination
iiemiMil lies Guplas, an comiiienconienl près: d phisbaiil, I. 11, p. i6(>.
L'HELLENISME AL GANDHARA. 'i;57
seront en mesure d'ajouter aux renseifjnements généraux que leurs
revers nous ont déjà fournis au sujet des divinités les plus popu-
laires, quelques données précises sur le développement de l'école
du Gandhàra.
A vrai dire, ce dont on suit le mieux les progrès sur la série de
ces monnaies, c'est bien moins l'Iiellénisation de l'Inde que l'india-
nisalion de ses conquérants. Déjà nombre de pièces de Dèmètrios
et d'Eukratidès affectent, par déférence pour les habitudes de leurs
nouveaux sujets, la forme carrée, si insolite pour nos yeux euro-
péensC); et comme si ce n'était pas assez d'une telle concession,
voici qu'au revers une inscription en langue et en alphabet indi-
gènes traduit la légende grecque de l'avers. Comme bien on pc-nse,
leurs successeurs se conformèrent à ces précédents (cf. pi. 111).
Certains poussèrent plus loin encore la condescendance et admirent
sur leurs frappes des motifs indiens. Qu'enhn, pai'mi ces derniers,
il s'en soit glissé de bouddliiques, on l'a depuis longtemps signalé.
Tels sont, par exemple, sur une monnaie d'Agathocle (Akathukleya)
les vieux poinçons de larbi'e, entouré de sa balustrade, et dnslûpa,
en qui nous avons appris à reconnaître la représentation symbo-
lique de l'Illumination et du Trépas du Buddha'-). Rapprochons-en,
sur une pièce de Ménandre (pi. 111, 16), la roue qui se lit aussitôt
fr Première Prédication ^^ : et ainsi sur le monnayage des Yavanas,
tout comme sur celui de l'Inde ancienne, nous relevons la mention
distincte de trois des grands miracles du Maître, si même le lion,
léléphant, le taureau et, mieux encore, le type de la femme au
lotus ne font pas par ailleurs allusion au quatrième, celui de la
Nativité'''). Leur flirt avecle Bouddhisme n'est donc pas niable : mais
''' Cf. t. I, fig. 2^0. chapiteaux de l'Iude gang(''ti((ii(' ou les
'^' P. Gardner, C«;., pi. IV. 10. rrmoon-stones'i de Ceyian. Le clieval
'"' Cf. J. A., janv.-fév. 1911, p. 5.5 et (Gardner. pi. VII. 4) est celui du Grand
licginmugs <>j Budd/ilst Art, pi. I. L'élé- Départ (cf. t. I, lig. i8i-i85); rélépliant
pliant, le taureau et le lion se retrouvent (pi. III, i5) est celui de la Conception
avec le cheval sur les monnaies, de même (cf. t. I, fig. 1 '18-1 '19, iCo«~); le taureau
(pi'ils sont associés tous les quatre sur les ( t. II , p. 3o<5 , sous les n" 1 7 et 18 ) in-
438 [,i:S OIIIGINES DK \:Éa)LE l»l (JAM)llil'.A.
nous avouons (|n"il n'y a [)as là de quoi les compromettre grande-
ment. On a également noté la prédilection marquée des exergues
jiour les épitliètes morales, telles que SUcuo?, le juste, ou bien
crcôTïjp, le sauveur. La teinte bouddhisante que prennent celles-ci,
une fois traduites au revers par dharmilca et trdtar, ne doit pas
davantage nous faire illusion. Reconnaissons cependant que cette
teinte devient avec le temps fort accentuée. Quand enfin kadpliisès
s'inlitule le ce constant (dévot) de la vraie loi'') a, on a peine à ne
pas le croire converti au Bouddhisme. C'est même ainsi qu'on seiait
entraîné à entendre cette formule s'il était prouvé que des images
du Bienheureux se monti'ent déjà sur certaines monnaies du pre-
mier des grands Kusanas : mais les spécimens jusqu'ici publiés
n'emportent pas la conviction (^'. Il faut attendre les pièces de
Kaniska pour qu'une inscription explicite en lettres grecques vienne
lever tous nos scrupules et qu'en compagnie de bien d'autres divi-
nités, tant helléniques qu'iraniennes, apparaisse enfin le Buddha
(pi. V, 9).
La date du premier Buddha. — Tel est le fait dont l'incontestable
authenticité n'a que trop longtemps pesé sur nos études. On
devine en effet les conclusions que l'on devait dès l'abord en tirer.
clique la date de naissance (cf. t. 11,
p. i6-2-i63 et fig. 391); le lion (t. II,
p. SgS-Bgô, souslesn"i3 et 1/1) est celui
ird'entre les Çàkyas". Quant au type de
la femme au lotus, il ligur.' déjà eu com-
pagnie du lion sur les monnaies do Pan-
taléon et d'Agatliocle (pi. 111, i3 et i4)
et son idenlilication se précise suc celles
d'Azès et d'Azilisès (pi. IV, /t et 10; cf
'' En sanskrit : salija-dharma-slhha
(Cardneu, Cal., pi. XXV, 3 et 5; cf.
R. 15. WiiiTEiiivAD, Cat. of coins in ike
Pniijdb Miisritm, Liiliorc, p. 181). —
iNous n'o.sons faire état de l'iiypotlièsc de
M. E. J. Rapson (,/. R. A. S., 1897, p. 819
et suiv.), inlerprétant par slliavira le
(TT);pocra-ii d'Hermaios (cf. A.-M. Boyer,
J. A., 1900, I, p. 629 et suiv. ; H. Ol-
DENRERO , ^acllr. cIcrK. (jes. (1er Wissensch.
:u Golliageii, Phil.-hist. Kl., 1911,
p. 43 1 , note 1).
'^' V. SjiiTH,'/.i.S.B., 1897, p. 3oo
etpl. XXXVIII, /.et .5; 1898, p. i35 et
pi. XIV, 1; cf. R. B. Whitehead, Cat.
Paiijiib Muséum, pi. XVII, n" 29; et
pi. XX, vni (au British Muséum). On
peut aussi bien y reconnaître le roi assis
à l'indieiuie à la l';içon de certains types
il'Azès et de Huviska.
L'HELLÉNISME AU GANDUÀRA. /CJ'J
La prudence la plus élémentaire défendait de l'aii'e remonter la
créalion des images du Buddlia beaucoup au delà de leur première
alleslation oiricielle. Le fait que la légende bouddhique ne tarit
pas sur le compte du second Açoka W n'invitait pas moins à rap-
portera son règne, de même qu'elle appartenait incontestablement
au cœur de son royaume, la floraison de l'école du Gandliàra.
Ainsi se brocha, sur ce simple voisinage numismatique, une ipiasi-
simultanéité de temps, et l'on prit l'habitude de contenir que, si
surprenant que cela put paraître, le Buddha indo-grec était contem-
porain d'un roi barbare. Mais bientôt les diflicultés se multiplièrent.
Les oscillations du pendule historique semblent avoir, comme nous
verrons bientôt'-', définitivement i amené Kaniska à la fin du i" siècle
après notre ère. Dès lors il reste toujours permis de taire état de ses
monnaies pour fixer le terminus ad quem au-dessous duquel il n'est
plus possihle de faire descendre l'apparition du type de Buddha'^);
il ne peut plus être question de ne le faire naître qu'à la onzième
heure : car par quel enchantement se serait-il trouvé instantané-
ment transporté à Mathurâ et même à Amarâvatî ? Les découvertes
de Sir Aurel Stein dans les sites méridionaux du Turkestan chinois
exigeaient également qu'on remontât sensiblement les origines de
l'école pour rendre intelligible sa pi-écoce propagation en Asie cen-
trale. Tous les renseignements que l'on rassemblait sur l'œuvre
architecturale de Kaniska donnaient de leur côté l'impression d'une
prochaine décadence: entre sa te pagodes et un stûpa de l'ancien
modèle, il y avait visiblement le même écart qu'entre une église
gothique de style flamboyant et une basilique romane W. Il n'est
pas enfin jusqu'à la figure du Buddha qui ne parut sur ses monnaies
déjà très hiératisée, dans le double encadrement de son auréole
et de son nimbe. Mais comment en juger sur un modèle si réduit ?
<'' Cf. ci-dessus, I. II, p. /ii8. <") Cf. 1. I, |). G'i: il nml, il est vrai,
''' Cf. ci-dessous, p. .'ïo.j. tenir compte des réi'cctious ipie cette pa-
''' C'est ainsi que nous nous en soin- jfodc avait subies après avoii' été plusieurs
mes déjà servis, 1. 1, p. ia. lois détruite par le feu.
'l'iO
LKS OIIICINKS DE I/KCOI.K 1»! (;AM)II\IîA.
Cil' (|iril ;mi-;ul l'iillii |»(mr tnincliei' la (|U(\stioii, c'eut été une ])ièce
non moins aulcntlii(iu('nient émanée de Kaiiiska, mais d'assez grande
dimension pour permettre de décider de son style, — Applau-
dissons donc aux fouilles persévérantes de iMM. .1. H. Marshall et
D. B. Spooner dans le tertre de Shâh-jî-ki-l)hêri où nous avions
cru reconnaître la fondation du grand roi W. Après deux laborieuses
saisons(i 908-1 qoq), elles ont enfin dégagé, conformémentaux très
exacts renseignements des pèlerins chinois, la base du «plus grand
stùpa de l'Inde du Nordn. 11 mesure en effet plus de 87 mèlres
de côté; et près du milieu géométricpie, accotées à la cloison inté-
rieure t"^) qui du centre rayonnait vers l'est, dans une chanibrette
funéraire de construction fort rustique, l'eposaient, vraiesou fausses,
en compagnie d'une monnaie de kaniska, les reliques annoncées
du Bienheureux.
La cassette de cuivre jadis doré qui contenait le reliquaire de
cristal est une petite boite ronde en forme de pyxis grecque (pi. VI).
La surface supérieure du couvercle, légèrement bombée, figure
un lotus renversé dont la tige s'élargit pour asseoir un Buddlia.
De chaque côté de ce dernier se tiennent, debout et les mains
jointes, comme sur la cassette de Dèh Bimaràn (fig. 7), mais en
ronde-bosse, deux petits assistants qui doivent encore être Brah ma
et Indra: car on croit reconnaître sur leur tête, à gauche la tiare
de celui-ci, à droite le chignon (ceint d'une double bandelette)
de celui-là '^l Seulement, tandis que le motif de la figure 7 s'in-
spire visiblement de la tr Descente du ciel nW, celui-ci rappelle plu-
tôt, avec les tempéraments nécessaires pour transformer une scène
légendaire en un groupe iconique, le rr grand miracle de Çrâvastî iil'^).
<■) Cf. 1.1, p. 83 et i!x8.
<*' Cf. t. Lj). 87-88.
*'' C'est l'ordie inverse de celui de
Dell Bimai iin ; mais on sait que les deux
assistants alternent volontiers (cf. t. 11,
p. 907). 11 ne faut pas oublier non pins
que les deux figurines ont été retrouvées
détachées par un choc venu de liant
et qui avait enfoncé en même temps le
couvercle de la cassette [Archwologiail
Siirvi>ij of Iiulia. A niinnl Report igoS-g,
p. hçf).
'"' Cf. 1. 1, p. 539.
<'i Cf. t. II, p. 206.
L'HELLENISME AU GANDHARA. «1
Sui' le rebord du couvercle court une frise de liamsa qui évoque,
à trois siècles de distance, l'un des motifs les plus heureux des
chapiteaux d'Açoka. Enfin la panse est ornée sur tout son pour-
tour dune guirlande que portent en gambadant sept petits génies
et qui reçoit dans ses ondulations trois Buddhas assis en médita-
lion et flanqués d'autant de tléités orantes, vues à mi-corps. Un
personnage en pied, couronné d'une tiare et portant le grand cos-
tume royal des kusanas est le seul qui occupe toute la hauteur
disponible ; il est également encadré de deux divinités en qui l'on
reconnaît le soleil à ses rayons et la lune à son croissant, et forme
avec elles le point de départ et d'aboutissement de tout le décor (').
Qu'il s'agisse ell'ectivement de Kaniska, une double inscription en
pointillé l'atteste: une fois même, dans la ligne du bas, le graveur
s'est arrangé pour que les deux moitiés du génitif Kamskasa tom-
bent de chaque côté de la figurine, comme pour en mieux souli-
gner l'identité '-). Aiilsi le souci qu'il prend de la gloire de son roi
donne d'avance toute satisfaction aux exigences de la critique. On
n'en saurait douter sans mauvaise volonté: cette découverte nous
a bien rendu le dépôt original c[ue Kaniska dut déposer de sa main
sous la première pierre de son stûpa'^\ Or, on n'a pu manquer
d'être fiappé de l'aspect sinon décadent — ce serait trop dire —
du moins fortement stylisé de cet objet d'art. Les Buddhas notam-
ment, puisque ce sont eux surtout qui nous intéressent, semblent
figés dans des altitudes convenues, et les plis stéréotyp s de leur
manteau monastique dénoncent la répétition machinale d'un type
déjà trop de fois reproduit. Ne craignons pas de nous en fier sur
ce point aux photograpliies. Les éminenls spécialistes qui ont lon-
guement manié à Simla cette cassette, MM. Marshall, Spooner,
''' Aussi, sur ia pi. VI, 9, ferions-nous '"' Voir loulefois les réserves faites
volontiers opérer au couvercle un quart après coup flans .4. S. 7. , Anii.Piep. if)og-
de tour à gauche de façon à placer le lo, p. 187 et i38, et les tac-siniile des
Buddha de face juste au-dessus de Kanis- inscriptions, ihid., pi. LUI.
ka. — Pour ce (jui est des deux acol\ les, '' Cf. la description du Muhùraima
cl. l. II, p. 162. citée t. 1, p. (j/i.
442 LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
Vogel, vont plus loin encore et sont unanimes à déclarer qu'elle
marque le déclin de l'art du Gandhàra. C'est là, à notre avis, une
ailirmation trop francliante et qui requerra bientôt de sérieuses
réserves C. Il ne faut pas nous en laisser imposer parla médiocrité
de l'exécution, laquelle n'est pas, ipso fado, une preuve de basse
époque. Mais tout le monde convient — et c'est là pour l'instant
ce qui nous importe — que les Buddlias figurés sur ce reliquaire
sont tristement éloignés des origines hellénistiques du type. Dès
lors la démonstration en est faite: la conslilution de l'école gréco-
bouddhi(|ue est sensiblement antérieure à Kaniska. . .
Et maintenant respirons : car cette heureuse trouvaille n'aura
pas moins réjoui et édifié les indianistes que les fidèles Birmans
auxquels le gouvernement anglo-indien a jugé bon de l'attribuer.
Avec elle tombe en efl'et le frein que nous ne pouvions jusqu'ici
qu'impatiemment ronger. — Quoi donc, disions-nous, voici(fig. /i65
et suiv. , û8o, etc.) des œuvres où respire le souffle même de
l'bellénisme ; car il n'y a pas à s'y tromper : c'est lui qui fait on-
doyer les cheveux, se gonfler les narines et palpiter les draperies
de ces superbes Buddhas. Pour expliquer l'art raffiné de ces statues,
nous avons sous la main des compatriotes et congénères à elles,
dans les superbes médailles indo-grecques. Et pour pouvoir rien
dire d'historiquement certain sur leur compte, il nous faudrait
attendre que le fin et élégant profil de ces princes hellènes ait
fait place sur des monnaies déjà décadentes au portrait en pied
d'un barbare ? Et quel barbare ! Regardez-le sur les planches V, 5
et 7, et VI, 2 : un Tartare hirsute, barbu, chaussé de lourdes
bottes et grotesquement accoutré dans les basques l'igides de sa
casaque. . . Artistiquement parlant, c'était une contradiction dans
les termes. Mais quoi, un petit fait brutal l'a toujours emporté
dans les balances des [)hilologues sur tous les arguments d'ordre
esthétique; et force était d'en revenir perpétuellement à la seule
<•' Cf. ci-dessous, p. 54i et suiv.
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLENISME. W3
chose sûre, la première apparition du type du Buddha sur les
iiioiiiiaies de ce Kusana. Cet obsédant cauchemar sera désormais
épargné aux futurs archéologues: et tout de suite il semble que les
])laus se succèdent mieux dans l'horizon éclairci. Non, ce n'est pas
César, ce n'est pas Alexandre, qui a créé l'art gallo-romain, ni
l'art indo-grec; mais pas plus que Clovis et ses Francs, Kaniska et
ses Yue-tche n'ont eu la moindre j)art à l'évolution artistique de la
contrée conquise par leurs armes. Ce qui a rénové on innové l'art
des Indes et des Gaules, c'est ici la longue domination romaine,
là le règne relativement durable des Gréco-Bactriens. Non seule-
ment plus rien ne s'oppose, mais depuis longtemps tout nous invite
à faire hardiment remonter, sinon jusqu'à Ménandre, du moins
plus haut que les Kusanas les premièies créations originales de
l'école du Gandhâra.
§ 111. La hencontre du Bouddhisme et de l'Hellénisme.
Penchons-nous à présent sur le creuset où va s'opérer la fusion
des deux éléments que nous avons toujours isolés jusqu'ici, le
grec et le bouddhique. Voilà d'ailleurs trop longtemps que nous
persistons à manier ces conceptions purement abstraites : il est
urgent de les ramener à des termes plus concrets. Le Bouddliisme,
c'est pratiquement des moines et des laïques indiens; l'Hellénisme,
c'est dans l'espèce des soldats et des généraux grecs. Essayons de
préciser et d'animer quelque peu ces vagues entités et de les suivre
en scène sur le véritable théâtre de leur rencontre.
Pourquoi le Gandhâra ? — Nous ne croyons céder à aucune do
ces partialités que les auteurs ont trop volontiers pour leur sujet
en j)laçant au Gandhài'a et dans la vallée de Kaboul, de préférence
à la Bactriane et même à Taksaçild le lieu de cette union — celui
du moins où, à notre point de vue, ladite union engendra un résul-
tat décisif. En ce qui concerne le bassin de l'Oxus nous nous en
fiUU LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU GANDIIÀRA.
tenons aux raisons que nous avons données dès le début'*' et que
notre enquête liistori(|U(' n'a fait depuis que renforcer. Elle nous a
montré en effet que le Bouddiiisme n'a pénétré dans le Nord-Ouest
de rinde que vers 95o avant J.-C. Admettons par hypothèse qu'il
ait franchi la haute barrière du Paropamise dès le commencement
du n" siècle, à la veille ou à la suite des conquêtes indiennes des
tyrans grecs de la Bactriane : encore ne faut-il pas oublier que
ceux-ci en avaient été chassés dès avant l'an i3o par l'invasion
des Çakas. Les événements laisseraient en vérité bien peu de marge,
on ce pays tout iranien et dont la gloire était d'avoir enfanté Zoro-
astre'-', pour la formation locale d'une école gréco-bouddhique. Qui
en aurait d'ailleurs pris l'initiative ? Le fait est frappant pour qui
vient, comme nous, de constater l'influence immédiate et vigoureuse
de llnde du Nord sur le monnayage de ses nouveaux maîties *'' :
pendant les i5o ans et plus qu'a duré la domination hellénique
en Bactriane, ni les idées ni les coutumes indigènes n'ont exercé la
moindre réaction sur les médailles frappées au nord du Caucase
indien ; celles-ci sont restées purement et simplement grecques W.
L'atonie intellectuelle et artistique, pour ne pas dire l'absence de
toute culture nationale que dénonce une si complète résignation
an joug étranger apporte, on en conviendra, une présomption de
plus contre la possibilité de la création sur place d'une école dont
la caractéristique essentielle est justement qu'elle procède du
mélange de deux civilisations.
Soit, dira-t-on ; nous vous abandonnons provisoirement l'Oxus'^':
mais les arguments en faveui' du versant méridional de l'Hindou-
koush valent encore mieux pour la rive gauche que pour la rive
droite de l'indus. Pourquoi le lieu de naissance de l'école ne serait-
il pas de préférence la grande et riche capitale de Taxila, infini-
''' T. I, ]). 5. relevé parM.E.J. Rapson, 4 »<:/<•«/ Imlia,
''' Tout au moins l'a-l-il adoplé (cf. p. 120 et 126.
A. V. Williams Jackson, Zoroasler^). ''' Il nous faudra revenir sur ce point
''' Cf. ci-dessus, t. II, p. 437-438. à propos de l'inlluence de l'ëeole du Gan-
'*' Ce fait significatif a été également dhàra au eh. XVII, S» m (p. 639).
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME T DE L'HELLÉNISME. Mio
ment j)liis importante alors que Peukélaotis? — A cela nous répon-
drons que de l'une à l'autre cité on ne comptait que six étapes, et
que nous ne sommes malheureusement pas en mesure de fournir
des précisions à quelques lieues pi'ès. Toutefois les textes nous font
entrevoir une sérieuse objection dans la forte organisation brahma-
nique qu'ils attribuent dès longtemps à ce que d'aucuns se plaisent
à nommer l'rr université de Tak-saçilâii. L'air de la rive droite, où
nous avons vu qu'au contraire les brahmanes ne jouissaient ni d'in-
lluence ni même de considération C. était singulièrement plus
favorable à l'éclosion de manifestations originales du Bouddhisme.
Car enfin, il faut bien se mettre ceci dans l'esprit : pour la produc-
tion d'un art gréco-bouddhique, tel que nous savons qu'il fut, il
ne sulïit pas d'un simple afllux d'artistes hellénisants; il faut encore
que ceux-ci trouvent toute constituée une clientèle indigène, et en-
fin que la demande locale coïncide avec la présence sur le marché
des praticiens étiangers. Tant que les fouilles de Taxila et de
Balkh '-' ne nous auront pas démontré que nous nous trompons,
nous nous tiendrons prudemment au témoignage des découvertes
déjà faites, et nous continuerons de penser que cette triple condi-
tion n'a été vraiment réalisée que dans la vallée de la Kubhâ et
au Gandhàra vers la fin du n" siècle ou le commencement du
r' siècle avant notre ère. A ce moment il y a six ou sept généra-
lions que cette contrée s'est ouverte, avec le succès que nous avons
dit, à la propagande bouddhique; il y en a trois ou quatre qu'elle
est gouvernée par des Grecs. Dans la haute vallée du Kâboul-Roùd,
un petit foyer hellénique, abi'ité par les montagnes contre l'inon-
dation des barbares, n'a même achevé de s'éteindre qu'un siècle
plus tard. Aussi ne faisons-nous aucune difficulté pour le recon-
naître :dans la querelle des pays qui prétendraient à Ihonneur très
réel d'être le berceau de l'école indo-grecque, cette région monta-
'' et. ci-dessus, t. H . p. 618. n. 3); sur i'iiitéit-l (jnc préseiilerairiit
'' Les piemières sont heureusemeul les secondes voir plus has, cb. XVII,
commeuoees (cf. ci-dessus, t. Il, p. 435, S in (p. 635-636).
A46 LES ORKIIINES DE L'ÉCOLE DU GAMDHÀRA.
jnieuse, aujoiii-d'lmi interdite, mais jadis parcourue par des explo-
rateurs et reconnue couverte de monuments bouddhiques, oppo-
serait au Gandliàra des titres théoriquement supérieurs, si, par
une exception unique dans l'histoire de l'art, la pauvreté d'un
ff Kohistânn avait jamais pu en pareille matière prendre les devants
sur l'opulence de la plaine W.
N'oublions pas d'ailleurs que nous avons précédemment établi
notre droit d'admettre, à cette même époque, un Gandhâra et
sans doute aussi un Kapiça mieux arrosés, partant plus fertiles et
plus riches, voire plus peuplés qu'ils ne le sont aujourd'hui ('-). Il
y a lieu de penser que les Indo-Grecs, venus pour rester, ont dû
ménager les ressources d'un pays dont désormais ils comptaient
vivre. On sait d'ailleurs comment régulièrement les choses se
passent dans l'Inde, au grand étonnement des historiens classiques.
Pendant que ràjas, rajpoutes et autres hsalriija, dont la guerre
est le métier, se battent (et d'ailleurs avec beaucoup de bravoui-e)
eux et leurs gens, le paysan continue paisiblement à vaquer à ses
cultures et le marchanda son commerce : le mot d'ordre des soldais
est de respecter les castes dont, vainqueur et vaincu, les deux
partis devront tirer leur subsistance. Les condottières gréco-bac-
triens, familiarisés par un long voisinage avec les mœurs indiennes,
ont dû, dans leur intérêt bien entendu, respecter la règle du jeu.
Ne l'auraient-ils pas fait, que les blessures de l'invasion auraient
eu amplement le tenqjs de se cicatriser. Au bout du compte, après
la propagation du Bouddhisme et la conquête hellénique, il n'y
eut rien de changé au Gandhâra qu'un petit nombre de Grecs et
beaucoup de moines de plus. Il est naturellement impossible de
procéder à aucune évaluation précise. Toutefois, en opposant les
5oo Yavanas de Ménandre aux 80,000 hhilxu de Nàgasêna, le
Milinda-panha nous suggère une proportion malgré tout assez vrai-
semblable : car s'il y avait sûrement moins de moines dans le cor-
'■' Cf. t. I, p. 6. — L'opposition de la plaine et du ^pays de montagnes n ou Ko-
hislân est un lieu commun sur la frontière indo-afghane. — '' T. Il, p. /aai/iaS.
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLENISME. /i67
tège du patriarche, y avait-il beaucoup plus de Grecs dans la
garde du Basileus?
Les Y.ivAyA. — C'est en ellet une question de mesure. Pour
prendre les choses ah ovo, il serait aussi vain d'exagérer que de
contester Tiniportance de la colonie militaire grecque de Bactrianef'l
Les faits le disent clairement : assez forte pour contenir, en temps
ordinaire, les incursions isolées des Gakas, elle n'était pas en état
d'opposer grande résistance à leur invasion en masse, quand eux-
mêmes cédèrent à la pression des Yue-tche(-'. Les témoignages
chinois donnent l'impression que le royaume bactrien fut pour les
Barbares une conquête facile. Cela se comprend encore de la part
des habitants amollis de cette grasse contrée, lesquels ne faisaient
après tout que changer de maîtres : on est en droit de s'en mon-
trer davantage surpris de la part des aventuriers grecs qui déte-
naient cette riche proie et qui ont l'air sur leurs monnaies de
gaillards si déterminés. Apparemment, devant cette horde défer-
lante de cavaliers nomades, tous archers de naissance, ils se
sentirent désarmés comme en face d'une force de la nature. Leur
cohorte, trop peu nombreuse, eût été submergée par le flot.
Remarquez ce])endant qu'elle sullit pour fermer les passes derrière
eux et se maintenir longtemps encore dans le Nord-Ouest de l'Inde.
Cette Inde même, qu'ils eussent ou non noué des intelligences
dans le pays, ils durent la conquérir avec très peu de monde,
en tout cas avec très peu de troupes grecques. On se rappelle
qu'Alexandre a gagné la bataille de l'Hydaspe avec une douzaine
de mille hommes'^'. Nous voulons bien croire qu'un Dèmètrios et
'"' N'oublions pas d'aillnirs (|ue celle-ci verrons (p. ^87), meilleure contenance,
est liisloriquenicnt allestée : encore plus (le — Peut-être fiiul-il faire aussi entrer en
20,000 vetérunsaiiraient-ilsdéserlélepays ligne de compte les perpéUielles liissen-
à la mort d'Alexandre [d. Iîoiciié-Le- sions intestines des Gréco Baclriens. Lisez
cLERCQ, Hist. des Séleucides, p. 8.t on E. encore les réflexions de M. Bouché-Le-
[\. Bevaw The Hanse ofSeleuciis, p. 276 V clercq, Inr. IniicL, p. ."îfJo-SGa.
•'' Les Parthes lirent, comme nous ''' Il est vrai qu'il disposait d(5jà d'un
448 LES OIUr.INES DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
un Apollodotos no le valaient pas comme foudre de guerre : mais
aussi n'onl-iis pas trouvé devant eux un Porus — encore moins,
comme Séleucos, un Candrafjupta. La dislocation de l'empire des
Mauryas favorisa, nous l'avons dit, leurs entreprises; puis le noyau
de leur armée, constiiné par des mercenaires d'OccidenI, dut vite
se renforcer d'auxiliaires indigènes*''. L'art de conquérir l'Inde à
l'aide des Indiens ne date pas de Dupleix.
Nous sommes donc bien loin de vouloir entretenir les illusions
de Cunningham sur rtla population semi-grecque du Penjâb'^hi :
mais l'élimination de tout élément grec ne serait pas moins
absurde. Ce n'était pas tout que de conquérir l'Inde, il fallait encore
la garder : et il eût été trop imprudent de s'en fier uniquement
sur ce point à des troupes indigènes. Les conquérants se trouvèrent
aussitôt confrontés avec la nécessité, de tout temps reconnue,
d'entretenir au moins une petite garnison européenne ou soi-disant
telle près de toutes les villes importantes. Deux systèmes sont
encore en vigueur, soit qu'on l'installe dans un cantonnement
spécial à quelque distance de la ville indigène, soit (ju'on lui fasse
occuper ce que les Grecs appelaient le ^cccrîXeiov et les pèlerins
chinois la «ville royale n — ce que dans nondjre de villes de l'Inde
britannique on appelle aujourd'hui le trFortn, — c'est-à-dire l'en-
semble de constructions qui servaient a la fois de palais et de
citadelle*^'. A la tète et sous la protection de cette force armée il
fallait encore placer, au moins dans chaque chef-lieu de district,
un représentant du Basileus et son tribunal, sans compter les
agents du fisc et la trésorerie : car ces choses non plus ne changent
cnnlinfjeiit indigène de 5.ooo liomnies,
lequel assurait, avec les troupes de Kra-
lèros, la gai-de du camp.
''' Nous avons cru les reconnaître sur
nos sculplures : cf. t. I, p. 4o2-4o,S et
t. II, p. i4-i6 et (ig. 902-2o4 et 3o6.
<"' flarhut, p. 107, à propos du culte
des images du Buddiia.
•'' Cf. par exemple dans Polïbe , X, 27,
la description du ^aaiXeiov d'Ecbatane
— celui-ci distinct, il est vrai, de l'aKpa
ou citadelle. — C'est justement à propos
de Purusapura que Hiuan-lsang emploie
l'expression qui, d'après S. Bevl (cf.
Rec, I, p. 98 , n. 55), correspond à "la
portion de la ville, fortifiée et entourée
d'une muraille, dans laquelle s'élevait le
palais royal".
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE LHELLÉMSME. I'i9
pas. Dans l'espèce il est probable (jue la capitale du Gandbàra
grec était Peukélaôtis (Piiskaràvati) et que des postes devaient
exister à Pèsbawar et à Shâhbâz-Garhî pour surveiller la grand'-
route, en tout cas à Und pour garder le passage de l'Indus. Au total
le nombre des Grecs n'aurait jamais dépassé, si même il l'atteignit,
la proportion de celui des résidants anglais par rapport aux liabi-
tants actuels du pays, laquelle monte, d'après les données du dernier
Gazclleer, de 0.06 p. 1 00 dans l'Inde entière, à près de o. 1 5 p. 100
dans le Penjàb et à plus de o.5 p. 100 dans le district de
Pèsbawar, à cause du voisinage de la frontière C.
Mais puisque nous en sommes fatalement venus à découvrir
quelque analogie entre l'Inde grecque d'il y a deux mille ans et
1 Inde anglaise d'aujourd'hui'-), il est nécessaire de marquer aussi-
tôt les diiïérences. Celles-ci tournent d'ailleurs toutes h l'avantage
de notre thèse. Les Européens de ce temps-là étaient beaucoup plus
procbes des Indiens par la manière de vivre et les habitudes de
pensée, et par suite bien plus prêts à les comprendre et à se
fondre avec eux qu'ils ne sauraient l'être à présent. Sans doute les
barrières de la caste existaient déjà, mais non celle des mœurs et
des croyances religieuses. Combien d'ailleurs parmi ces prétendus
Yavanas pouvaient se dire originaires de la Grèce européenne ? La
plupart, à commencer par leurs chefs, étaient natifs d'Asie
Mineure, sinon même de simples Orientaux plus ou moins hellé-
nisés. Nous avons trouvé dans la bouche des pandits du Kaçmir le
terme de Yavana employé pour désigner indistinctement toutes les
populations de l'Asie antérieure, à commencer par les Persans:
nous ne serions pas éloignés de croire que son acception était dès
lors presque aussi vague. Ajoutez enfin que nombre de ces merce-
naires devaient prendre femme dans le pays.
''' Soit près de 0,000 Européens sur tiès vivantes à M. Gobi.et d'Alviella dans
86.5,000 liaiiitants, d'après des chifTres son excellente étude sur Ce que l'Inde
fommuniqués par M. F. W. TiioiiAs. iloil à hi Grèce (Paris, 1897, p. 28 et
''' Cette idée a déjà inspiré des pages suiv.).
r. VNrmuM. - 11. ' on
^ATIO\*UE.
',50 LKS (lUKlIMlS l)F, L'ÉCOLE DU G\NDIIÀIl\.
Sur ce |)(iiiil, on lésait, l'oxeinple venait de haut, puisqn'il
avait (Hé donné en Perse par Alexandre en personne, lors de son
mariage avec Roxone. On lit dans Appien qn'un peu plus tard,
dans rinde même, Séleucos Nicator aurait contracté une alliance
tf matrimoniale T en même temps que politique avec Candragupta.
Comme ce dernier nous est donné par les témoignages indigènes
pour un aventurier de basse naissance, le fait, de quelque façon
qu-on doive l'entendre, est après tout possible et est commu-
nément accepté. Mais, fait remarquer M. Boucbé-Ledercq, rron ne
connaît pas à Séleucos d'autres femmes qu'Apama et Stralonice,
ni d'autre fdie que Phila, l'épouse d'Anligone Gonatas. On ne voit
donc pas comment il aurait pu devenir ou le gendre ou le beau-
père du roi hindou n. Strabon rapporte le même détail, mais sous
un jour très ditférent et beaucoup plus intéressant à notre point de
vue : selon lui Séleucos aurait simplement inscrit parmi les clauses
du traité Yèmyaixia ou jus connuhu : en d'autres termes, il aurait,
selon l'ingénieuse interprétation de M. Bouclié-Leclercq ''', conclu
ffune convention autorisant les mariages mixtes entre Hellènes et
Hindous fl. Dans le système social de l'Inde, le seul procédé pour
régulariser de telles unions consistait à atti'ihuer théoriquement
aux Grecs une certaine caste; et peut-êtie avons-nous ici la forme
grecque de la tradition indigène qui, comme nous veri'ons tout à
l'heure ('-), reconnaît dans les compagnons d'Alexandre une variété
dégénérée de Isalrii/a.
Légal ou non, ce constant métissage explique, sans chercher
plus loin, que, comme tous les conquérants de l'Inde avant les
Anglais, les Grecs aient été promptement absorbés par la popula-
tion indigène. S'ils maintinrent pendant plusieurs générations
l'originalité de leur race, ils le durent moins à l'orgueil de leur
culture qu'à l'incessant afllux d'aventuriers occidentaux qui renou-
velaient quelque peu leur sang et éclaircissaient à nouveau leur
''' llisinire des Srlfiiriflrs. p. 3f|-oo. — '^' Cf. ci-dessous, |). iyS.
]A RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLENISME. 'i5l
teint. Leurras, en un mol, était beauconp plus voisin de celui des
Mogliols que des maîtres actuels de l'Inde. Lisez notre Bernicr. A
plusieurs reprises, il revient sur le fait que les gens fcqui gouvernent
à prosent rindoustanr; ont bien pris le nom rrdes peuples de la
Grande Tartariei^, mais que crceux qui entrent dans les charges
cl dignités, et même dans la milice -^ ne sont quiin ramassis
d'étrangers, rrla plupart étant Persans, quelques-uns Arabes et
d'autres Turcs : car il sullit à présent pour être estimé Mogol
d'être étranger, blanc de visage, et mabométan il. Quant à ceux de
leurs enfants a qui passent la troisième ou quatrième génération,
et qui ont pris le visage brun el l'bumeur lente du pays, ils ne
sont point tant estimés ni honorés que les nouveaux veiuis,
n'entrant même que rarement dans les charges, heureux enfin
quand ils peuvent être simples cavaliers ou gens de piedn. Aussi,
pour prévenir celle inévitable déchéance de leur postérité, les nou-
veaux venus à la cour, remarque-l-il encore, ont-ils soin de se
fournir de femmes au Kaçnu'r rrafin de pouvoir faire des enfants
qui soient plus blancs que les Indiens el qui puissent ainsi passer
pour de vrais Mogols ''). . . ••. 11 n'y aurait, croyons-nous, que quel-
ques mots à changer au passage pour que les judicieuses obser-
vations de l'excellent docteur s'appliquassent de façon fort exacte
au cas tout à fail similaire des Yavaiias.
Mais qu'ils fussent d'extraction plus ou moins authentique ou
de race plus ou moins mêlée, un fait n'en subsiste pas moins : de
soi-disant représentants de l'Hellénisme, fonctionnaires civils ou
militaires, ont été installés à poste fixe au GandlKua : et l'on voit
d'ici se dérouler les conséquences extrê:nement variées de cette
installation. Tout d'abord on rloit compter avec les nécessités cou-
rantes d'une administration étrangère quia sa langue, son écriture,
son calendrier paiticuliers. 11 est vi'ai que, dans un pays de vieille
civilisation, il lui faut composer avec les habitudes locales. On n"a
''' Rerkier, Voyages, éd. i83o, I, p. /i et a8G; II, p. 266.
29.
',52 LES OIUC.INKS DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
enoorc d(''Coiiveit clans rinde aucune inscription grecque. L'alpha-
bet grec n'a remplacé celui rlu Penjâb que sur les monnaies, et
encore leur en abandonne-t-il le revers C. Mais des noms de mois
macédoniens ont été relevés dans les inscriptions indigènes (-'; et il
y a lieu de penser que le grec, en sa qualité de langue oH'cielle,
fit un instant partie de l'éducation des hautes classes et fut même
pratiquement connu de nombre de personnes de condition plus
humble, mais que leurs intérêts professionnels maintenaient en
contact permanent avec les maîtres de l'heure. Quand on nous dit
qu'Apollonios de Tyane put encore converser en grec avec le roi
parthe de Taxila, on nous rapporte du moins l'écho d'un l'ait réel.
De nos jours, si longtemps après l'extinction de la dynastie mo-
ghole, les classes dirigeantes de l'Inde du Nord ne continuent-elles
pas à apprendre le persan concurremment avec l'anglais, en atten-
dant que celui-ci supplante définitivement celui-là? Mais l'admi-
nistration n'a pas seule ses exigences : les administrateurs et les
agents de la force publique ont aussi les leurs. Avant tout, il leur
faut des médecins : et la médecine indienne en a contracté une
dette envers Hippocrate. Puis ils ont des besoins intellectuels,
qu'au moins de mauvais romans et quelques troupes d'acteurs de
passage chercheront à satisfaire : et c'est pourquoi l'on découvre
tant de curieux rapports de forme et même de fond entre le théâtre
grec et l'indien '■'', entre les kathd sanskriles et les fables milé-
siennesW : car — il nous faut du moins l'indiquer en passant —
''' Au moins sur les monnaies indo-
grecques, indo-scytlies et indo-parllies :
sur celles des grands Kusanas nous ne
trouvons que l'alpliabel grec (cf. pi. IIIV).
''' Par exemple Tinscription du vase
de Wardak (cf. E. Senart, dans J.A.,
nov.-déc. 1914, p. 674 et 677) est
datée du i5° jour du mois Arthamisiva
(Arlemisios).
''^' Cf. E. Wi^JDiscH, Der griechische
Ein/hisn im indhchcn Drnma (Berlin,
1882 ) et A. Weber, Die Griechen iii In-
dien (1890). p. 919-921. M. S. Lévi
dans sou Théâtre Imlieii a soutenu la
thèse contraire: mais nous savons qu'il
serait aujourd'hui disposé à faire à l'in-
lluence grecque sa part.
'*' F. LicÔTE, Sur l'origine indienni'
du roman grec, dans Mi'lniigrs Si/lniin
Lévi (Paris 1911). Weber (/oc hiud.,
p. 917)3 déjà fait remarquer que les
fables milésiennes étaient en quelque
\A RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLÉNISME. '153
l'inlluence hellénistique ne s'exerça pas uniquement sur les arts
plastiques. Peut-être devons-nous nieutionner encore quelques
sophistes ou professeurs pour l'éducation des enfants de bonne
famille. Point de chapelains, faute de sacerdoce national (tout
au plus (juelques mages pour les soldats iraniens?); mais sûrement
des astrologues, dont les Indiens devinrent les adeptes empressés :
le charlatanisme non plus ne connaît pas de frontières. Enfin et
surtout, toute colonie étrangère a des besoins d'ordre matériel
et pratique : elle ne peut se passer de bijoux, d'ustensiles, d'armes,
de meubles, de véhicules, de vêtements. . . C'est justement ici que
nous attendons nos Yavanas.
Il n'est pas douteux que pour la fabrication de nombre d'objets
de première nécessité, on pouvait, comme à présent, utiliser les
ressources du pays. L'Inde a loujours abondé en habiles ouvriers :
c'est même la seule qualité que Bàber lui reconnaisse dans ses
Mémoirrs, et nous avons vu que Néarque avait déjà fait la même
constatation. Pour les vêlements on trouvait sur place des tisserands
de laine, de coton ou de soie, |)our les véhicules des charrons,
pour les meubles des ébénistes, pour les armes des forgerons, pour
les ustensiles des potiers d'argile ou de cuivre, pour les bijoux
des orfèvres. On peut toujours obtenir d'un bon artisan indigène
sinon l'exécution d'un dessin coté, du moins la reproduction
telle quelle dun modèle; ainsi que le dit encore Bernier, ils
tr Contrefont si bien notre travail d'Europe qu'à peine y peut-on
rien reconnaître de différent t'^r). Les fournisseurs des cantonne-
ments grecs, de quelque nationalité qu'ils fussent eux-mêmes,
ont dii se servir largement de la main-d'œuvre locale. Toute-
fois, il y avait des travaux trop délicats ou trop nouveaux pour
qu'on put les confier aux ouvriers du bazar, ou (|ui exigeaient
soile la liUeralui'e piolessiounelie des <"' Bàber, Mémoires, IraiJ. Pavct de
Yavaiii (cf. plus liaut , t. II, p. 70); il Courteille, II, p. 299; Dernier, Votjages,
cherche même (p. 91 4) des analogies ëd. i83o, t. II , p. a5; et cf. ci-dessus,
entre les épopées grecques et indiennes. l. II, p. 627.
.'454 LES OP.KÎINFS ]\K LECOLE DU (1 \M')1I \ li A.
tuiil an moins une diiccludi ('Ui'o|)éeiiuc. Force liil d'avoir ou
de laire venir d'Occideul un cerlain nombre de ces tecliniciens,
experts en mécanique, dont nous savons que lliabileté extraordi-
naire fit l'émerveillement des Indiens'''. L'ingénieur est d'ailleurs,
avec le médecin, le spécialiste qui s'exporte le mieux. Enfin, ce
serait bien mal connaître les Grecs que de croire qu'ils aient pu
vivre, même si loin de leur Méditerranée, sans art, et par consé-
quent sans artistes. A la vérité, on n'a encore rien retrouvé de
rarcliitecture civile du Nord-Ouest de l'Inde '-' : et ce serait beau-
coup exiger des fouilles que de s'attendre à ce qu'elles nous
rendent, avec sa décoration européenne sertie dans un cadre
exotique, le palais ou simplement la villa de quelque despote grec.
Mais nous n'en sommes pas uniquement réduits aux conjectures.
On n'a pu oublier que nous possédons, en d'innombrables exem-
plaires, dans la superbe facture et l'étonnante variété des monnaies
courantes, la preuve oiïicielle de la constante présence dans la
région, pendant les deux siècles qui ont précédé notre ère,
d'artistes grecs ou formés dans un atelier grec.
Ajoutons c[ue ces artistes, ou tout au moins les premiers d'entre
eux, étaient véritablement excellents. Prenons encore celui qui a
exécuté de ses mains telle des pièces reproduites sur la planche 111.
Que cet homme sût graver, nous en voyons la preuve : mais sans
doute, il ne savait pas que cela. A la mode des praticiens de l'an-
tiquité ou de la Renaissance italienne, il était encore capable de
ciseler, par suite donc de sculpter, donc de modeler, peut-être
même de peindre, et enfin d'enseigner toutes ces branches de l'art
plasti(|ue à des apprentis, quitte ensuite à s'aider de ces derniers
dans l'exécution des commandes. Que lui demander de plus? Gela
ne regarde personne de savoir quels hasards de la destinée l'avaient
''' Cf. plus haut, t. I, p. 91 -g a. La et lôo); Harm-curlta , trad. F. \V.
littérature des contes va jusqu'à leur atlri- Thomas, p. 198.
huer Incapariléde f;il)ri([uei des iiiacliines '' Du moins ceci était vrai avant les
à voler; cf. Brlial-Ldtliti-çlukii-siuiyrdlid , deruières fouilles de M. J. II. M.vrsh.ïll
V, igo (éil. et Irail. F. Lacôte, |). 05 àTaksaçilâ.
LA RENGONTIiK DU BOUDDHISMi:
poussé en Ariane el jusque dans l'Inde. Pour notre part, nous
pensons ce que durent penser ses clients *>réco-indiens : nous le
tenons; il sullll. nous ne le laissercns pas échapper. Mais tout de
suite une (jueslion se posait, assez embarrassante pour eux, pour
lui vitale : trouverait-on à l'employer? Car enfin on ne grave pas
tous les jours des iioinçons pour le gouvernement ; et d'autre part,
dans toute colonie étrangère, si riche soit-elle,le nombre des per-
sonnes susceptibles de faire vivre un artiste est forcément restreint.
Qu'aujourd'hui encore un peintre ou un sculpteur européen aille
chercher fortune dans l'Inde, il aura vite fait d'épuiser les com-
mandes de l'administration ou delà haute société anglaises; et il
sera trop heureux, pour ne point perdre son temps et l'argent de
son voyage, de faire (au besoin un peu plus beau ou plus blanc
que nature) le buste ou le portrait de quelques râjas. Cette res-
source était-elle déjà entrée dans les mœurs? On en trouve des
traces, en delijrs des monnaies, dans la statue inscrite de Kaiii-
ska(') du n)usée de Mathura, sinon déjà dans notre figure 3G8 dont
la ressemblance frappante avec un satrape parthe est peut-être
une délicate flatterie. En tout cas, nos artistes hellénisants auraient
tort de faire entendre aucune plainte i-étrospective. Une bonne for-
tune leur est échue qui ne se représenterait plus que bien diffici-
lement aujourd'hui : ils virent venir à eux, de l'or à la main, des
donateurs indigènes qui leur offraient des murs de sanctuaires
à décorer.
Les Bivddhà. — Retournons-nous vers ces clients, en vérité
inattendus, et enquérons-nous au mieux de leur identité. Ils
méritent de fixer à leur tour notre attention , ne serait-ce qu'à rai-
son de ce geste extraordinaire. Car on conçoit bien que le Grec n'ait
pas fait beaucoup de façons pour accepter la commande : le sur-
prenant, pour quiconque connaît un peu l'Inde, est qu'elle ait été
<■) A.S.I.,Aun. Rcp. Kji 1-1-2, pi. Lttl.
>i:,(l I.KS OIIICINKS l)K LKCOI.K 1)1 (i A M)ll \ Il \.
laite, lîion eiiloiidii l'Ilc iiY'iiianait pasdedessei'\aiilsbraliinaiii(|ues :
ces représeiitauls allilrés du consei'valisuie indien se sont, comme
toujours, tenus tant qu'ils ont pu à l'écart des modes étrangères.
Mais il ne sullit pas, pour que tout devienne simple, de rejeter
sur des bouddhistes la responsabilité de celte innovation. Nous ne
voyons pas que de nos jours les gens de Ceylan ou de Birmanie,
du Siam ou du Cambodge, fassent appel pour la décoration de
leurs fondations religieuses à des artistes européens*''. Sans doute
il n'y aurait pas impossibilité absolue à ce qu'ils le fissent : nous
croyons cependant savoir^qu'ils s'y résigneraient fort malaisément.
Et la raison en est claire. L'artiste immigré , quoi qu'il fît pour
s'accommoder au goût et au style indigènes, jetterait aussitôt la
perturbation dans les habitudes d'œil et d'imagination de ses clients
improvisés. Par le fait, le Grec en question n"a pas manqué d'opé-
rer au Gandhài-a sa petite révolution artistique; mais s'il y eut des
esprits chagrins (il y en a toujours) et de vieux bonzes qui protes-
tèrent, la majorité des intéressés fit évidemment ses délices du
nouveau style. — Qu'à cela ne tienne, dira-t-on, ne gardez-vous
pas en réserve un argument qui est déjà venu plus d'une fois sous
votre plume? Ce goût spontané de l'inédit étonnerait dans l'Inde :
mais les habitants du Gandhàra étaient-ils de vrais indiens? —
Eh! sans doute, répondrons-nous, ils se ressentaient fort du voisi-
nage immédiat de la frontière et du perpétuel va-et-vient des voya-
geurs sur la grand'route qui reliait la péninsule à l'Asie antérieure.
Mais prenez-vous davantage les Birmans, les Thaïs ou les Khmèrs
de l'Indo-Chine pour d'authentiques Indiens? Les Gandhàriens
étaient à tout le moins des Oiientaux, et par suite des gens toujours
chatouilleux sur l'article de leurs coutumes et de leurs pratiques
religieuses. Aussi en vient-on à penser qu'une autre condition
encore était nécessaire pour expliquer en cette affaire l'initiative ou
''' Nous cliûisissons exprès nos exeni- vaute. mais qui ne possèdent pas eu
pies dans des pays de civilisation indienne propre une aussi brillante tradition artis-
où la relig-iou bouddhique est encore vi- tique que la Chine et le Japon.
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLENISME, iô?
— si l'on préfère croiie (|ue le Grec iil des oll're/i de service —
l'acceptation des milieux indigènes. Oui, la population du Gan-
dhâra était des plus mêlées, et elle ne respectait passes brahmanes,
et elle était des plus dévotes au Buddha : tout cela est bon à rete-
nir; mais, pour qu'elle passât une commande à un artiste liellé-
nisanl, il aura en outre fallu, entre les deux parties contractantes,
l'intermédiaire d'un Grec, ou d'un métis de Grec, (jui lût lui-même
un bouddhiste.
Le postulat est beaucoup plus modeste et raisonnable qu'il ne
paraît peut-être au premier abord. Pour commencer, personne ne
savisera de contester la prompte multiplication au Gandhàra de
nombreux Eurasiens, bouddhistes de naissance par leur mère (').
Mais puisque Ménandre a pu donner à la postérité l'impression
qu'il s'était converti au Bouddhisme, pourquoi quelques \a\anas
pur sang ne l'auraient-ils pas fait ou cru le faire : soit qu'ils y
aient été amenés parla toquade théosophique, résultat fréquent
d'un long séjour aux Indes, soit que de la doctrine du Buddha ils
aient surtout retenu le coté philosophique ? 11 n'y avait pas si loin
de la sagesse du Bienheureux à celle qui venait de faire d Epicure
le dieu de ses sectateurs'-' : et on remarquera notamment que
devant le problème fondamental de la douleur, dont tous deux
reconnaissent l'existence, leur attitude est pareille, et la plus
humaine de toutes. S'il était loisible au Yavana lléliodore de se
déclarer affilié à la secte vishnouite des Bhàgavatas, et au Kusana
Vima-Kadphisès de s'intituler mùhêçmra, c'est-à-dire çivaïtc, sur ses
monnaies'''. Grecs comme Barbares devaient rencontrer encore
moins d'empêchement à devenir bouddhistes. Notez que des con-
versions de ce genre se produisent encore tant à Ceylan qu'en
Birmanie; et d'autre part, ainsi que nous l'avons indiqué'"', elles
étaient beaucoup plus attendues de la part d'un Yavana d'alors
que d'un Européen d'aujourd'hui. Aussi ne voyons-nous à opposer
'" Cf. t. II,p. 45o. ^'- Cf. t. II, p. 191.
■''> Cf. t. II, p. 34i. Ci Cf. t. H, p. 4/19.
i58 LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU GAND1I\RA.
au Mahâvama aucune objection de pi-incipe quand il nous parle de
moines cr i)recs'')ii. Déjà des témoijjuajjcs certains vérifient l'au-
tlicnticilé de notre hypothèse, aussi bien au Gandhàra qu'au Kon-
kan. Ici, ce sont des tt Yavanasw — déguisés, il est vrai, sous des
noms hindous — qui font creuset- à leurs frais les grottes de
Nâsik, de Junnar et de Karli(^); là c'est et Théodore, fils de Datisu,
qui consacre une pièce d'eau au culte des NàgasW. Nous incli-
nerions même à penser que seulement ainsi nous réussissons à
atteindre et à vider le fond du débat que soulevait tout à l'heure '''
le caractère presque uniquement bouddliique du produit des fouilles
gandhàriennes : l'aisance avec laquelle les Yavanas établis dans le
pays ont été accueillis dans le sein de la communauté reste, en
dernière analyse, la meilleure explication qu'on puisse donner de
l'union si intime, et apparemment si exclusive, qui s'est formée
au Gandhàra entre l'art grec et la religion bouddliique.
N'oublions jjas d'ailleurs qu'il y a deux manières de se faire
bouddhiste. L'une, au fond la seule vraie, est d'entrer dans l'ordre
des moines et d'observer dans l'infini détail de ses complications
la relative sévérité de leur discipline; au contraire, l'autre, celle
des upàsaha ou fidèles laïques, pouvait à la rigueur ne consister
qu'en un acte mental d'adhésion. Toutefois cette alliliation se
manifestait mieux par une charité toujours prête à l'égard des
membres réguliers de la Communauté; et comme cette muni-
ficence était seule susceptible de revêtir à l'occasion un caractère
artistique, nous aurions une tendance à ne nous inquiéter ici
que des ce zélateurs n. En fait, les moines figurent assez souvent
parmi les donateurs mentionnés par les inscriptions ou représentés
sur les sculptures (cf. fig. 8/17 a). S'ils étaient censés ne rien
posséder, ils pouvaient apparemment stimuler la générosité de
''' A/aA«i'fl;«4«, xii, 3i (et. Sy-io) et ''' E. Senart, dans J. A., niai-jiiiu
XIX, 3(). 1891), p. 533. — Sur te caraclère aqiia-
'^' Ep. Indica, VIll , p.9o;I\, p. 53- tique des Nàgas, cf. t. II, p. 29.
56; A. S. Western India, IV, p. 92, etc. '*' Cf. t. II, p. /iig-iao.
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLENISME. 'i59
leurs parents ou de leurs disciples. Uhihsti el iipdsaka ne vont
d'ailleurs pas l'un sans l'autre. On estime {généralement qu'il faut
ù ptMi près une centaine de familles pour entretenir, bon au mal
an, un moine mendiant". Cela ferait environ un moine pour
mille habitants, La ])roporlion fut sans doute moindre dans le
Gandliàra à l'origine de la propagande; mais elle y devint beau-
coup plus considérable : car autrement le pays, m.'me en lui
attribuant une po|)ulation double de l'actuelle, n'aurait guère
nourri que douze à (juinze cents hhiksii. Or Hiuan-tsang a.ssiire
qu'il aurait jadis possédé un millier de monastères, et dans un
seul de ces couvents, celui qui conservait le vase à aumônes du
Bienheureux, Fa-hien a compté sept cents moines'- . Comment une
telle multiplication du nombre des religieux a-t-elle pu se produire
sans perturber gravement les conditions économiques de la contrée?
— La réponse est justement que le développement du Bouddljisnie
a suivi au Gandhàra la même évolution que partout ailleurs. Dès
le début, quelques entrées en religion, plus ou moins retentissantes
selon le rang social du converti, intéressent localement à la pro-
spérité de la Communauté naissante un certain nombre de familles.
Soit souci du bien-ètie des parents entrés en religion, soit manière
de restituer au hliiksii les biens qu'il a abandonnés on quittant le
monde, soit enfin simple souci d'accomplir une œuvre pie, des
zélateurs font bientôt à la Communauté «le plus beau des donsii,
entendez celui d'une propriété foncière : car il n'est pas de
charité plus méritoire, après avoir fourni de uourritui'e, de vête-
ments et de médicaments les disciples du Maître, que de leur
assurer un abri. Selon l'usage confirmé par la règle, c'est dans
quelque villa hors les murs qu'on les installe, en attendant de
bàlir sur ce terrain un véritable monastère'^. Plus tard enfin, on
'' HiRAPKASÀD (jÀSTRÎ, Dîscovcri/ oj j). 1 7 I , il compte 1,600 fondalions reli-
living Buddhi.ini in Bengal, Calcutta, gieuses en y comprenant les siàpa);
1897, P- 2- Fa-HIE\, cil. XII.
"' Hll'AN-TSANG, Rec, p. 98 [ibuL, '■ Cf. t. 1, p. ^78.
/i60 LES ORIGINES DE L'ECOEE DU GANDHARA.
voit sélevcr, sur des sites appropriés à leur (lestination, des sortes
de couvcnls-torteresses, pareils à ceux du Tibet et de notre moyen
âge, et puisant sans doute leurs réserves dans la dotation qui leur
a été faite des terres environnantes". C'est alors que ces établis-
sements, devenus riches par eux-mêmes, se peuplent d'une foule
de moines qui vivent sur le couvent, et dont par suite le nombre
n'est plus subordonné au chiffre de la population locale. Sans
l'invasion musulmane, qui sait si nous ne trouverions pas encore
au Gandliàra et au Kaçmîr des fondations religieuses tout à fait
analogues aux lamaseries qui subsistent, sans chercher plus loin,
dans le Ladâkh ?
A la date où nous nous tenons — soit aux environs de l'an loo
avant J.-G. — il va de soi que nous sommes encore loin de ces
développements, sans doute postérieurs à notre ère. Mais nous
devons nous rap|)eler d'autre part que le Bouddhisme n'était plus
un nouveau veau dans le pays, où il se propageait depuis un siècle
et demi et où il avait précédé de cinquante ans la conquête indo-
grecque. Ce Bouddhisme, nous le connaissons : encore proche de
ses origines indiennes, c'était celui que l'on stigmatisera plus tard
du nom de Hînayàna , plus particulièrement représenté ici par la
secte des Sarvàstivâdins. Selon toute apparence, la Communauté du
Nord-Ouest, profitant de l'expérience acquise, aura rapidement
regagné le degré de développement que celle de l'Inde centrale
avait atteint quelque cent cinquante ans auparavant. C'est dire
qu'elle fut vite travaillée à son tour par la fièvre de construction,
qui s'était déclarée chez celle-ci sous le règne d'Açoka : car l'in-
stinct bâtisseur de l'homme finit toujours par prévaloir sur les
vœux les plus solennels de pauvreté, et ce ne sont pas les archéo-
logues qui lui en feiont reproche. Ces nouveaux sanctuaires
gandliàriens, nous ne sommes pas réduits à les reconstituer en
imagination comme les problématiques rt maisons grecques n que
"' Cf. t. I, p. i(Jy-i7-2.
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLENISME. 'i6l
lions doivent les sites de Peukélaôtis et de Taxila. Il n'est pas
certain, mais il n'est pas impossible qu'Açoka, en même temps
(piii taisait graver ses inscriptions, y ait érigé tel de ces slùpa
que persistait à lui attribuer la tradition populaire. En tout état
de cause, ceux de ces tumnli que nous avons rangés dans la caté-
gorie c; ancien modèle T)" ne tardèrent pas à s'élever dans le voisinage
de toutes les villes et bourgades inqjortantes; et à côté de ces
monuments les plus bouddhiques de tous, bien que non exclusive-
ment bouddhiques, s'alignèrent bientôt, bâtis sur le double modèle
local, butte ronde de la plaine ou chalet pointu de la montagne,
les rangées de vilinra, cellules de moines toutes prêles à se cbanger
en chapelles pour les statues. . . '-'. Est-ce la peine à présent de
faire remarquer à quel point ces déductions s'accordent avec les
conclusions auxquelles nous avait indépendamment conduits, dans
la première partie de notre travail, l'étude des édifices? Les vrai-
semblances historiques ne font c[ue renforcer la raison d'ordre pra-
tique qui s'était d'abord olferte à nous pour expliquer le caractère
foncièrement indigène de l'architecture du Gandhâra'^). Quand les
Gréco Bactriens s'y établirent, le type général des monuments
bouddhiques était déjà immuablement fixé; et il ne devait venir à
l'esprit de personne — fut-ce d'un Yavana converti — de demander
à l'artiste étranger des plans de sanctuaires, mais seulement des
projets de décoration.
Les artistes gandhàbiexs. — Il semble ainsi que les choses
s'éclaircissent peu à peu à mesure (jue nous avançons, comme pour
récompenser la patience de notre enquête. Mais toutes ces consi-
dérations ne sont en fin de compte que des travaux d'approche,
destinés à nous permettre de serrer de plus en plus près l'objet
''' Cf. t. I,p. 6.5-71. — L'identillca- les donateurs ont d'abord demandi? aux
lion de Shâhpour (p. 67) est à ciniger. artistes des bas-reliefs pour les slùpa ou
"' (jf. t. I, p. f)() et suiv. — Nous des statues pour les )'(An'r« ((. Il, p. S38
avons déjà .ngité pins baul (et nous n'y et suiv.).
reviendions pas) la question de savoii- si *^' Cf. t. I, p. 200.
'i62 LES ORIGINES DE L'ÉCOLE DU GANDH\R\.
de nos recheiches, à savoir les origines de l'école grcco-boiuldliique
du (îandhâra. Coninie une école d'ort ne peul être que l'œuvre
d'artistes, c'est sur ces derniers qu'il faut concentrer, pour finir,
l'ctlorl de notre investigation; et comme, d'autre part, les artistes
se jugent à leurs œuvres, nous discernerons leur individualité
d'après la nature de leur stjle. Ou plutôt (si du moins les chapitres
qui précèdent ont rempli leur dessein) l'expérience peut être consi-
dérée comme faite. Parmi toute cette décoration sculpturale, nous
avons rencontré quelques motifs nettement helléniques, et d'autres,
en nombre plus restreint encore, purement indigènes; tout le reste,
c'est-à-dire l'immense majorité, procédait d'une sorte de com-
promis entre les deux techniques. Nous savons donc d'avance que
les seuls artistes décorateurs qu'ait connus le Gandhàra, étaient
les uns des Grecs, les autres des Indiens''' — voire enfin et surtout,
à la faveur de la pénétration constatée des deux races, des métis
de Grecs et d'Indiens.
Et d'abord, pour reprendre le fil du précédent paragraphe,
comment écarter à />m;v' la présence de sculpteurs indigènes dans
rinde du Nord-Ouest dès le début du n'' siècle avant notre ère ?
Ce serait décréter que les stupa septentrionaux de l'ancien modèle
furent condamnés à rester entièrement nus. Il faut avouer que
les mieux connus d'entre eux, comme ceux de Mânikyâla (fig. 9)
et de Chakpat (fig. 10-12), n'ont jamais reçu qu'une ornemen-
tation fort sobre ; mais d'autres, que le sol nous cache encore,
peuvent avoir été plus richement décorés. De toutes façons, il est
sûr que l'étrange assortiment décoratif des anciens imagiers boud-
dhiques, arbres, roues, slûpa , lotus et autres emblèmes allégo-
riques, a pénétré jusqu'au Gandhàra. Sans doute il y avait été
apporté, ne serait-ce que sous forme d'e.v-voto et autres objets de
piété, dans le mince bagage des moines qui, dès le début de la
propagande, aflluèrent de l'Inde centrale: on sait assez l'humeur
''' Peut-être faudrait il, à la grande rigueur, dire frlndo-iraniensTi; mais cf. jilus
bas, cil. XVI, .^ II, iiifne [ p. içig-ôoi).
LA RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L'HELLENISME. 463
migratrice de ces chemiueaux de la religion. A l'emploi sporadique
de ces symboles sur nos sculptures gandhàriennes, nous recon-
naissons la vieille manière intlienne, abstraite, scbématique,
algébrique, que nous avons eu plus d'une fois à définir''). Aussi
ne peut-on s'étonner que plusieurs d'entre eux reparaissent
isolément sur les pièces indo-grecques (pi. 111, i3-i6) et en
groupes constants sur les pièces indigènes'-'. Mais puisqu'il s'est
trouvé quelqu'un pour graver en relief les poinçons de ces der-
nières monnaies, à plus forte raison sommes-nous contraints d'ad-
mettre que la corporation, déjà requise, des maçons indigènes com-
prenait quelques tailleurs de pierre assez habiles (et ce n'est pas
beaucoup dire) pour revêtir au besoin un édifice de ces rudimen-
taires décors : car à l'époque où nous le prenons, vers la fin du
m'' siècle avant J.-C, les prétentions d'un sculpteur indien
antérieur aux décorateurs de Barliut ne sauraient aller beaucoup
au delà.
Or, c'est à ce moment que pénètrent au Gandbàra, à la suite de
Dèmètrios et d'Eukratidès, les artistes grecs auxquels nous devons
leurs magnifiques médailles. Mais ceux-ci, ce n'est pas à nous
qu'il appartient de les définir : il sufiit d'ouvrir les manuels
d'archéologie classique. L'art dans lequel ils sont experts, c'est cet
art dit hellénistique, qui allait survivre à la liberté de la Grèce et
devoir son universelle dillusion à la ])aix romaine. Pour l'instant
il a passé en Asie Mineure et en Egypte et s'y est mis au service de
souverains, les uns déjà très orientalisés, les autres encore mal
hellénisés. A plusieurs signes s'annonce, dit-on, sa décadence :
mais en pays asiatique nous ne ferons toujours qu'admirer sa
perfection. Les qualités maîtresses varient d'ailleurs selon les
ateliers, dePergame à Alexandrie. Il sulfira de retenir ici quelques
traits généraux, tel que le goût croissant du piltoresque, du
portrait, voire de la caricature; la prédilection pour le bas-relief
' Cf. t. 1, p. 6o8et t. H, p. 36i. pi. I, et A. S. I.. A»),. Brp. ,()n5-6,
' Cf. Beginnings nf Budditist Art, pi. LIV.
'ifi'i LES onrr.iNRs de L"Ér.or,E du gandhàra.
contant quelque histoire mytliologique ou représentant quelque
scène pastorale ; on encore la complaisance pour les branches
inineui-es (le la toreutiquc : car parmi ces favoris des Muses, on ne
sait où tirer la ligne entre l'artiste et l'artisan. A la vérité, les
œuvres purement grecques que l'on a jusqu'ici retrouvées dans
l'Inde du Nord sont, à l'exception des monnaies bactriennes, des
plus rares. Peut-être le fait est-il dû à ce qu'elles consistaient
surtout en menus objets de métal, toujours prompts à disparaître
dans le creuset des orfèvres du village. On peut attendre des
fouilles mieux surveillées de l'avenir de meilleurs spécimens
d'orfèvrerie C et d'autres bronzes pareils au petit Héraklès du
British Muséum (fig. ^76). Sans attendre plus longtemps, la main
d'authentiques Grecs nous a paru signer ces tritons, ces géants,
ces atlantes, que nous avons relevés parmi nos sculptures (fig. 1 2.3
et suivantes, 395),ou du moins ceux d'entre eux qui ont le mieux
conservé le type classique et ne doivent visiblement rien au sol
dont ils sont sortis.
Contraste saisissant : ici, le plus prestigieux des virtuoses; là,
le plus routinier des manœuvres. On pourrait à plaisir laire jouer
sous tous les jours les facettes de cette antithèse. Mais nous ne
voyons pas ce que notre enquête y gagnerait. Tout d'abord l'une
ou l'autre sorte de sculpteurs ne peut guère avoir été au Gan-
dhàra qu'une exception infime. S'ils y avaient travaillé en nombre,
ils auraient élevé des ensembles à leur mode, et nous auraient
légué, soit des mausolées ou des autels comparables à ceux
d'Halicarnasse et de Pergame, soit des stupa analogues à ceux
de Barhut ou de Sânclii. Or, nous avons peine à réunir assez de
vestiges probants de leurs productions pour démontrer irréfuta-
blement leur existence. Cette existence même peut-elle nous être de
(|uelque utilité? Elle s'affirme, comme nous venons de voir, par
la trouvaille d'un certain nombre de motifs qu'on pourrait croire
"i Cf. i. II, p. 181.
LA RENCONTRE DL BOUDDHISME ET DE J/JIELLENISME. /i(i5
tlirectemciit importés, les uns de l'Asie antérieure, les antres de
rinde centrale : encore la plupart doivent-ils être ai^tificiellenient
isolés des décorations où ils s'inséraient. Mais udus l'avons vu,
l'œuvre relativement considérable de l'école du Gandhàra a jusle-
meiit, prise dans sou ensemble, ce caractère de ne pouvoir être
dilr proprement grecque ni indienne. Elle contient assurément
Fii;. 47G. — Hbiiaklks, al (januuàha (cl. ji. 4G4).
Ilrilisli Muséum. Staluelle de hnmze provenant (le Nigrai.
des matériaux venus du Magadha des Mauryas et d'autres de la
Syrie des Séleucides : elle n'est pas plus une importation syrienne
que niagadhienne. La combinaison des parties composantes y est
beancoupplus intime que dans les monnaies indo-grecques, où il y
a simple juxtaposition d'exergues en deux alpbabets et deux langues.
Elle est née sur place de la fusion de deux écoles, comme du
mélange de deux corps dans une coupelle en naît un troisième.
Telle est (nous n'hésitons pas à nous servir de ce terme) son espèce
GANDHÀRA. --11. 3o
pntHEME NAIIOXALf .
/jfiG LES oniC.INRS DE L'ÉCOLE DI 0 \NDH \R \.
d'originalité. Sans doute, la proportion des éléments constituants
peut varier selon les morceaux et les époques, et aller du grec
presque homogène à l'indien presque intégral : le nouveau produit
n'en est pas moins essentiellement un alliage. Or, au point où
nous sommes arrivés , nous voyons bien que cette sorte d'opéra-
tion chimique n'a pu se faire d'emblée dans la cervelle et sous
les doigts, ni d'un Grec, ni d'un Indien : car, comment l'Indien
aurait-il tout deviné du métier et du répertoire grecs, et comment
le Grec se serait-il complètement assimilé la tradition artistique
et religieuse du Bouddhisme? Et n'attendons pas plus de résultat
d'une collaboration immédiate entre eux, si tant est qu'une telle
supposition soit admissible. Ne voyez-vous pas que race, langue,
situation sociale, civilisation, tout un monde les sépare? Pour
donner des noms de fantaisie à ces éternels anonymes, comment
le brillant Apollodore aurait-il pu dès l'abord lier partie avec
l'obscur Dêvadatta ?
Ainsi il semble que nous aboutissions à une impasse ; et le plus
clair résultat de cette longue étude serait de démontrer l'inca-
pacité où nous sommes de rendre compte de la genèse de son
objet. Heureusement la vie s'inquiète peu de la logique, et il
reste à notre disposition le temps, le plus grand des maîtres. C'est
lui qui va se charger de rapprocher les dislances, d'adoucir les
angles et de ménager les points de contact. Laissons-le remplir son
office : il aura \ite fait de mêler les civilisations et les races, et de
favoriser l'échange des langues et des religions. Que ce soit au
bazar de la cité indigène ou à l'intérieur de la ville royale, dans
lalelier du sculpteur grec ou dans la boutique de l'imagier boud-
dhiste, le jour ne tardera pas à venir où s'engagera enfin, entre
amateurs, la couversation attendue; et c'est au cours d'un tel
entretien, que naîtra plus ou moins prosaïquement, dun pari ou
d'un défi, d'une otïre ou d'une commande, une branche nouvelle
de l'ai't. Au ])is aller, si l'on craint qu'une telle supposition ne
semble bien hasardeuse, nous aillions toin'ours la ressource
LA RENCONTRE DU ROUDDHISMl'] ET DR L'HELLENISME. /i67
d'appeler à notre aide, non plus senlement comme intermédiaire
entre les praticiens et les donateurs, mais comme praticien lui-
même, le Yavaua màtim'' de Banddha auquel nous avons eu précé-
demment recours. C'est évidemment dans l'imagination d'un
Eurasien, artiste par son père grec, bouddhiste par sa mère
indienne, que se combineront le mieux les deux traditions, de
même que c'est sous son ciseau que se marieront le plus harmo-
nieusement les deux techniques. A sculptures hybrides, sculpteurs
métis ; et, de fait, nous avons de fortes raisons de penser que tels
furent bien les auteurs responsables de la majeure partie des
œuvres gandhàriennes.
Est-ce à dire que nous écartions à présent toute collaboration
au répertoire gréco-bouddhique de la part d'un maître grec, fami-
liarisé par un long séjour avec IVime du pays, ou d'un apprenti
indien, touché de la grâce hellénique? Personne ne nous prêtera
une telle élroitesse de vues. Sans l'apprenti indigène on ne saurait
comment expliquer la durée et le déclin même de l'école; et pour
ce qui est de son élaboration, on n'en pourra jamais contester
sérieusement l'initiative aux artistes étrangers sans la venue des-
quels elle ne serait jamais née. Même pendant la période de son
plein épanouissement, nous ne songeons pas à proscrire l'inter-
vention éventuelle de praticiens directement immigrés d'Occident:
qui ne voit au contraire que la formation préalable de l'école a
été pour ceux-ci le meilleur élément d'attraction, et cpielle est
pour nous la meilleure garantie que ces nouveaux venus, trouvant
des modèles tout prêts, aient pu sans autre préparation mettre la
main à une pâte déjtà pétrie et levée? Tout ce cpie nous avons
voulu laiie ressortir en pleine lumière, c'est d'aboid le fait que le
caractère mixte des œuvres gainlhàriennes s'explique de la façon
la plus naturelle par leur attribution à des sculpteurs qui, pour la
plupart, étaient eux-mêmes de sang mêlé; c'est ensuite et surtout
l'imprudence qu'il y aurait à dater I origine de l'art du (iandhàra
des premiers jours de la domination grecque dans le Penjàb,
.3o.
/(68 LRS ORIGINES PE L'ÉCOLE DU CANDHÂRA.
autremeni dil des premières années du second siècle avant notre
ère. Pour que celte école à double face, telle que nous avons
appris à la connaître, ait pu naître et se développer, un lon,o
contact entre le Bouddhisme et l'Hellénisme est une condition
nécessaire : nous estimons qu'il n'y aura pas fallu moins de trois
ou quatre générations. Ainsi toutes les présomptions, qu'elles
soient tirées de l'histoire politique, ou religieuse, ou artistique de
la contrée, s'accordent à placer vers le commencement du dernier
siècle avant J.-C. les premières sculptures gréco-bouddhiques'"'.
Et qu'on ne croie pas que ce soit des fouilles de l'avenir que nous
attendions la confirmation de cette théorie : nous comptons au
contraire en administrer la preuve dès le chapitre prochain.
' Est-il besoin de rappeler que les avoir été plus précoces? Cf. ci-dessus,
premières peintures de ce style peuvent t. II, p. io4.
I
L'EVOLUTION DE L'ECOLE DU CANDHARA. WJ
CHAPITRE XVI.
L'KVOLL!TIO\ l)K L ÉCOl.l' 1)1 GA\DHÂRA.
Si nous ne nous sommes pasinleidit,au cours de notre résumé de
l'histoire politique et religieuse du Gandliàrn pendant la période
indo-grecque, d'anticiper parfois sur les événements, nous ne pré-
tendons pas pour cela avoir complètement résolu le problème de
l'art gréco-bouddhique. Tout au plus avons-nous exposé les cir-
constances qui rendent possible el même vraisemblable l'apparition
de ses premières œuvres vers le début du i""" siècle avant notre ère.
Comme fait le directeur du théâtre dans le prologue des drames
indiens, nous avons simplement préparé la scène, annoncé les
personnages et prévenu le public de ce qui allait se passer. C'est
là lin rùle ([ui n'a rien de dilïicile. Dès que le rideau — ou,
comme disaient les Indiens, la r? grecques [yavanikd) — se tire,
il en va tout autremeraent du métier d'auteur ou simplement de
critique. Les deux entités abstraites de l'Hellénisme et du Boud-
dhisme se sont incarnées devant nos yeux en deux individus
concrets, un donateur indigène et un artiste étrangei'. Pour accen-
tuer la vraisemblance, nous avons même pris soin d'indianiser le
\avana autant que nous hellénisions le Bauddha, jusqu'à les con-
sidérer comme issus tous deux d'un pareil métissage, de mère
indienne et de père grec. Ainsi ils se comprendront mieux, ayant
mêmes idées et parlant même langue. Mais à quel moment, à quel
propos, sur (juelle initiative s'est engagée entre eux la conversa-
tion et quel tour au juste va-t-elle prendre? Cela nous échappe
pour l'instant et se prèle mal à tout essai de reconstitution histo-
rique, ou seulement logique.
Que vous voilà, nous dira-t-on, embari'assé pour peu de chose!
De cette longue entrevue, vous connaissez du moins le résultat ,
à savoir l'école d'art dont \ous avez cntrepi'is l'élude. Or, une
'i70 [;i' VOl.l l'KiN l)K L'IvCOI.K DU (i\M)ll\l!\.
Icllc liistoire se (léci)ii|)(' luujoiii's l'ii tiois iiclos. (lest comme une
niante qui germe et croit, lleuril et fructifie, dépérit et meui't.
(lliacini sait d'ailleurs (jue révolution de toute chose humaine se
déroule en trois périodes, ascendante, culminante, descendaiile.
Il Y aura donc trois paragraphes à votre exposé : formation, llo-
raison, décadence. Et maintenant, allez : vous voyez comme c'est
simple... — Hélas, nous craignons que notre cas ne soit beau-
coup ])lns compliqui''. Heureux les historiens d'art qui ont aiî'aire
à la courbe harmonieuse d'une école originale et dont aucune
inlluence étrangère ni aucun cataclysme politique ne viennent tra-
verserle développement spontané. Ils assist(Mil, émus et joyeux, aux
timides premiers pas, puis aux progrès déplus en plus rapides du
cher objet de leurs soins; et s'ils ne peuvent se défendre au passage
de quelque mélancolie en constatant combien est fugitif l'instant
de sa suprême perfection, ils ont de quoi se consolei'et se complaire
dans la lenteur toujours savoureuse de son déclin. Par ailleurs,
mil souci : l'esthétique marche la main dans la main avec la chro-
nologie; tout s'ordonne de soi-même et sans effort, comme dans la
région sereine des idées pures, et l'œuvre même de l'historien par-
ticipe à la simplicité de lignes de son sujet. Une telle chance n'est
pas la nôtre. Notre école, roulée et ballottée entre tant de courants
contraires, ne nous a laissé qu'une œuvre baroque et tourmentée
où nous essaierions en vain de lire à première vue le progrès de
son développement: tels ces coquillages, trop longtemps battus
de f océan, chargés d'accrétions et déformés par les chocs, où
fœil du naturaliste cherche en vain le jeu régulier des spires.
Voilà en effet, sans métaphore, l'impression que nous ont tou-
jours donnée nos monuments, chaque fois que nous avons voulu
tirer d'eux ce ([u'on peut appeler une chronologie intrinsèque. A
trois reprises différentes, à propos des motifs décoratifs, des scènes
légendaires et des images ('', nous avons déjà dû constater i'inex-
''' Cf. t. t.. p. aSSetGi.T.H I. II, p. 3i4.
Ll':VOLUTln\ DE L'ÉCOLE DU GANDHARA. 'i71
tricable biouillamiiii (|u ils présentent. Aussi bien A. Bartb nous
avait-il depuis longtemps averti que «c'est à peine parfois si Ion
peut parler de tradition dans ces contrées où l'art a élé soumis à
tous les hasards d'un article d'importation'') n. Aucune illusion ne
subsiste donc sur les dillicultés de notre tache présente : ce n'est
pas une excuse valable pour nous en dispenser. Tout d'abord nos
incertitudes proviennent pour une bonne part de la façon dont les
premières fouilles ont été conduites : celles de l'avenir ne nous
fourniront pas seulement des groupes topographiquement déter-
minés, elles nous permettront encore de distinguer dans chaque
site les couches chronologiques successives (-). En attendant il est tout
au moins permis de dresser les cadres généraux entre lesquels nous
tâcherons de classer l'actuelle confusion des sculptures. Si Gœthe
a eu raison de dire que ce qui est contre natuie est encore nature,
une évolution, même contrariée et rompue, est encore une évolu-
lion. Enlin il ne faut pas oublier que la longévité des écoles d'art
se compte par centaines d'années. Pour prendre l'exemple le plus
analogue en même temps <[ue le plus voisin de nous, on atlribue
couramment à l'art roman quatre ou cinq siècles d'histoire (^'. Il
n'y a aucune raison a priori pour refuser à l'école gréco-boud-
dhi(|ue une pareille durée. Sur ce point comme sur les autres, les
faits actuellement connus parleront. Mais déjàl'on devine que beau-
coup d'opinions avancées à son propos peuvent être justes en soi,
et ne deviennent contradictoires que faute d'être rapportées à des
époques dilFérentes d'un même développement. Que l'on y ail tour
à tour découvert linlluence hellénique, romaine, voire byzantine,
nous n'y voyons aucun inconvénient préalable'') : nous vérifierons
seulement s'il n'y a pas lieu de répartir ces diverses assertions, en
•'' A. Babth, Bull.des Rclig. de riiule, '?' Du vm* au xii° siècle, en y com-
iSgli(OEuvres,[. 11, p. i63,n.i; p. i65). prenant, comme il est naturel, la période
'^' Cf. t. I, p. 32, sio3, etc. Les (1er- dite carolinfficnne, qui fut celle de son
nières fouilles ont dëjà donné les résultats élaboration.
attendus; cf. t. H, p. /i3.î et ci-dessous '*' Toutefois, il ne saurait èlre, ii
p. 582-583 et 592-5g3. notre avis, question d'influence propre-
/i72 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDlliUA.
apparence inconciliables, entre plnsieiirs siècles. Ce sera en même
lemps la seule manière de n'être pas dès l'abord submergé sous
l'abondance de documents classiques, indiens on chinois, que l'in-
dustrie des philologues européens a déjà réunie avec tant de dili-
gence sur cette question, particulièrement passionnante pour eux,
des relations du monde méditerranéen et de l'Inde.
§ 1. L\ CRITIQUE DES DOCUMENTS.
Il faut s'y résigner : notre sujet a ses qualités, comme d'être en
partie nouveau et à cheval sur deux mondes; mais il manque de
simplicité et de clarté, et c'est vainement qu'on y chercherait les
linéaments de cette logique intérieure qui préside au développe-
ment d'un organisme vivant placé dans un milieu favorable. Par une
sorte de paradoxe qui ailleurs serait inconcevable, ce n'est donc pas
dans l'école même, mais autour d'elle, dans ses tenants et aboutis-
sants les plus divers, que nous réunirons les plus sûrs éléments de
son histoire. Qu'on ne soit pas trop surpris de voir juscpi'où il fau-
dra parfois aller les chercher. Cette méthode discursive ne parait
que trop naturelle aux indianistes, dès longtemps accoutumés à
faire l'histoire de l'Inde surtout avec celle de ses conquérants.
Bien entendu, nous continuerons de ne retenir parmi tous ces
témoignages, rarement indiens, ordinairement étrangers, que ceux
qui se rapportent en quelque façon au point spécial qui nous
occupe : encore y touchent-ils de plus ou moins près. 11 importe,
comme nous venons de le dire, mais il ne suffit pas de les disti'i-
huer entre plusieurs groupes chronologiques. Les dévider ensuite
pêle-mêle et sur le même plan ne servirait qu'à diviser en plu-
sieurs lots la confusion dans laquelle nous voudrions au contraire
contribuer à introduire un peu d'ordre. Il faut encore, et d'abord,
les passer rapidement en levue atin de les classer par catégorie
menl l)yzantiue, sauf peut-être sui- certains rejetons siîrindiens de Técole du Gandliàra
(cf. liff. .53o).
LV CRITIQUE DES DOCUMENTS. 473
selon les secours que nous eu pouvons attendre : nous apprendrons
du même coup avec (juelles précautions et dans quelle mesure
il est permis d'en user.
Les LiTTÉRATur.ES iNDKiÈNEs. — 11 Serait exagéré de dire que l'Inde
ait comjtiètement réussi à donner le change aux historiens sur ses
relations forcées avec la Grèce. A la longue, on se trahit toujours
par quelque endroit. Mais il faut bien avouer que si nous ne
savions des Grecs que ce qu'elle nous rapporte, nous ne serions
pas beaucoup plus renseignés sur leur compte que, par exemple,
sui- celui des Kambojas, dont elle nous parle souvent dans la même
haleine et dont nous ignorons tout, sauf le nom. C'est uniquement
parce que nous connaissions d'avance ce qu'elle entend par
Yavanas que nous parvenons, avec beaucoup de bonne volonté, à
les reconnaître sous quantité de demi-aveux, pour ne point dire
de réticences, épars dans la littérature sanskrite. M. S. Lévi n'a pu
écrire une petite thèse ingénieuse et nourrie sur ce ce que les docu-
ments de l'Inde ancienne nous ont transmis au sujet des (îrecsA
qu'à condition de tout mettre à contribution, monuments figurés,
inscriptions, monnaies, faits linguistiques, etc., et de poursuivre
dans ses plus lointaines conséquences chaque emprunt de chose ou
de mot''). Si l'on s'en tenait au témoignage direct des texies brahma-
niques, en réquisitionnant jusqu'aux exemples grammaticaux, on
obtiendrait à peine, vannage fait, ces quelques grains d'histoire :
l'existence à l'occident de l'Inde d'un peuple de Pavanas, qui se
coupent les che\ eux et mangent couchés sui' des lits; Irur incur-
sion dans l'Inde, où ils auraient régné quatre-vingt-deux ans et
fait preuve d'un courage milifaire qui les rend dignes d'être consi-
dérés comme des hmlriya, d'ailleurs irrémédiablement déchus de
leur caste ; enfin leur habileté incontestable dans les sciences et
les arts. La notice veut être llatleuse, dût notre insatiable amour-
'"' Quid (le Grœcis velerum Iiuloriiiii inumiiiicnta triidiiliriitl. Paris, i8ijo.
\lh L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA,
[)ropre eiii-op(''en l'aire la grimace. C'est que nous avons toujours à
l'esprit la Grèce de Lycurgue et de Selon, de Platon et d'Aristote,
de Phidias et de Pi-axilèle. Nous ne sommes que trop disposés k
oublier (|ue l'Inde n'a guère reru, en l'ait de Grecs, que des sol-
dats mei'cenaires et des aventuriers, et qu'elle n'eut pas à se louer
de leur visite. 11 est même remarquable que ses lettrés aient su
découvrir, derrière l'inévitable brutalité du conquérant colonial,
la supériorité scientifique et technique de la métropole; il l'est plus
encore que, l'ayant découverte, ils aient consenti à la consigner
par écrit. Après tout les brahmanes n'étaient pas à même de de-
viner — ni par suite de nous laisser deviner, si nous ne la con-
naissions d'enfance — la mère de nos arts, de nos sciences et de
nos lois.
On ne peut guère espérer mieux du caractère moins orgueilleu-
sement conservateur des bouddhistes. Le Milinda-jHiiiha a tout à
l'heure singulièrement éclairé pour nous, du point de vue oriental,
la vie des petites colonies grecques du Penjàb et de leurs dyuastes
— du moins quand celui-ci était un homme à l'esprit assez ouvert
pour s'intéresser aux idées philosophiques et religieuses des indi-
gènes. De même, en dépit de l'éloignement de Ceylan, ses cliro-
niques nous ont déjà fourni et pourront encore nous fournir quel-
ques données utilisables. Mais la grande masse des textes sacrés,
à commencer par ceux qui nous ont an point de vue iconogra-
phique rendu le plus de services, va désormais nous fausser com-
pagnie. La faute n'en est pas seulement à leur destination exclusi-
vement édifiante; elle tient surtout au vague de leur propre chro-
nologie et, en fin de compte, aux trop médiocres exigences de
l'esprit indien en fait de précisions historiques. A peine pourrons-
nous y glaner quelques légendes oà se traduit rinq)ressi()ii pro-
duite au sein de la Communauté par le talent des artistes Yavanas
et l'apparition des images du Maître '■'.
(') Cf. plus bas, p. 539-530 et chap. XVIII, S m.
LA CIUTIQUE DES DOCUMEiVTS. /i75
La recolle est maigre; et ce ne sera pas une consolation d'ajouter
que les autres races qui ont, pèle-niêle ou toiii' à loui', envahi
l'Inde du Nord-Ouest, ne sont pas mieux partagées. Les épopées
et les pHra/irt accusent l)ien connaissance des Bàlilîka ou Bactriens,
des Çakas ou Scythes, et des Pahlavas ou Parthes, pour ne citer
que les peuples qui nous intéressent : mais c'est tout juste s'ils font
à ces barhares l'honneur de les nommer. Du cycle légendaire qui
s'était formé autour dekani.ska, sur le modèle de celui d'Açoka,
nous ne possédons pas la rédaction indienne ('). La Rdjatamngini^^'i
se borne à citer son nom et celui d(! deux autres rois rcTuruskasn.
Sans douie son souvenii' avait été conservé au Kaçmîr tant par ses
monnaies, encore courantes aujourd'hui, que par l'appellation de
la ville qu'il y avait fondée. Mais on sait que ce n'est pas au
I'"'' livre de la chronique kaçinîrieime qu'il est permis d'attrihuei'
la moindre valeur chronologique; et pas plus que le pandit Ka-
Ihana, le lama Tàranàtha ne nous renseignera d'après les sources
indiennes sur la date si controversée, et pour notre objet essen-
tielle, de Kaniska.
Les littératures étrangères. — Si nous sommes déjà arrivés à
quehjue approximation sur ce point, nous le devons au témoignage
des Chinois, non moins précieux pour nous que celui de nos clas-
siques. Par bonne chance il commence à se faire entendre dès
avant les débuts de l'école et il se prolongera jusqu'après sa des-
truction. Puis, que ces textes proviennent d'annales oUicielles ou
de relations privées, loui' teneur est faite pour remplir daise le
cijerchenr européen. Les historiens chinois professent le même
intérêt que les nôtres pour ces vaines contingences ([u'on appelle
les noms de rois et les dates de leurs règnes; et quant aux pré-
dilections de leurs pieux voyageurs, elles sont d'avance d'accord
avec les préoccupations de nos archéologues. Oij en seraient les
''' Cf. plus haut, t. II, [). /ii8: cl /. ^., nov.-déc. 1896 etjan.-fév. 1897.
S. Lévi. .\otes sur les Iiulo-sci/tlics daus ''' I, st. 168-170.
'i7G L'ÉVOLITIO.N' Dl'] LKCOLE DU G\NDII\n\.
iiidiaiiisles sans le renl'orl (|iie les sinologues sont venus leur
apporter? Mallicureusemenl il subsiste dans cette inappriîciable
si^rie de documents une grave lacune. Les relations entre la Cliine
et l'Occident se poursuivent, bien qu'avec des intermittences dans
leur activité, de la fin du ii'" siècle avant notre ère à celle du
i'^'' siècle après; elles reprennent à la lia du iv'' siècle, et successive-
ment les visites de Fa-bien (vers 600), de Song Yun (vers .Vjo), de
Iliuan-tsang (entre 629 et (iAi), de Wou-k'ong (entre 75i
et 790) nous fournissent autant de tableaux de l'Inde du Nord au
moment de leur passage. Entre les années 100 et /luo, mentions
des annales et récils de pèlerins font à la fois défaut : nous res-
sentii'ons cruellement leur absence.
H n'y a pas en ellet à compter, pour bouclier ce trou, sur les
renseignements de nos auteurs classiques, grecs ou latins. Dans
leurs œuvres bistoriques ou géograpbi(|ues, qu'elles nous soient
ou non parvenues à l'état de iVagmenIs, il est peu de passages
concernant la région, l'époque et le sujet qui nous intéressent.
Que ne donnerions-nous pas pour avoir la relation de voyage d'un
amateur grec qui aurait visité le Penjàb, mettons vers le milieu
du 1" siècle de notre ère? Le plus désappointant est que nous
sommes censés l'avoir. Mallieureusement ce n'est qu'une partie de
la biograpiiie d'Apollonios de Tyaue, un tbaumalurge, rédigée à
cent cinquante ans de distance d'après les notes de sou compagnon
Damis, un gobeur ou un Iiàbleur, par un rbéleur de profession
nommé Pbilostrate, pour le divertis.sement d'une impératrice théo-
sopbe, la Syrienne .Iulia Domna, femme de Septime Sévère.
Comment s'étonner après cela de n'y trouver à la lecture — bro-
dée sur un canevas qui ne manque pas de vraisemblance'') —
''' Exeni|)lc : le loi paitlie Bardanès, |ias, comme on l'a compris parfois, jiis-
qui facilite le voyage d'Apollonios à Ira- qu'à l'iadus — mais jusqu'à la rivière
vers ses Klats, est relui dont Tacite nous qui si'pare l'Ajie de la Raclriane (Daliaj,
dil{AnH(iks,W, 10) qu'il avait poussé Ta-liia"). I]eaucoup d'autres détails sem-
ies l'ronlières de son royaume — non Lient également authentiques.
L\ (.l'.ITIOUE DES DOCUMENTS. Ml
qu'une pitoyable rhapsodie de tous les racontars qui tralnaienl
alors sur l'Inde! L'Evangile de saint Thomas contient de même des
laits évidemment exacts, les uns parce qu'ils sont conlirmés
d'autre source, les autres parce qu'ils sont de ceux que l'on u'iii-
veute pas : dans l'ensemble, il n'en est pas moins apocryphe. Le
ton posilil" cl le style commercial du Périple de la Mer Erijthrée
feraient une heureuse diversion à ces œuvres décevantes : mais,
par définition, ses renseignements se bornent presijue uniquement,
comme ceux d'une carte marine, aux ports de la côte arabique et
indienne. Enlin la [)lupart des données, plus on moins sujettes à
caution, ([u"(Mit recueillies Pline, Strabon ou Ptolémée, ne nous
concernent, il faut l'avouer, que de fort loin, il y a un tri à faire
parmi toutes ces informations éparses. Celles qui sont d'ordre géo-
graphique, politique ou mercantile ne peuvent guère foinnir que
le cadre de nos recherches, ou, à l'occasion, rehausser d'une touche
plus claire le fond obscur du tableau. Somme toute, ce n'est pas
l'histoire diplomatique, militaire ou économique de l'Asie anté-
rieure, c'est celle do l'art classique qui pourrait nous fournir les
lumières les plus directes sur l'influence que cet art a exercée
dans l'Inde.
L'archéologie classique, — Cette fois il semble que nous ayons
trouvé une source d'information plus immédiate et plus sûre. On
ne s'est pas fait faute d'y puiser, et nous persistons à nous croire
en droit d'établir (juelque parallélisme entre les vicissitudes de
l'art hellénistique dans les deux moitiés, occidentale et orientale,
du monde connu des anciens. Les dilïicultés ne commencent que
quand on descend dans le détail et qu'on veut fonder la cbrono-
logie de tel ou tel morceau soit sur de simples considérations esthé-
tiques, soit sur des rapprochements entre des œuvres qui se res-
semblent des deux parts, en prenant avantage du fait que, dans le
bassin de la Méditerranée, styles et objets d'art portent leur date.
L'une el l'autre démarche oblige à d'infinies précautions quiconque
f,18 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
veiil la mettre à l'abri de tout reproclje, sinon de tout soupçon.
En pi-emier lieu, les questions de style sont livrées aux discussions
des hommes, et leur solution est sujette à des écarts considérables
selon les experts. M. Goblet d'Alviella en a donné un piquant
exemple à propos du reliquaire, ci-dessus reproduit (fig. 7), de
Dell Bîmarân. rtOuaud je montrai, éciit-il (^', ce dessin à trois des
membres les plus distingués de la Société d'archéologie de
Bruxelles, deux d'entre eux crurent y reconnaître une œuvre occi-
dentale du x*" ou du xi'^ siècle; le troisième, professeur d'histoire
de l'art, opina pour une origine byzantine. Cependant nous avons
là non seulement une œuvre essentiellement indienne ou plutôt
bouddhique, dans le sujet et dans la facture, mais encore une des
rares productions de l'Inde antique qu'il soit permis de dater, ou
à peu près. En effet on a recueilli, à côté d'un vase en stéatite qui
renfermait le coffret, quatre monnaies en place portant l'edigie
d'Azès, remontant par conséquent au dernier tiers de siècle avant
notre ère. 11 A la grande rigueur cette trouvaille prouve seulement
(|ue le reliquaire est postérieur à Azès : mais la caractérisation si
nette des deux divinités orantes donne à penser qu'il est en tout cas
antérieur à celui de Kaniska '-' : nous voilà bien loin du compte de
MM. les archéologues classiques. — Mais, dira-t-on, il s'agissait là
d'un spécimen isolé et tout à fait en l'air : on marchera sur un
terrain plus solide quand on pourra faire porter le poids de la con-
clusion chronologique moitié sur une œuvie occidentale et moitié
sur son pendant oriental. Nous n'en disconvenons pas. Encore
faut-il être sijr, pour que le rapprochement soit valable dans le
temps, qu'il soit le seul possible dans l'espace. En termes plus expli-
cites, il sera prudent de n'user qu'avec une extrême discrétion, et
seulement au cas où l'Orient hellénisé ne fournirait aucun point
de compai'aison plus proche, des monuments de la Grèce et sur-
''' Ce que riiide doit à la Grèce, p. ç)-2. p. 36, n. i). Qu'on rapproche nolam-
''1 TeUe est aussi l'opinion fie M. J. Ph. ment le Brahnià de la (!{[. 7 de celui de
VoGEL {A. S. /., Ann. Rep. igoS-ujog, la fig. i55 (cf. t. 1, p. SSij).
LA CRITIQUE DES DOCUMENTS. /i70
lotit de l'Italie. Qu'on veuille bien se reporter aux observations
que nous avons déjà dû faire à propos de l'introduction de per-
sonnages sons les acanthes des chapiteaux corinthiens''). Que
reste-t-il, vérification faite, d'une des assimilations les plus sédui-
santes qui se soient présentées? Nous l'avons en fait échappé belle :
car sur la foi de la fausse analogie des bains de Garacalla il eût
fallu faire descendre jusqu'au milieu du ni" siècle après notre ère
— soit deux siècles trop bas — quehiues-uns des meilleurs mor-
ceaux de Jamàl-Garhî.
La numismatique. — Une ressource subsiste dans ce qu'on pour-
rait appeler à son gré les plus artistiques des documents ou les plus
documentaires des œuvres d'art. Au milieu de la mêlée tourbillon-
nante des renseignements, l'avantage devait forcément rester à la
phalange serrée des quelque 3o,ooo monnaies découvertes depuis
lantôt cent ans dans le INord-Ouest de l'Inde. Porteuses d'inscrip-
tions en même temps que d'images, elles ne se contentent pas de
nous fournir des noms et des efhgies de rois ou de divinités :
les lois spéciales (|ui régissent la numismatique permettent encore
de sérier chronologiquement, selon les types, les modules, les
poids, ces inappréciables données. C'est elle qui a posé en axiome,
avant même qu'elle ne fût vérifiée par les fouilles'-', la succession
des dynasties indo-grecque, indo-scythe, indo-partlie, indo-
koushane, et établi un ordre approximatif à l'intérieur de ces
dynasties. Assurément son témoignage a encore besoin sur bien des
points d'être précisé et assoupli : en dehors de lui tout n'est qu'in-
cohérence. Nous V recourrons d'autant plus librement que, selon
tonte apparence, les inonnayeurs indo-grecs ne sont autres que
les initiateurs des sculpteurs gréco-bouddhi(jues, avec lesquels ils
finissent ])ar se confondre : et ainsi nous ne ferons après tout que
comparer deux variétés de leurs œuvres et comme deux laces de
'■' T, 1. p. •...'Î6. — ''' Cf. ci-(|pssus, (. II, p. '43.5- 'i3tl.
/i80 L'ÉVOU'TION l»H F/KCOI.R 1)1! C VNDHÀRA.
Ifiir talent. Aussi l)ieii avons-nous déjà couslaté, chemin faisant,
plus d'une analogie de détail entre les reliefs et les médailles. Tout
semble donc nous convier à établir au Gandliàra un parallélisme
suivi entre le dévelo])pement de la glyptique el celui de la sculp-
ture, ces branches si voisines de l'art. Leurs procédés à toutes
deux, étant d'origine hellénistique, seront également portés dès
le début à leur perfection: puis tontes deux subiront la même
sorte de régression enti'e les mains d'apprentis indigènes de plus
en pins inexperts, jusqu'au moment où la tradition greci|ue
achèvera de se perdre dans le plus lamentable bousillage. Telle est
bien, en efl'et, nous l'avons vu''', l'évolution des monnaies du Nord-
Ouest de l'Inde : car, par une chance favorable, c'est sensiblement
la même série numismatiipie qui se continue ainsi, des pièces
les plus belles aux plus barbares, |)endant six siècles. Cette fois
ou jamais, nous tenons le fil conducteur cherché : l'ordre chrono-
logique marchant en sens inverse de la valeur esthétique, ce que
l'école indo-grecque aura en de mieux sei'a son commencement et
son histoire deviendra celle de sa décadence. Enfin, pour mesurer
le degré de celle-ci nous disposerons d'un étalon infaillible : il
sullira d'en juger d'après l'élimination progressive de l'élément
hellénique, au début tout à fait dominant, et qui va s'elTaçant
peu à peu.
De notre point de vue européen, cette théorie ne peut manquer
de nous apparaître comme indubitablement conforme au cours
naturel de nos pensées, sinon des choses elles-mêmes : mais ce
n'est pas une raison pour fermer l'oreille à la fâcheuse voix de la
critique. Si la corrélation entre le monnayage et la sculpture était
à ce point étroite, on ne comprendrait plus que les médiocres
monnaies des Guplas, sur lesquelles les derniers vestiges de lettres
grecques ont achevé de disparaître, soient justement contempo-
raines des plus belles statues de Mathurà et de Bénarès (par
"' r.f t. II. |,. .05 et '..■^7.
LA cniTIQUE DES DOCUMEMS. /i81
exemple, lig. 555 et 587). — Pardon, répoiidra-t-on peul-être :
il sulFit à l'argument que ces statues soient justement celles où le
génie indien a le plus évidemment repris le dessus sur l'influence
étrangère. Ce que nous soutenons, c'est qu'en toute occurrence
l'élément hellénique est forcément allé en s'atténuant et que. dans
le cas particulier de l'école indo-grecque, le mérite artistique
a fléchi de façon concomitante; mais nous ne prétendons pas
refuser du même coup tout mérite artistique aux écoles indiennes
postérieures. — L'aveu est précieux à recueillir, et il n'était pas
mauvais d'ahjurer dès à présent un préjugé qui n'est que trop
répandu en Europe. On ne saurait toutefois se croire quitte avec
cette seule restriction. Oublie-t-on que nous avons dû également
reconnaître à l'école gandhârienne une certaine individualité locale
et sa juste part d'originalité? Puis le fait que les destinées de la
gravure en creux ou en relief ont pu ainsi diverger dans l'Inde
centrale force à se demander si, même au Gandliàra, elles sont
restées aussi fidèlement mêlées qu'on veut bien le dire. Notons que
leurs procédés et conditions d'exécution sont fort loin d'être sem-
blables. Certes nous professons toujours l'opinion que l'homme
capable d'exécuter telle monnaie gréco-bactrienne était de force
à camper une statue : qui peut le plus peut le moins. Mais la réci-
proque n'est pas vraie, et nul ne soutiendra que tout bon tailleur
de pierre soit en état de graver un coin et de frapper un flan. Ceci
est un métier à part, où les commandes sont assez rares, et qui
dut être toujours le privilège d'un petit nombre de spécialistes;
le tour de main technique du graveur en médaille avait fort bien
|)u se perdre alors (|ue les ateliers formaient encore d'Iionorables
sculpteurs ('). Bref, il est toujours permis de répéter, après
M. Senart'-', que (hms l'école indo-grecque la sculpture a dû
''' licnvoynns le liicteiir aux judi- Iiidiit,[. If. p. 78 : il en ressort claire-
cieuses réllexioiis de M. A. l'imtw nicnl que les ijeux techniques ne sont
{CEiwrcs, I. Il, |). lOo, 11. 1) et lie pas rigoui-eusement connexes.
M. Fi.icET, dans Yliiipt-i-iul l'iir.cllrcr <if ''"' J. .1., fév.-mnrs i8f)o, p. i.ïi.
(. iNiiiiÀm, - II. '■'i I
/i82 L'ÉVOLUTION T)F, L'KCOLE DU G\M)ll\r,\.
suivre une (voliilion analooue à ceiie de la numismatique; mais il
raiil r(Mion((M' à calquer pas à pas le développement de l'une sui'
celui (le raulie.
L'ÉPHiRAPHiiî. — Qui sait d'ailleurs au juste jusqu'à quel point
valent les arguments tirés de la numismatique et combien de fan-
taisies individuelles et de caprices du hasard se dissimulent sous la
fixité purement théorique de la série ? Le fait seul que les mon-
naies doivent être elles-mêmes rangées au nombre des productions
de l'école indo-grecque sulïit à vicier quelque peu leur témoi-
gnage. Tel est en elTet le maléfice particulier qui s'attache aux arts
d'importation. Sans doute, dans toute histoire artistique, il y a des
éléments de variations dont on doit tenir compte, selon que l'ar-
tiste est plus ou moins bon, le donateur plus ou moins riche,
le site plus ou moins voisin des grands centres, les matériaux dis-
ponildes plus ou moins favorables à l'exécution ou à la conserva-
tion des (iMivres, etc. Mais s'il faut encore ajouter à toutes ces
raisons de perplexité l'éventualité perpétuellement menaçante que,
jadis, un passant ait brouillé comme à plaisir la contexture de la
trame dont nous tachons de démêler les fils, mieux vaut, semblc-
t-il, renoncer à ce vain casse-tête. Avouons-le sans ambages : il ne
subsiste vraiment qu'un instrument de précision pour fixer
l'époque exacte d'une sculpture déterminée, à savoir les inscrip-
tions Le lecteur qui nous voit depuis si longtemps nous
débattre et nous enliser dans les sables mouvants de l'histoire
indienne a déjà son opinion faite : les inscriptions nous sauveraient,
mais il n'y en a pas. — C'est en quoi il se trompe : il y en a, et
tant au Gandhâra que dans les pays circonvoisins on en a déjà réuni
une quarantaine'". — Mais alors elles ne se déchiffrent pas? —
Pardon; bien que le caractère si cursif de la kharosthi soit d'une
''' Nous pouvons renvoyer le loeteur thian Perioil of ln(Unnhistonj,lnd. Aiiliq.,
aux listes de M. R. D. Banerji [Lisl oj février 1908, p. 67) el du Prof. J. Ph.
datcd KliaroM Inscriptions, (hns The Scy- Vogel (Inscribcd Gandltdra Sculptures,
LV CRITIQUE DES DOCUMENTS. 483
lecture peu facile, cependant elles se lisent, et même elles se
comprennent, le pi'âkrit dans lequel elles sont rédigées voisinant
de près avec le sanskrit. — Mais alors elles ne se rapportent
jamais aux sculptures? — Erreur : quinze au moins d'entre elles
sont directement gravées sur des bas-reliefs ou des statues de
l'école. — Mais alors ces inscriptions votives ne sont pas datées?
— 11 y en a au moins deux, sinon trois, qui débutent par une date
clairement lisible. — Mais alors, cju'attend-on pour faire des
œuvres qui les portent les points de repère dont le besoin se fait
si vivement sentir? — Seulement de savoir à quelle ère leur date
se réfère. . .
Telle est l'ironie du sort. Les documents qui devaient enfin —
suprême recours — nous apporter quelque sécurité sont la source
de difficultés nouvelles et ont déjà fourni matière à des discussions
sans fin. On n'attend pas de nous que nous prétendions résoudre
en passant les épineux problèmes auxquels tant d'indianistes émi-
nents se sont attaqués sans parvenir à s'entendre t'I Nous ne sau-
lions toutefois nous soustraire à l'obligation de prendre parti ou,
jioiii' mieux dire, d'introduire dans le débat les conclusions aux-
([uelles nos documents artistiques nous ont nécessairement con-
duits : car là se borne notre rôle. Tout le monde s'est d'ailleurs mis
d'accord sur le fait qu'il n'y a, en gros, que deux solutions pos-
sibles, quitte à se diviser ensuite tant sur le clioix à faire entre elles
que sur le mode de leur traitement. Selon la première, la midtipli-
cilé des peuples f|ui ont dominé l'Inde du Nord suppose une variété
d'ères entre lesquelles se répartissent leurs diverses inscriptions.
Quant aux ditlicultés de moindre importance que laisse subsister
cette première complication, elles trouveraient tant bien que mal
un remède dans un usage qui nous est familier et qui est posté-
il;ins A.S.L, Ami. Rcp. i()oS-ir)oi, ''' On tiouvLTa commodément réunis,
]). aW). — Bien entendu, nous ne faisons sur l'initiative du D' l"". W . Thomas, tous
pas entrer ici en ligne de eoraple les les éléments delà cause dans le 7. /?.. 4. S.
inscrijition.s de iMatliurà. de igtS.
3i.
liSli L'ÉVOLUTION DE LÉCOLE DU (lANDHÀRA.
l'ieuremenl attesté dans l'Inde : il siiirimit d'admettre que les dates
ont pu dès lors s'écrire de façon abrégée en omettant le chiffre des
centaines, et, à plus forte raison (mais cette éventualité est ici hors
de cause), celui des milliers. Les lecteurs désireux d'entendre les
deux sons de cloche feront bien de lire les critiques que M. Fleet,
le champion de l'opinion adverse, a dirigées avec une verve incisive
contre ce double expédient, selon lui périmé. Partisan d'une ère
unique, il ramène bon gré mal gré à une seule série, quel que soit
le chiffre d'années quelles énoncent ou la race du roi qu'elles
nomment, toutes les inscriptions sorties, du sol du Gandhâra ou du
Penjàh. Il a pu ainsi édifier à son tour une théorie d'une rigueur et
d'une simplicité admirables. En fait nous ne lui connaissons qu'un
défaut : c'est, comme on l'a montré, de se réduire elle-même à
l'absurde (').
UisE HYPOTHÈSE. — Aussi croyous-nous devoir renoncer pour
notre part à imposer à la manifeste complexité des faits ce système
de simplification à outrance. Dès lors nous devons retomber dans les
anciens errements de la tf pluralité des èresr) et de cr l'omission des
siècles fl, sauf à prendre nos précautions contre les défauts les plus
évidents de ces pis-aller. Tout d'abord nous nous gardei'ons d'attri-
buer indistinctement l'invention d'un comput spécial à tous les
envahisseurs qui ont successivement défilé au Gandhâra; nous
réserverons cet honneur à ceux d'entre eux qui pouvaient se dire
civilisés. Il paraît à première vue tout à fait improbable que des
Barbares, comme les kusanas et les Çakas, aient jamais possédé
de fait, sinon de nom, une ère particulière'"-). Nous savons en
revanche — et une monnaie de Platon le confirme à propos ('' —
que les Indo-Grecs avaient ado])té celle de leurs anciens suzerains,
'■' Cf. ci-dessous, p. hob. cake d'ExIirmc- Orient, t. III, 190.'!,
'"' Au vi' siècle Song l'un a encore p. lioli).
trouvé les Heplillialiles complètement <'' Cf. P. Garbner, CaL, pi. \I, 11
brouillés avec le calendrier (Irad. Cii\- et p. 20; ou E. .1. Rapson, hicliiiii Coins,
VANNES, daus le llnllclin de l'Ecole Ivu'i- p. o , i> 20.
LA CP.ITIQUE DES DOCUMENTS. /i85,
les Séleucides (3i 2 av. J.-C). Les Pahhnas, de leur côté, avaient-
ils apporté avec eux dans l'Inde celle des Arsacides? La réponse à
celle question reste incertaine, et la branche orientale des Parthes
a peut-être choisi pour compter les années un point de départ
autre que l'an 2/18 av. J.-C. Mais il est un fait sur lequel nos docu-
ments nous contraignent à des afhrmations positives : c'est à savoir
l'emploi courant par les habitants mômes du pays, lesquels étaient
après tout aussi policés que personne, d'une ère proprement indi-
gène et complètement indépendante de celles de leurs conqué-
rants parthes ou grecs. Il serait vraiment par trop excessif de
n'oublier dans l'Inde que les Indiens, et de ne tenii- aucun compte
de l'importance des changements politiques introduits dans le Nord-
Ouest par ce qui fut peut-être pour eux la première révélation de
leur unité nationale. On devine que nous voulons parler de ce
Mauriju-hàla dont on a déjà cru lire la mention — depuis contestée
et, il faut l'avouer, contestable — sur une inscription de l'Orissa''),
à l'autre extrémité de l'empire de Candragupta dont ce " temps n
aurait commémoré l'avènement au trône (322-821 av. J.-C).
Apparemment le rival heureux de Séleucos avait cru devoir imiter
sur ce point son exemple , non sans faire son profit des circonstances
qui lui permettaient de prendre rétrospectivement dix ans d'avance
sur le grand roi des \avanas. Une chose du moins'est sûre : c'est
que l'existence de cette ère des Mauryas est un postulat nécessaire
de nos statues datées. Là-dessus aucune hésitation ne nous demeure
permise, à telles enseignes qu'il nous laut délibérément risquer
sur cette exigence impérative de nos documents la valeur histo-
rique de l'exposé qui va suivre. Mais voici le plus nouveau. Non
seulement les Indiens du Nord-Ouest ont continué à se servir sous
le joug étranger de l'ère qui était en vigueur parmi eux depuis
qu'ils avaient été annexés à l'empire des Mauryas dans les der-
''' BhagvànlâlIxdrajî, /1(-/cs"(/hsi',iiV'wc 1910, p. So'i. et Prof. Llders, List oj
Congrès des Orieiikilisit's, t. Ili, p. i'j!\- Briiltmi Iiisciiplioiis, n" l3i5, dans Epi-
177; mais cf. Fleet dans J. R, A. S., grapliia Indica , vol. X, Appeudix.
/,8G I;KV0LUTI0N de L'ECOLE DU GANDIIARA.
nières années du iv'' siècle avant J.-C, mais encore ils l'ont natu-
lellenient imposée à ceux de leurs vainqueurs qui, n'étant que des
Barbares, n'en possédaient pas de leur cru. L'ère employée sons
les l'oisKusanas et à laquelle a fini par s'attaciier le nom des Çakas
débute en eiïet en 78-79 ap. J.-C. avec le v"" siècle de celle des
Manryas, dont elle n'est que le prolongement déguisé sous une
appellation nouvelle. Telle est du moins, pour reprendre une
expi'ession anglaise, rfl'liypothèse ouvrière :i — ouvrière de vrai-
semblance à défaut de certitude — qui nous aidera à dresser la
charpente de notre essai.
§ II. L\ FORMATIOiN DE l'eCOLE (l"^"" SIECLE AVA^T .I.-C).
Il était seulement lionntMe de n'entretenir dans l'esprit du lec-
teur aucune esjièce d'illusion sur le caractère problématique et
provisoire de la construction historique que nous allons édifier sous
ses yeux. Une franche erreur peut encore contribuer à l'avance-
ment de la science : ce qui est pis qu'inutile, c'est d'éluder les
questions ou de ne leur apporter que des solutions à dessein
évasives. Lors même que nous ne réussirions qu'à esquisser le
plan, à dégrossir quelques matériaux, à poser çà et là quelques
pierres d'attente, notre efTort ne sera pas complètement perdu.
Or, à condition de nous borner à ce modeste programme, les
moyens de l'exécuter ne nous feront pas défaut. Grâce aux nom-
breux chercheurs qui nous ont précédé, les documents sont déjà
entassés à pied d'œuvre : il ne s'agit, en attendant de nouvelles
découvertes, que de les faire tenir debout en les étayant les uns
par les autres; et plus d'une tentative heureuse a déjà été faite en
ce sens. Nous serons également servi par l'expérience acquise
ailleurs et les lois nécessaires de toute évolution. C'est ainsi que
personne ne nous demandera de justifier l'ouverture de la présente
rubrique. Sans doute la naissance de l'Ecole gréco-bouddiiique,
provoquée qu'elle fut par l'invasion successive de deux éléments
LA FOinUTlON DE L'ÉCOLE. 'i87
également étrangers à son pays natal du Gandliàra, ne ressemblera
que de loin à une génération sponlanée: tout de même il faut bien
qu'elle soit née et qu'à un moment donné, qui rcsle seul à définir,
elle ait créé et fixé le répertoire dont nous avons conservé les
débris. Enfin, pour écarter auUint qu'il est possible tout élément
d'appréciation par trop personnel, nous nous ferons dans les cas
douteux un devoir de suivre les opinions moyennes et couramment
acceptées de préférence aux bypothèses isolées, si originales qu'elles
soient et si brillamment qu'elles aient été soutenues^''.
Le cadre génehal. — Nous avons laissé le royaume grec de l'Inde
du Nord partagé dès le début par Tambilion de deux familles
rivales. En Bactriane et dans la vallée de Kaboul règne la lignée
d'Iùikratidès, tandis que le Penjàb, avec Çâkala-Eutbydèmia
comme capitale, est devenu le siège de la puissance des successeurs
de Dèniètrios. Cependant, entre i/io et i.'3o avant .I.-ti., les Çakas
débordent, comme nous l'avons vu, sur la Bactriane: Ilélioklès
l'évacué, mais il l'éussit à fermer derrière lui les passes de l'Ilindou-
kousb. Détourné par ce rempart naturel, le flot des envaliisseurs
se rejette dans la direction du Sud-Ouest contre les Parthes et en
moins de dix ans leur tue deux rois, Phraate (i 38-i 28) qu'auraient
tralii ses mercenaires grecs, et son oncle Artabane (lâH-iaS),
frère du premier Mitbridate. D'aj)rès Justin ('-), Mitbridate II le
Grand (128-88), fils d'Artabane, aurait seul l'éussi aies refouler.
Ils refluèrent alors du côté de l'Aracbosie et de la Drangiane, dans
ce Çaka-stbâna (aujourd'bui le Séistan), où ils retrouvèrent, sem-
ble-t-il, des tribus de même race, déjà sédentaires et plus ou
moins teintées de civilisation indo-iranienne. Us leur apportèrent
le nombre, elles leur fournirent des cbefs : et c'est ainsi, croyons-
''' Aussi, tout en acce[>tanl la respon- H. Oldenberg, E. J. Rai'sox, E. Senart,
saliilild de notre système, nous range- Vincent Smith, F. \V. Tiioas, J. Pli. Vo-
l'ons-nous le jilus souvent— nous en gei. , etc. . (juc seuls <les desacronls d'ordre
demandons pardon à M. Fleeï — à Lavis secondaire séparent à piesenl.
de MM. A.-M. Uover, J. IL Muishall. ''' .\i.u, i-a.
/i88 I.KVOLUTION DK I.V.V.OIK DU G ANDII \ lî \.
lions, que leur horde semi-barbare pénétra enfin dans l'Inde par
les passes (pii conduisent dans le bassin inférieur de l'iiidus, les
inèiiies qu'utilisèrent plus tard les premières invasions musul-
manes C. Peut-être même est-ce à cette invasion que la ville de
Moultàndut de rester consacrée au culte, moins indien qu'iranien,
du Soleil. Que se passa-t-il ensuite ? Nous ne savons au juste : mais
c'est en vain que les derniers Indo-Grecs, tels que Pbiloxène et
llippostrate, se transforment sur leurs monnaies en intrépides ca-
valiers comme pour mieux résister à ces nomades qui, plus encore
que les Parllies, vivaient littéralement à cheval. Quand la cf plaque
de cuivre de Taxilai: et le tccliapiteau aux lions de Mathuràw nous
renseignent, nous trouvons partout installés des satrapes Çakas,
— les premiers en l'an 72 et 78 dune ère inconnue^-' et sous la
suzeraineté d'un roi des rois nommé Mogas, que l'on identifie ha-
bituellement avec le Mauès des monnaies. Or ce Mauès, sans doute
pour affirmer de façon plus ostensible la transmission de souverai-
neté, frappe des monnaies directement imitées de celles du pre-
mier des Indo-Grecs, Dèmètrios. Aussi craignons-nous que les nu-
mismates n'aient une tendance à le remonter plus que de raison,
les uns disent jusqu'à l'an 120 avant J.-G. P'. Nous venons de
voir qu'à cette date les Çakas étaient encore occupés à se frayer,
les armes à la main, un chemin à travers la Parlhie, et la con-
quête de tout le Nord-Ouest de l'Inde ne s'est pas faite en un jour.
Le pouvoir incontesté de Mauès se placerait ainsi au plus tôt dans
le premier quart du 1*"' siècle, dont ses successeurs, Azès, Azilisès,
etc., occuperaient le reste. Désormais il n'est plus question de
''' S'il n'est j);is superflu il'appoi lor llii', soil l'an 70 (=2/18—178) avant
sur ce point noti'e témoignage , nous con- notre bre ?
sidérons que l'idée de les faire descendre ''' E. J. Rapson, Iinlian Coins, p. 7,
dans l'Inde par le Raçniir est. d'après ce S a 9 : il est vrai que P. Gardner (Cal.,
(pie nous avons vu des moyens d'accès de p. xl) allirnie seulement qu'il est rrim-
i pays, une aberration pure. CF. F. \V. ))ossibIe de placer le roi Mauès à une
ce
Thomas, dans J. fl. A. S., 190I), date plus tardive que le milieu du 1" siè-
p. 2 1 6. de avant J.-C. n. Nous proposons une so-
'"' Faut-il lire l'an [i]78 de l'èi-e pai- inliuM moyenne.
L \ FORMATION l>E LKCdLlv i89
doininalion hellénique dans le Pciijàb ; seule la haute vallée de
Kaboul olFrira, jusqu'aux premières années du siècle suivant, nu
refuge inexpugnable aux derniers héritiers des Indo-Grecs.
Ainsi s'organise le plus simplement lu chronologie du f siècle
avaut notre ère. Est-ce à dire que dans ce système toutes les diffi-
cultés s'évanouissent? Bien suspect nous serait au contraire celui
qui, sans le secours d'aucun l'ait nouveau, prétendrait dès à pré-
sent les lever toutes. Mais, tel quel, celui-ci satisfait à toutes les
exigences raisonnables de notre sujet. La pi'incipale est évidem-
ment celle qui nous a incliné à prolonger quelque peu la durée
de la domination hellénique au Gandhàra. Encore ne faut-il pas
oublier qu'entre les premières conquêtes indiennes de Dèmètrios
(vers 9 00 avant notre ère) et la substitution des Çakas aux Ya-
vanas, nous avons à loger les deux tiers au moins des trente-sept
Basileus indo-grecs connus ; et il n'est pas sur que la liste en soit
close''). Même en mettant les dynasties doubles, est-ce trop de-
mandei' pour tant de règnes qu'une marge de lao ans? Mais
d'autre pari, il serait vain de vouloir contester que la juridiction
des satrapes se soit étendue de Taxila à la rive droite de l'Indus,
alors que nous savons qu'elle a remonté la rivière de Kaboul jus-
qu'au Kàpiça, c'est-à-dire jusqu'il Jellalabàd'- . Si donc le Gandhàra
fut bien le berceau de l'école gréco-bouddhique î^', il s'ensuit que
le grain semé sous les dynastes grecs n'a achevé de lever, ainsi que
l'avait pressenti M. SenartW, que sous les satrapes scytho-parthes.
Reste à savoir si tel est aussi le témoignage des monuments con-
servés.
Les documents g4ndhârie\s. — On ne saurait en effet, sous pré-
texte que des certitudes manquent, adopter au gré de ses préfé-
''1 Cf. R. B. Whitehead, Cat. oj coins, '^' Cf. ci-dessus, t. II, p. /i43 et suiv.
Lahore, igii , p. 7. et ci-clessons, p. 635 et suiv.
"' Cf. E. J. Rai'som, Ancieiit Iiulia, (" Juiirual Asiatique, lév.-mars 1890,
p. 1 4 I et suiv. p. i55.
'l'.to i;evoluti(»\ de L'ecole du gam)Ii\i;\.
rences n'importe quelle probabilité. 11 faut eiicoi'c (iiie pas nu fait
lie vienne pour l'instant heurter le système préléré ; contre un tel
bélier il n'est aucun de ces châteaux de cartes qui tienne. yVussi
notre ])remier soin scra-t-il de rechercher si nos sculptures, nos
monnaies, nos inscriptions gandhâriennes consentent à entrer
sans violence dans le cadre que nous venons d'ajuster à leur
intention.
Les statues inscrites. — Des trois statues datées que nous possédons,
une seule nous intéresse directement ici : c'est le Buddha(fig. 677)
provenant du val de Loriyàn, dans les montagnes limitrophes du
Gandhàra et de l'Udyàna, et sur le piédestal duquel M. Senarl a lu
la date Samv. 3i8(''.Si mutilé qu'il soit; il porte, comme celui de
Chàrsadda (fig. àjS)., dans les plis de son manteau la marque
(Tune main hellénisti(|ue et — pouvons-nous ajouter à présent —
la preuve de son antériorité par rapport aux Buddhas de kauiska.
Aussi M. .1. Ph. Vogel a-t-il déjà proposé de référer le chiffre gravé
sur sa base à l'ère des Séleucides (3 12 avant J.-C). D'accord avec
lui sur les prémisses, nous demandons la permission d'adopter une
conclusion légèrement différente. Autant l'emploi du comput grec
nous parait à sa place sur une pièce officielle et gouvernementale
par essence, comme la monnaie de Platon, autant il nous semble-
rait difficile à justifier dans le cas d'un ex-voto privé, émanant d'un
simple donateur indigène, tel que le Buddhaghosa de l'inscription.
Or nous n'avons le choix qu'entre l'ère des Séleucides et celle des
Mauryas, pour la simple raison que toute auli'c nous conduirait en
pleine décadence de l'école. Rapportée à la seconde (021 avant
J.-C), la statue de Loriyân serait de l'an —3 et fournirait une pre-
mière confirmation des présomptions que nous avons déjà accu-
mulées en faveur de l'existence des images du Buddha dès le
"' J. A., mai-juiu 1899, P- ^^^- — ^" coulraiie assez basse (11" siècle après
Est-il nécessaire (le faire remarquer que J.-C.?"), et qu'il n'y a aucune conlrailic-
l'époque du s.u)pa de Ldriyàii-Tangai, qui lion à admeUre des dates diiïérenles pour
nous a fourni de nombreuses illustrations des objets relevés sur le même site ? Cf.
fig. 21.3, 220, 271, etc.), nous paraît ci-dessous, p. 583.
]A For.M \TI()\ DE L'ECOLE. V.H
i" siècle avant notre ère^'J. iNolons que snr le bas-rolief (jni décore
le piéJestal, le donateur el Indra même ont justement pris soin de
'-™ illIP*'' 9¥"^3(!^ ' #■
A£<m'
■i-i-*
%
l'"lG. ^l-J^-Zl^S. Les DEl \ BUDMIIAS DATÉS ( cf. p. 'njo, 5 'l 'l , fj'lS, 7-.'8).
Fig-. l'ijy. — Musée de CalciiUa, n° ÙQOi. Provenant de Loriijiin-Tangai. Hauteur: i m. Ga-
Fig. /i-jS. — Statue de Ràjar : la tète, rapportée, a été supprimée ici; le piédestal est reproduit
à part sur lafig. i'Q.
D'après .1. Pli. VocEi, , /l. .S, /. , Ann. lUj}. if)0.1-/j , pi. I.MX a cl /;.
revêtir le costume scyllie, culotte et tunique - : on ne saurait
entrer de meilleure srrfke dans nos vues.
c Cr. I. II. p. /i38 ('[ suiv. — = Cf. L II, p. 88 et 92, n. 2.
'i92 L'EVOLUTION DE L'ECOLE T)l! (;\\l)ll\i;\.
Les types monélaires. — Aulres images inscrites, les monnaies sont
susceptibles de nous rendre deux sortes de services. Trouvées in situ
au cours des louilles, elles datent apj)roximativement le dépôt
auquel elles sont associées: tel est par exemple le cas des monnaies
d'Azès jointes comme offrandes au reliquaire de Dèli BImaràn
(fig. 7) ou déposées sous l'iconostase du rr temple ionique ii de
Taksaçilâ ''). A notre avis leurs catalogues apportent des infor-
mations encore plus sûres par le simple relevé des types et des
motifs qui se retrouvent à la fois, et de façon évidemment con-
temporaine, sur elles et sur les sculptures. Peut-être n'a-t-on pas
oublié le triton qui enroule les replis de ses jambes sur les mon-
naies d'Hippostratos'-'; ni, sur les mêmes ou celles de Polyxène,
la cité coiffée de la couronne crénelée '•') ou la déesse à la corne
d'abondance ('); ni comment celle-ci foisonne, accompagnée ou non
de son partenaire , en passant des pièces des derniers Indo-Grecs
à celles des premiers Indo-Scyllies. Le rapport le plus frappant reste
peut-être celui que présente, au turban près, le Pàncika de Laliore
avec le type monétaire du satrape (''). Mais bien d'autres arrêtent
l'œil le moins perspicace. Rappelons la Ménade au voile de la
fig. 128, qu'on dirait directement copiée de celle de Mauès'''); la
Yavanî de la fig. 3^2, qui affecte exactement l'allure et le costume
de l'Atliènè d'Azès'''); la INikè à la palme (cf. fig. 88 a) que ces
deux rois ont encore léguée à leur successeur Azilisès'*), etc. Cette
"> Cf. J. S. /.,t. V, p. 72 et 190 et '■"' Cf. t. I, [>. aiô et P. Gardner,
notre lig. 110. Tlie roins of the Greek and Sci/tltic Liiigs
'"' Voir 1. 1, p. ai 2 et cl. lig. la/i avec of Bacivia nuit Initia in llie ISrilisli Mu-
pi. III, 19 (cf. la monnaie de Télù|)h(>, seuin, pi. XVI, 9. Comparez aussi la pan-
sur Cal. Lnhore, pi. IX, x). llière (le la fig. 1 29 et celle des monnaies
<'' Voir t. I, p. 3Go et II, p. 68 el cf. d'AgathocIe {ibil, pi. IV, 6-8).
pi. III, 90. '"' Nous sommes heureux de pouvoir
'*' Voirl. II, p. i/i3etsuiv., 17 1-173, placer ce rapprochement sous l'autorité
et cf. pi. III, 12, 18; IV, 7, 1 4, 16. de M. P. Gardner, Grcelc injtiieuce ou
'*' Voir t. II, p. 1 19 et cf. fig. 368 avec Indian Art, dans les Traiisacl. titird Int.
pi. IV, 17 et 19. Rappellerons -nous Congi: llist. Iti'lig., Oxford, 1908, II.
aussi le type des assistants laïques de p. 83.
la fig. 279? Cl Cf. I. Il , |i. 170.
LA FORMATION DE L'ÉCOLE. /i93
séi'ie d'analogies dont la cohésion (est-il besoin de le faire remar-
quer ?) augmente encore la valeur probante, nous paraît dater
sûrement du i" siècle avant J.-C. les premiers exemplaires de ces
motifs décoratifs et de ces statues. On en tronvera peut-être Ténu-
mération un peu courte : il est vrai, mais elle vaut à elle seule
bien des pages, car c'est une pincée de faits.
Les modèles liellénistiqnes. — A côté de ces rapprochements décisifs
viendront se ranger, mais en seconde ligne, cenx que nous avons
l'ii". 47(1. — L'IssTicATinN nii BonHisiTifA ET DONATEun (cf. p. () a , 220-931, 548, 552).
liiilish Muséum. Provenant de Polalu-Dhéii, près de Ràjar. Hauteur: o m. iq.
Picflcstal inscril . dit de HiislUnngar; pour la ^latiic , cf. Op. -'178.
pu Faire également entre les productions de l'art hellénistique an-
térieur à la conquête romaine et celles des sculpteurs gandhàriens.
Le moindre défaut de ces artistes tard venus et travaillant en des
pays neufs, à l'abri du contrôle et de l'Iiumenr fastidieuse des
connaisseurs, est la manie de s'inspii'er des œuvres en vogue, pour
ne pas dire tout crûment l'habitude du plagiat. La loi du moindre
effort devait inévitablement les y conduire, et c'est ainsi qu'ils tra-
hissent à la fois, et si clairement, leur temps et leurs origines. Ici
encore il sulbrade récapituler les remarques notées chemin faisant.
Nous avons déjà relevé, au cours d'un précédent volume, les scènes
'i9'i L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDinP. \.
de Gigantomacliio ou les Atlantes ailés qui raj)|icllent la fameuse
IVise de Pergaine ; les jeux d'Amours renouvelés des eroloïKcnnia
alexandrins ; ou encore les quelques vestiges rencontrés d'un oi'dre
indo-ionique apparemment antérieur à l'universel engouement
pour l'acantlie corinthienne f. Depuis, l'on aura vu cette liste
s'augmenter de l'enlèvement de la Nàgî, imité de celui de Gany-
mède'"'^', et, enfin et surtout, de la pliqjart des types utilisés par
l'iconographie. (Ju'il s'agisse de celui d'Apollon ou de Zeus, de
Dionysos ou d'Éros, d'Héraklès ou de Pau''), tous, dès leur appa-
rition, se rattachent directement à des modèles hellénistiques; et
cette fois aussi un tel faisceau d'emprunts ne laisse pas d'avoir son
poids dans la balance. Où l'on devine que notre embarras com-
mence, c'est quand il s'agit de préciser, parmi tant et tant de
répliques, quels sont les spécimens parus les premiers.
Les motifs tndo-iranirns. — Voici qui complique encore le pro-
blème : on ne voit aucune raison pour que les autres éléments
qui entrent dans la composition du répertoire n'aient pas égale-
ment participé à sa formation. Il n'y aurait en principe rien d'ab-
surde à faire coïncider l'adaptation des motifs persans, palmettes,
nierions, chapiteaux persépolitains, pyrée '*', etc., avec la domina-
tion des Çaka-Pahlavas, si, chez ces demi-civilisés, il était seule-
ment permis de parler d'une tradition artistique. Et peut-être se
souvient-on que la question a déjà été posée de savoir s'il ne con-
venait pas de considérer comme ffprimitifn l'emploi, également
constaté, des décors et des symboles (lotus, balustrades, arche en
fer à cheval, arbre, trône, roue, stupa, etc.) qui sont la plus au-
thentique création du vieil art indien f'^. Rien ne serait même plus
logique, nous l'avons reconnu, que de répondre par l'atlirmative.
Iraniennes ou indiennes, toutes ces reprises sont semblablement
empruntées à ce que nous avons appelé l'ancienne école : et de
'■> Cf. t. I, p. ai/i, 9.33, ai/i. ('' Voir surtout t. II, p. 36o.
''' Voir t. 11, p. 36 et cf. fig-. 3i8- " Cf. t. I, p. qos, aa/i, aGa.
320. <') Cf. I. I, i). 2i8el suiv.
LA FORMATION DR L'ÉCOLE. '.95
même qii';\ roriginc (11111 métis au premier degré on a besoin de
deux ascendants de race pure, aux débuts de recelé indo-grecque
nous placerions au même litre les motifs caractéristiqucment
'^, ^-.. - ._
''lu. 'iSi). — [il i>i)iiA m: MoiitLE am;ikn (cl. |). 3yO,.'li3, h'i'\, h.)n, -K\-~n-\,
Musée de Cali-ulla, ii" G. IÙ8. Provenant de Jnmàl-Garhi? Ilinilnny : n ni. .'i-'i
,91.
indiens à côté de ceux qui sont foncièrement liellénisliqnes. Mal-
heureusement on ne tarderait pas à s'apercevoir que, dans la jira-
tif^uc, les règles les mieux déduites ne compten* parfois, en fait
d'exemples, que des exceptions. Tout dabord nous avons déjà pu
constater l'absence totale dans les fouilles d'ensembles décoratifs
/i96 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
|mi'('inenl indigènes W; en rovaiiclio, légion sont les compositions
gandliàrionncs que nous savons par ailleurs lardives, et où cepen-
dant décors indiens, pei-sans et grecs contiuuent à s'entasser
pêle-mêle dans une conliision telle que l'on en reste d'abord
déconcerté ''^'.
L'oeuvre du i" siècle ava^t notre ère. — Devons-nous donc
décidément renoncer à tirer du seul examen de nos monuments
aucun renseignement d'ordre chronologique ? Il est temps d'en
finir avec cette éternelle question; mais nous ne nous en tirerons
qu'à condition d'introduire dans le débat un élément d'apprécia-
tion que, jusqu'à ])résent, nous n'avions pu faire entrer en ligne
de compte. Répétons-le une dernière fois, cela dépend des espères :
et ajoutons que, dans tous les cas, on devra soigneusement
distinguer entre ce que traite l'artiste et la manière dont il le
traite. Volontiers nous dirions, en outrant à peine notre pensée,
qu'en matière de chronologie gandhàrienne, le sujet n'est rien et
le style est tout. Justement parce que le trait dominant de l'école,
après un éclectisme qu'aucun motif ne rebute, est une routine que
ne lasse aucune répétition, la façon de sculpter y est infiniment
plus significative que ce qu'on sculpte. Dès la seconde moitié du
1'"' siècle après J.-C, quand les divers ingrédients dont elle est
faite auront été sullisamment délayés et brassés ensemble dans
les ateliers locaux, le gros de son tieuvre va, hélas, nous apparaître
comme empâté dans l'uniforme médiocrité d'une technique ma-
chinale et molle. Quel que soit le sujet de la statue ou du lias-
relief, ceux-ci ne mériteront d'être classés sûrement parmi les
œuvres du siècle précédent qu'autant qu'ils conserveront la trace de
([uelquc tâtonnement ou garderont nu accent de nouveauté plus
facile à sentir qu'à décrire. Gomme nous ne pouvons discuter
chaque cas particulier et faire l'histoire de chaque type — ce sera
f Vdii- I. Il, |i. ',('}■! cl cf. p. 'iii'i. — '■ Cf. 1. I, [1. o.ïS-aSg.
LA FOnvnTION DE LÉCOLl':. '(07
l'affaire des monographies iuUii-es, — ■ force est de nous borner
à rjiielques indications aussi vagues que prudentes. Que, par
exemple, une sculpture nous présente des types vigoureusement
l'"lU. 'iSl. — BlBDHA AVANT l'ÉPAILE Dnon E et les pieds DÉCOl VEliTS
(cf. p. 334 . 5'i/i , S.-io, 55 A, 701-709 , 709).
Musée de Calculla, n" 31/rjG. Hauteur : n m. 55.
Sur If piédp^lai In fVi>ilo ri'Iiidra-' , ciilrf tloux Htidliisafh.i'ï.
traités, mais à peu près seuls en leur genre, comme c'est le cas
des dieux marins delà figure 19 G, nous lui reconnaîtrons volontiers
le caractère d'un premier essai, d'ailleurs sans lendemain. Lors
même que le modèle aura réussi à s'imposer, nous placerons de
/i98 L'ÉVOLUTION 1)1-. L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
])référencc au début les répliques qui portent la marque du ciseau
duu arlisto do race, telles les figures 87 et 325 parmi les
Atlantes, 1 17 parnu les Amours ou t-2'd parmi les Tritons. Quand
enfin nous nous trouverons en présence des images le plus com-
munément reproduites, conmie celles du Buddlia, nous croirons
discerner les prototypes non seulement à l'excellence de leur
technique, mais surtout à ce qu'ils témoignent d'efTorts pour
comprendre et pour rendre l'Ame du personnage représenté (cf.
lig. /iû5). Qu'un bas-relief de facture tout hellénistique admette en
son sein, tel un corps étranger et insulTisamment assimilé, le vieux
symbole bouddhique de la Prédication (cf. fig. 2 1 6 et 218), il y
aura de grandes chances pour qu'il faille le rapporter, sauf véri-
fication de détail, à une époque où l'école n'avait pas encore pris
nettement parti et achevé de stéréotyper ses modèles. Devant telle
aulre frise, par ailleurs assez médiocre, un détail exceptionnelle-
ment grec pouria nous donner la même chose à penser : c'est un
sculpteur fraîchement imprégné des usages artistiques de l'Ionie
qui s'est avisé de donner sur la figure 1086 à la mère du dieu des
Indiens le char attelé de lions, véhicule traditionnel de la Magna
Mater. Nous découvrons des laisons encore meilleures, parce
qu'elles sont plus indépendantes de l'indice personnel de l'auteur''',
pour assigner une haute époque à ceux de nos bas-reliefs où la
taille du personnage central , qu'il s'agisse de Çuddhodana (fig. 1 5 1),
de Màyà (fig. 162), du Bodhisattva (fig. 179, ^^7) ou du Buddha
(fig. 289 et 957), ne dépasse pas, ou à peine, celle des autres
figurants. Mais, avec tout cela, il n'empêche que dans l'immense
majorité des cas, nous nous sentons à nouveau ballottés sur une
mer d'incertitudes où risquent de sombrer par contagion , en s'en-
traînant l'une l'autre, nos précédentes conjectures: car pour légi-
liine (|u'il soit, le critérium du style n'est malheureusement pas
infaillible. Aussi sommes-nous trop heureux de raccrocher toute
''' Cf. l. Il, p. 3'io el ci-dessous, p. 55o-55i.
LA FORMATION DE L'ÉCOLE. 'i!)9
cette flottante chronologie à l'ancre de salut des monnaies et des
inscriptions. Cette fois, il ne s'agit plus d'impressions subjectives
ou de déductions logiques, mais de faits précis, palpables, dont
chacun devra tenir compte et qui, acceptés de bonne foi, ne
semblent pas susceptibles de deux interprétations. La trame serrée
des médailles indo-grecques et indo-scythes retient dans ses mailles
plus encore de motifs décoratifs et de types iconographiques
qu'elles n'en portent figurés, tandis que, debout au seuil de notre
ère, le Buddha de Loriyân-Tangai achève de rejeter dans le passé
l'éclosion de l'œuvre la plus spécifiquement gréco-bouddhique de
toutes. C'est pourquoi nous ne craignons pas d'aflîrmer que la
meilleure partie du répertoire de l'école s'est constituée au cours
du !*"■ siècle avant J.-C.
Est-ce la peine de revenir, à la lueur de cette conclusion
ferme, sur les conditions historiques de cette création? Tout
d'abord, il va de soi que nous persisterons à en attribuer l'initiative
au talent des artistes formés dans les ateliers de l'Asie antérieure
et qu'avaient su se procurer les colonies grecques d'Alexandrie du
Caucase, de Peukélaôtis et de Taxila. Pas un instant nous ne son-
gerons à en faire honneur au vague philhellénisme des Parthes,
tant vanté par les historiens classiques : tout au plus ces heureuses
dispositions des Arsacides pourraient-elles servir à écarter d'un
esprit inquiet la crainte que le royaume indo-grec ait jamais été
isolé et, comme on dit, coupé de sa base. Que, pour le reste, Çakas
et Pahlavas n'aient jamais joué dans le Penjàb que le rôle de
spectateurs et, jusqu'à un certain point, de bénéficiaires de
l'influence hellénistique, la preuve en est donnée par leur
monnayage, monument de servile imitation. Nous n'irons pas
davantage chercher dans le goût personnel des rois ou satrapes
scytho-parthes la raison d'être des motifs iraniens qui entrent
dans la composition des sculptures gandhâriennes, alors que nous
les avons vus s'introduire dans l'Inde dès le temps d'Açoka. Encore
moins nous attarderons-nous à discuter le paradoxe qui substitue-
;-)()() i;i;\ (11,1 Ti(i\ i)K i/Kcoi,!': di: cwoiniiv.
rail pour car.iflrriser l'ocole du Gandliâra fépithète d'indo-ira-
nicnno à celle d"i;i(lo-n[recf|ue. C'est trop maniteslemeiit exagérer
limportancc de l'apport indirect, par l'intermédiaire du vieil art
bouddhique, des quelques décors persans noyés dans la variété
de son répertoire. L'élément hellénistique n'est pas seulement,
quoi qu'on en puisse dire, celui qui a attiré et fixé sur elle l'atten-
tion des archéologues européens : c'est encore celui qui lui a ap-
porté l'étincelle de vie. Nous avons retourné sous toutes ses faces
la question dos rapports de l'Inde et de la Grèce ; sous quelque
angle qu'on l'envisage, l'impression reste la même : le principe
mâle était le grec. L'école n'est proprement ni la renaissance d'une
branche quelconque de l'art oriental, ni le produit, inexplicable-
ment engendré à distance, de cette inlluence cr romaine '% à la(|uelle
on a parfois voulu donner le premier rôle dans son élaboration C :
elle est l'enfant naturel et à peine posthume de la domination
hellénique dans le Nord-Ouest de l'Inde. Ses premières œuvres sont
bien véritablement nées de la rencontre cpii, nous l'avons montré
dans le précédent chapitre, devait inévitablement survenir entre
l'artiste grec et le donateur indien : il ne s'est agi que d'attendre le
nombre d'années nécessaire pour (jue client et fournisseur se trou-
vassent en état de se comprendre. Par ailleurs, il nous avait semblé
que Puskaràvati était le théâtre désigné de celte heureuse entente.
Aussi n'est-ce pas pur effet du hasard que, dans les rares cas où
le lieu de trouvaille des pièces que nous désignions tout à l'heure
est notoire, il s'agisse le plus souvent des environs de Chàrsaddai'-'.
C'est sur les recherches pratiquées aux abords des principaux
centres de la colonisation grecque f[ue nous comptons pour
accroître le nombre des morceaux susceptibles d'être rapportés
sans hésitation au i'"' siècle avant notre ère. Car, il faut l'avouer, et
nous l'avons déjà reconnu, leur liste est encore restreinte. 11 est
''' Nous rcvieiiilrons plus bas, p. 533 '"' Tel est le cas des fig^uies 117,126,
Pt suiv., sur celte question ou plutôt ce 'J78; de même le modèle de la ligure 1 10
malenleudu. d'ailleurs Incite à irsoudre. a Mè trouve à Taksaçilà.
I, \ KdliM \TI()\ l)K l/KCOLK.
"lOI
inéiiio permis de se demander si cet arl li\bride et local aurait
dépassé la banlieue des grandes villes, et si, sans l'intervention
d'un ou de plusieurs lacleuis nouveaux, il n'était pas voué à une
aussi prompte résorption par le milieu indijjène que les autres
manifestations de la civilisation occidentale. Pour notre part, nous
fSÊ^
FlG. '|8!!. — BuDDIlA ENSEKiN.lNT (ri. |1. Ss'S. 55 'l . 70I-7O2. 7OIJ )
Musée de Lnhorp, ii° sr). Ilatileiir : o m. Q'i.
y consentons : mais en même temps nous tenons qu'il est nécessaire
d'admettre — et ([u'il est permis de s'attendi-e à voir confirmer
par les fouilles — l'existence d'une |)remière période de l'école
du Gaiulliàra correspondant par sa date comme par son inspira-
tion à la période hellénistique, et non point encore gréco-romaine,
de l'art méditerranéen. Qui réllécliira verra d'ailleurs que, faute
d'ailmcllif cette époque décisive de création (jui a préparé les
502 L'ÉVOLUTION DE L'KCOLE DU GANDHARA.
esprits, distribiié les rôles «lécoralifs et fixé les types iconogra-
phiques, 011 ne comprendrait rien à la soudaine multiplication
des sculptures qu'il va falloir attribuer au premier siècle de
notre ère.
S III. La floraison de l'école (i^'' siècle après J.-C).
Il serait oiseux de s'attarder à deviner quelles auraient été en
d'autres circonstances les destinées de l'école : mieux vaut tout de
suite énumérer les trois événements principaux qui marquèrent au
Gandhâra le cours du 1'='" siècle après J.-C. , et qui eurent tous
trois une iniluence inégale, mais certaine, sur le grand développe-
ment qu'allait y prendre l'art bouddhique. Le premier — et celui
qui, n'était la miraculeuse conversion de Kaniska, aurait le moins
d'importance à notre point de vue — est la substitution de la do-
mination des Kusanas à celle des Çaka-Pahlavas : car, si la période
de formation de l'école est à cheval sur les deux dynasties indo-
grecque et indo-scythe, celle de plein épanouissement chevauche
également sur celles des Indo-Parthes et des Indo-Koushans. Le
second est l'extension considérable qu'a prise au début de l'Empire
romain le commerce de l'Occident avec l'Inde : et ceci nous touche
déjà plus directement, tant à cause du rôle d'intermédiaire souvent
joué par les marchands, et des importations possibles d'objets d'art,
qu'à raison de la facilité croissante des voyages et de l'effet de
l'augmentation de la richesse publique sur le nombre et la
splendeur des fondations religieuses. Enfin le troisième fait, et de
beaucoup le plus intéressant pour nous, est la diilusion de l'art
classique et les lointaines migrations d'artistes dont s'accompagna
la prospérité économique dans toutes les parties du monde connu
des anciens. On ne s'étonnera pas que l'école, entraînée dans ce
grand mouvement, se soit mise, elle aussi, à fleurir avec une
abondance extraordinaire , ni que l'éclat banal de sa prospérité
ait jusqu'à présent obscurci aux yeux des archéologues la hardiesse
r, \ FLOliAISON 1)K i:VJ]()\AL
r.03
créatrice, mais eiicoi'e peu vulgarisée, do la jiériode d'élabora-
tion (".
FiG. /i83. — Le mkme, stïi.isé (cf. p. o'iS, ^oi-to'J.
Musée de Pèshawar. Provenant de Sahri-Balilul.
D'après une plmtogr. de VArch. Siirve)j.
"i))-
Le facteur politique. — A la suite de fjuelies circonstances la
souveraineté du Nord-Ouest de l'Inde a-t-clle [)assé, pendant la
''' M. le prnf. A. (ÎRi NWEDEL fixe encore l'origine île TeVole à 3o A. D.
.')()'( i;i';\()Li TKiN DK i/KdoiJ', \n v.\\\)\\\\\\.
|)remière moitié du i" siècle (1« noire ère, des nitiiiis des Çeikas à
celles de leurs cousins les Pahlavas, nous ne savons. Le fait, attesté
par la nnnn'smatiijne, est confirmé par un texte chrétien et par une
inscription bonddliique. D'après les Actes apocryplies de saint Tlio-
mas, c'est le roi pnrtlie Gondopliarès rpie l'apôtre serait venu évangé-
liser dans l'Inde; et ce nom, porté par de nombreuses monnaies,
s'est retrouvé gravé sur une pierre de Taklit-î-BaJiai (''. Celle-ci
place même la vingt-sixième année de son règne en 1 an loo d'une
ère apparemment ofiicielle et que !<■ lapicide connaissait trop bien
pour la spécifier davantage, mais dont il a emporté avec lui le
secret. Il semble que ce doive être celle à laquelle nous avons
déjà rapporté la menlion du roi Mogas en l'an ^8 : car il s'agit
dans les deux cas de dynasties iraniennes, dont la seconde même
est de pure extraction partlie. Seulement l'identification de Mogas
avec Mauès deviendrait alors intenable; et il ne suffirait même
pas, pour ai'rangei' les choses, d'y renoncer: car linscriplion con-
tinuerait à placer en l'an 103 — 26 = 77 l'avènement de Gondo-
pliarès à un troue qui nous est donné comme occupé en 78 par
Mogas, et ainsi l'on ne ferait que tomber d'une dilllculté dans une
autre. Le seul remède commun serait d'admettre entre ces deux
rtrois des roisu un intervalle de ])las d'un siècle. Rapportée dans
ces conditions à l'ère partlie, la date de TakIit-î-Baliai se traduit
par l'an 55 après J.-C.(-', ce qui répond bien à notre attente. Mais
c'est ici qu'intervient un fait nouveau et encore inexpliqué. Il
existe dans l'Inde une ère connue sous le nom de Vikrama, dont
on ignore l'origine exacte et dont le début est fixé à 08/7 ans
''' Cf. A.-M. BoYER, J. A., mai-juin
ir)i)A, p. i58. — Nous ne ferons pas
état de l'artrument paléogi'aplii(pie, car
s'il a conduit Biihler à placer Gundopha-
rès avant Kaniska [liul. Palœogr., p. aS),
il a détermin(î M. R. D. Iîaneiiji [IikI.
Aiil!//., {é\. H)o8, p. /17) à le placer,
:ui l'ouliaii'e, après.
'"' 2/18 — 3o3 = + 55. En d'autres
termes, il faudrait lire [i]78 pour Mogas
et 3o3 pour Gondopliarès. Dans celte
liy|)ollièse, le scriljc n'auiait écrit io3,
au lieu de 3 , qu'à raison du récent
cliangenient de siècle et pour éviter
l'incongruité de placer eu une année 3
ia vingt-sixième année d'un règne.
L\ TLORAISOiV 1>K l.'KCoLE. 505
avant la noire. Oi-, calculée d'après cet autre- point de départ,
l'année io3 aboutit à l'année /17 de notre style, chiffre trop
voisin du preiniep pour n'être pas également satisfaisant. Si cette
l'éussite n'est (lu'un ellet de hasard, aucune ne pouvait avoir des
cousé(piences plus lunesles pour la chronologie encore balbu-
tiante du (landliàra. Il n'en a pas fallu davantage [)Our inviter à
rapporter à cette même ère Vikrama la série des dates, allant
de h à 122, (|ue nous possédons d'une tout autre dynastie, celle
des Knsanas. Du coup, Kaniska s'est trouvé remonté jusqu'au
milieu du f siècle avant notre ère, expulsé d'autorité, ainsi que
ses successeurs immédiats, de la vallée de Kaboul et condamné à
cohabiter dans le plus inextricable pêle-mêle tant avec les Indo-
Scythes qu'avec les derniers Indo-Grecs ; après quoi , pour raccorder
la théorie avec les faits acquis d'autre part, son auteur s'est trouvé
acculé au parti désespéré de rejeter les deux Kadphisès api'ès le
groupe Kaniska-Vasiidêva et les premières conquêtes des kusanas
après l'apogée de leur empire — ce qui est proprement mettre la
charrue avant les bœufs.
La date de Kaniska. — Mais ici nous abordons, on le sait, une des
questions les plus controversées de l'histoire de l'Inde '"'. Elle
paraissait pourtant avoir de bonne heure reçu sa solution. Selon
Fergusson et M. le Prof. H. Oldenberg, Kaniska avait fondé l'ère
dite Çaka en l'an ■78/9 après J.-C, ce qui cadrait parfaitement
avec les données de la numismatique. Toutefois, des objections
s'élevèrent, dont la plus topique est que Kaniska n'a jamais été un
Scythe; et, sitôt ce lien rompu, la date du rshàh des shahs n est
partie à la dérive, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, au
gré du llux et du rellux des fantaisies individuelles, depuis l'an 38
avant notre ère jusqu'en l'an 278 après. Nous nous serions volon-
''' Il sulFit de renvoyer ici à l";uliele J.lt.A.S.. année igiH. — Noire théorie
de M. le l'roC. It. Oi.denbrrc dons les a élé coninuini(juée à la Société Asialiqne
Nnclir. k. lien. Iti'.vs. Guliiiiyrii . l'iiil.- de l'aris dans sa séance du 11 dé-
Hist. Kl., if)i 1 , p. li-2'] et suiv., et an ceniLre if)i'i.
m; L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLK DU GAiNDHÀRA.
tiers borné à jeter un voile pieux sur ces divagations, capables de
compromettre la réputation de l'indianisme. Malheureusement, il
n'en va pas de Kaniska comme de Gondopharès. Son nom est trop
intimement mêlé à la légende bouddhiqne et associé à une fonda-
tion religieuse trop importante pour que nous puissions nous en
débarrasser au passage avec une simple mention : il est de toute
nécessité que nous précisions l'époque à laquelle il a régné sur la
terre artistique et sainte du Gandhâra. Or, ce qui nous a dès
l'abord frappé, c'est qu'après une période d'affolement l'aiguille de
la boussole tendait à revenir à son point de départ. Parmi les
adversaires les plus déclarés de la tiiéorie dite de l'ère Çaka, la
plupart en venaient à placer Kaniska quelques années avant ou
après la date initiale de cette ère, si bien que, selon l'expression de
M. F. W. Thomas, cr c'eût été miracle qu'il l'eût manquée (') n. Aussi
nous préparions-nous, sous la pression unanime de nos docu-
ments et sans croire manquer de respect à nos savants confrères,
à prendre avantage du fait que l'archéologie se contente de compter
par lustres pour faire l'économie d'un comput de plus.
Il nous apparaissait d'ailleurs de plus en plus clairement, après
les brillantes controverses dont la Royal Asiatic Society avait été
le théâtre, qu'une bonne part des dilficullés tenait à ce que dès le
début la question s'était trouvée mal posée. S'il est bien certain que,
comme tout le monde, Kaniska a eu une date, il est infiniment
douteux à nos yeux qu'il ait jamais été le créateur d'une ère t'^).
Sans doute il se peut que nous nous trompions, et nous ne deman-
dons pas mieux que d'en recevoir la preuve : mais cette preuve est
justement celle que les partisans de la fondation par Kaniska de
l'ère Vikrama ou de l'ère Çaka ont été également inqmissants à nous
donner : et ainsi, jusqu'à démonstration du contraire, il y a tout
''' Cf. J. R. A. S., 1913, p. 65o. En la seconde édition de son Histoiij h irto
effet, M. A. -M. Boyer ramène la date (p. 2 i o ) et dans son ///s/or^ »/ /"Vjic /lc(
proposée par M. Sylvain Lévi de l'an — 5 m India (p. iSa) à 78.
à l'an + 76: et M. V. Smith, après être '"' Cf. les observations présentées
descendu jusqu'à 125, est remonté dans ci-dessus, t. II, p. 484 et suiv.
L\ FLUH AISO.N ])]■] L'ECOLE.
)07
intérêt à ne pas embrouiller les choses à plaisir en mêlant la ques-
tion de l'ère à celle de la date. En termes plus précis, c'est de façon
tout à fait arbitraire et purement gratuite (jue l'on a d'abord lu,
sur la série des inscriptions portant au génitif le nom de Kaniska,
Fir.. fiStt. — Lk GiiAND MinAciK DE ÇiiÀvAsTi (cf. |). 877, 38ii, 55'i, r)G7-568, <'(jo, 710).
Musi'i' (le Pèsliaivar. Provenant ilc Taliltl-i-hahui.
Cf. A. S. I. , Ami. Hep. igoj-S, pi. \LIV c.
les chillres d'années 3, 8, 1 1, etc., comme inaugurant un comput
nouveau. Ainsi que l'a bien montré M. Fleet et que la suite de la
série, 3i, Go, 7^, 98, etc., avec le génitif des noms de Huviska
et de Vàsudêva, le prouve surabondamment, ie génitif du nom du
508 L'ÉVni.ITION DE L'ÉCOLE 1)1 C \ \ DU \ li \.
roi n'a aiicuneinent ce sens sur les inscriptions. II signifie simple-
monl : | sous le règne] de Kaniska, de Huviska, etc., en l'an
3, 3 1 , etc. d'une ère non autrement spécifiée. C'est à ce ])oint de
notre raisonnement que nous avons été très vivement frappé par
une coïncidence au moins singulière : l'an 78/9 de notre ère com-
mence exactement le v" siècle de l'ère indienne des Mauryas. En
effet 392/1 4- 78/9 = /loo.
Pourquoi le cacher? Cette simple opération d'aritliméti([ue a
été pour nous ce qu'on est convenu d'appeler un trait de lumière;
et, après tout, il n'y a pas grand mal — puisqu'aussi bien nous ne
saurions nous en dispenser — à ce que nous entreprenions à notre
tour d'ap|)rofondir ce douloureux rc secret de kaniska n dont se lan-
guissent nos études. Notre solution a du moins pour elle le mérite
de la simplicité la plus extrême : et en effet, il n'y avait aucun
secret. En fan 78/9 il ne s'est rien passé de particulier, sauf qu'on
eut à enregistrer un changement de siècle, phénomène qui dans
toutes les è^s se reproduit régulièrement tous les cent, ans. kaniska ,
qui peut-être ne coiimiença à régner que trois ans plus tard, n'eut
absolument rien à décréter, mais seulement à se lais.ser vivre. Les
donateurs indigènes, dont les nombreuses inscriptions nous ont été
conservées, ont continué paisiblement — aussi bien (notoz-le) à Bé-
narès et à Mathurà que sur la frontière du Nord-Ouest — à dater
leurs inscriptions dans l'ère indigène traditionnelle : seulement,
au lieu d'écrire laborieusement, comme tout à l'heure : Sai/i. m c
i 0 /i ^ = 3i8, en sept chiffres, ou Sam. m c 90 20 90 20 /| = 38/i,
en neuf, ils font désormais l'économie de cet appareil décidément
trop encombrant, et écrivent en abrégé : Soin. 3, 1 1, etc. pour
[^o] 3, [h] 1 1, etc. Ceci admis, toutes les difficultés tombent. Les
inscriptions ne sont pas datées de l'an 3, 11, etc. à paitir du sacre,
de la conversion ou du concile (ou quoi encore?) de kaniska,
mais de l'an [^0] 3, [6j 1 1, etc. sous le règne de kaniska. On con-
çoit qu'elles déroulentl^avec la même sérénité la série des années
[^]3i à[4]6o, sous Huviska, 76 à 98 sous Vàsudêva, etc., pour
i,\ FLornisoN ])]•: i;ecole. 509
lie iiommer ici ([iio les principaux membres de la dynastie. C'est
seulement quand les vassaux des Kusanas continuèrent machinale-
ment ù compter jusqu'à 3io, qu'ils se trouvèrent avoir créé l'ap-
parence d'un comput orifjinal. Tel fut justement le cas des grands
satrapes Çakas qui, sous la suzeraineté plus ou moins elTective
des Kusanas. conservèrent longtemps le gouvernement du Sind et
d'une partie de l'Inde occidentale. C'est d'eux que, pour le plus
grand embarras des futurs historiens, l'ère ainsi prostituée aux
barbares a fini par prendre son nom de crscylhique^^, sans doute
après leur écrasement par les Guplas à la fin du iv" siècle, et afin
de la mieux distinguer de la nouvelle ère nationale instituée ])ar
les restaurateurs de l'empire \Iaurya f). C'est à eux enfin (jue, sur
la foi de cette désignation tardive, on a parfois voulu — et ici
notre théorie rejoint celles de Gunningham et de M. A.-M. Boyer —
attribuer sa fondation '-'. Mais ce que le suzerain n'aurait su faire,
comment le vassal l'aurait-il fait? En réalité, dans ce cas particu-
lier et tout à fait exceptionnel, on n'est jamais arrivé à dépister
l'intervention personnelle et certaine d'aucun souveiain, grand ou
petit. La coutume, mère de la routine, et le temps, père de l'oubli,
sont seuls responsables de toute l'afTaire. L'ère dite frÇakan ou
ffdes rois Çakasn n'est de fil en aiguille qu'un avatar méconnu
de l'ère des Mauryas, artificiellement rajeunie de quatre siècles.
Cette conclusion, qui ne compromet personne, ne rend pas seu-
lement compte de l'origine mystérieuse et de la bizarre appellation,
quand enfin elle en reçoit une, de cette ère indienne; elle fournit
encore la clef de plus d'une énigme accessoire. Bornons-nous à en
■'' D'après M. Fleet, la piemièie nien- mais ceci n'est qu'unt cnïncidenre, notre
tion de l'ère sous le nom d'ère Çaka da- ère élant inexistante pour les Indiens,
ferait seulement de 5o5 {Journal of the '^' M. A.-M. Boyer [J. A., juillet-
R()<ial As'uUk Socielji of'Great Britain nnd août i8()7) a proposé, comme on sait,
Irelaiid, 1918, p. 987). — C'est encore le Ksaiiaràta iNahapàna de Nàsik , tandis
une curieuse roïucidence que 1ère des i]ue Gln-Mngiiam [\iim. Cliron., 1888,
Mauryas date de 822/1 avant notre ère. |i. 282 et 1892, p. hh) tenait pour
et celle des Guptas de 819/20 après: Ghastana (Tiaslanès) d'iiyayinî.
ilO
L'ÉVOLUTION DE L'ECOLE DU GANDHARA.
donner deux exemples précis, oiiiprimtos l'un à l'histoire et l'autre
à la légende. Comment expliquerait-on que les Andliras, ces enne-
mis jurés des Çakas, aient pu employer la même ère que leurs
adversaires, si celle-ci, loin d'être la création de barbares étran-
gers, n'avait été au fond le lien commun de toutes les populations
jadis soumises au sceptre des Mauryas ? Du même coup on compiend
pourquoi les nations du Deklian, que les Guptas ne réussirent
jamais à asservir de façon durable, ont, avec leur conservatisme
bien connu, persisté à s'y tenir et l'ont finalement propagée jusque
dans leurs colonies de l'Indo-Cbiiie et de l'Insulinde. D autre part il
était fatal que, parmi les peuples à la fois bouddliisés etbarbarisés
du Nord-Ouest, l'ère indigène, dont le point de départ jn'écédail
de deux générations à peine la propagation locale du Bouddhisme,
finît par être considérée comme datant de la mort du Buddha
— fait infiniment plus saillant devant leur vision rétrospective que
l'avènement d'un empereur. C'est à raison de cette inévitable con-
fusion que s'établit danslesàmes pieuses la croyance traditionnelle,
recueillie par Hiuan-tsang au Gandluira, et qui voulait que Kaniska
fût monté sur le trône non point, comme il le fit en eflet, ioo ans
après Candragupta, mais 600 ans après. . . le Nirvana; et c'est aussi
pourquoi des textes bouddhiques et Hiuan-lsang lui-même placent
par ricochet Açoka, que trois cents ans séparent de Kaniska,
cent ans seulement après le trépas du Maître (''. Et qu'on ne s'étonne
'■' M. Sylvain ]A\'i vient de monirer
{J.R.A.S., igii, p. loiG) que le té-
moignage (le Hiuan-lsang au sujet de
Kanisl<a [Rcc, 1, p. 99, i5i; Travck.
1, p. -203,970) est emprunté au Vinuya
desMùla-Sarvâstivndins, rquedes indices
assez nombreux semblent reporter vers
l'époque de Kanisiva (cf. Les Eléments de
formation du Dknjàvadàna dans T'omig
Piio, 1907, p. n/i et suiv.). Du même
coup le chifTre de 4oo, adopté par les
rédacteurs de ce Vinaya , prend une im-
portance qu'on ne saurait nier". — Pour
Açoka, voir encore Hiuan-tsang (liée,
I, p. i.îo; II, 85; Trnt'els, 1, p. ^i)"] ;
II, 88); Divydvaddna , p. ioa et Avadd-
naçataha, éd. Speyeb, H, p. 200. — Re-
marquez qu'en eU'et Gandiagupla monte
sur le trône en Saa av. J.-G.(32a + 80 =
'102 ans avant Kanislia) et qu'Açoka
règne entre a63 et 22/1(924 -i-8o = 3o4
ans avant Kaniska), tandis que nous
allons placer Kaniska entre 80 et 1 10 de
notre ère.
LA FLORAISON DR L'ÉCOLK. 511
pas de l'intérêt que nous attaclions à ces traditions évidemment
erronées. Autant il serait imprudent de les accepler sans réserves,
autant il nous paraîtrait insullisant de les rejeter purement et sim-
plement : il est encore nécessaire de jusfilier comment elles ont pu
germer dans les esprits et surprendre la bonne foi populaire. Or,
c'est ce dont notre théorie fournit pour la première fois le moyen.
FlO. 'l85. MkME m jet, UKi; UiDDUA assis à l.'KllUIPtRNNK
(cf. p. 33'i, 828, 377-378, 567-.568, 586, (igo).
yfiisi'p (Ir Pi^xhawtir. Prni:i>nai>t âe Tnhhl-i'-liahai.
Mais n'allons pas tomber dans le travers de présenter nue simple
hypothèse — nous parîil-elle avoir de [jrandes chances d'avenir —
comme une panacée capable de redresser à elle seule toutes les
entorses dont boite encore l'histoire ancienne de l'Inde : il suffit
que, dans le petit domaine et pendant la courte période que couvre
notre sujet, elle nous permette d'harmom'ser au mieux tous les
témoignages, d'où qu'ils viennent.
51^ i;i';\()i.i ïi(t\ i)K i/Kcoi.K 1)1 (;\M)ii\n\.
Les Kiisana. — Nous n'oublions p;\s d'ailieiii-s que notre con-
naissance tic l'état j)olili(]uo de l'Iude du Nord au i" siècle de notre
ère repose avant tout sur les Annales chinoises, commentées par
les monnaies et les inscriptions indigènes. Les renseignements
chinois sont même si explicites que, pour une fois, ils ont mis tout
le monde à peu près d'accord. Chacun répète docilement la leçon
qu'ils nous ont apprise : comment, lorsque les Yue-tche firent fuir
devant eux les Çakas ''', ils cédaient eux-mêmes à la pression de
leurs voisins orientaux, les Huns, auxquels nous ne tarderons pas
beaucoup à avoir all'aire; comment ils quittèrent, vers l'an i65
avant J.-C, leurs pâturages du Kan-sou, à la frontière do Chine,
pour l'étonnante migration qui, à travers toute l'Asie cimtrale,
devait les conduire jusqu'à l'Inde; et comment, en l'an 128, l'envoyé
chinois Tcliang ivien les trouva déjà établis au nord de l'Oxus.
rr Quelques années plus tardn, ils se répandirent au sud du fleuve
et partagèrent la Bactriane entre leurs cinq hordes. Admettons que
celte répartition et l'adoption d'un genre de vie sédentaire leur
aient pris le temps d'une génération : crPlus de cent ans après, le
chef du clan des Kusans, Kozoulo-Kadphisès, attaqua et vainquit
les quatre autres chefs {j'i1>-goii). il se nomma lui-même roi : le
nom de son royaume fut Kusan'^'.n Entendez qu'il fonda une dy-
nastie de ce nom, événement que d'autres textes s'accordent à
placer, mais avec plus de précision, aux environs de l'an 9 5 de
notre ère : et cette date est d'autre part confirmée par la façon
dont Kozoulo-Kadphisès a imité sur ses monnaies les deniers
d'Auguste. Mais l'hégémonie sur les tribus de sa race ne suflit pas
à son ambition : rrll envahit la Partliie, s'empara du territoire de
Kaboul; en outre il triompha du Pou-ta et du Kaçmîr'^' et posséda
entièrement ces royaumes, n Ces conquêtes nous sont données
''' Cf. plus liant, t. II, p. '187. M. A. -M. Boyer, ./. 1., mai-juin igoo.
<^' Nous suivons la tiailuclion et l"in- '^' Le Pou-la (cf. itPaktuesn et rrpou-
terprélation de Ed. Ghavannes [T'oiing khtoiiT!) serait le pays de Gliazni. Par
Pao, mai 1907, p. 187-194), (pii A /-/j/ii, qui désigna plus tard le Kàpira,
sont elles-mêmes d'acconl avec celles de il faut entendre à cette date le Kacniir.
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. 513
comme faites aux dépens de la Parthie (Ngaii-si); et ce trait est
bien conforme à ce que nous avons vu de la domination parthe sur
toute celte région. Toutefois les documents numismatiques certi-
fient que le roi supplanté dans la vallée de Kaboul par Kozoulo-
Kadpbisès fut le dernier des Indo-Grecs, Hermaios. On a beaucoup
spéculé sui- le fait que certaines pièces de cuivre portent ces deux
Kl(i. /iSO. Sl'tClMEN DE ttDOUBLE lillIXE"' ( ff. ]). 092).
Fouilles (If Sii- liirel Smiy à Saltri-lliihlol.
Cf. .1. S. L, Ami. Ilff. irju-is, pi. XXXVil.
noms conjugués. On a imaginé (|u'un instant b; Kusana et le Grec
ont battu monnaie ensemble, voire même qu'ils auraient commencé
par sceller sur le dos des Partbes une alliance contre nature (''.
Nous préférons pour notre part une explication beaucoup moins
romanesque. Faute de posséder aucun monnayage de son cru, le
jab-gou dut, pour s'en procurer, laisser fonctionner selon sa routine
'"' P. Garuner, (!(it., p. xi.vili; R. R. \\ iiiteiiead, Cd/. Laliorr , p. ly-j
E. J. Rai'son, Indiaii Coins, p. iC), S 65; et cf. J.R.A.S., igiB, j). 966 et io3'i.
GANBIlAllA. - H. 3.3
nutniE n\r(uX4).K.
fiU L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE TiV CANDIlllIA.
habituelle lalelier du vaincu : c'est peu à pou (]u il (mi vint à
ajouter, puis à substituer définitivement son nom en exergue.
Exactement de même, le kalil'e Omar frappe on Syrie à l'efïigie de
l'empereur Héraclius, en Perse à celle du dernier des SassanidesC.
Par ailleurs les acquisitions territoriales du chef turc restent en
somme limitées à l'Alghanistan et au kaçmîr. Il a franchi avec
l'Hindou-Koush le glacis naturel, ou, comme disent les Anglais, la
cf frontière scientifique n de l'Inde; déjà il en tient les clefs : il est
réservé à son successeur de pénétrer, le premier de sa race, dans
celte terre promise des hordes du Nord-Ouest. Poursuivons en effet
noire lecture : et kozoulo-Kadphisès mourut âgé de quatre-vingts ans
(vers 60 après J.-G.?). Son llls Vima-Kadphisès devint roi à sa
place. A son tour il conquit l'Inde et v (Hablit un chef pour l'admi-
nistrer. A partir de ce moment les Yue-tche devinrent extrêmement
puissants. . . -n Est-ce la peine de faire remarquer que cette der-
nière phrase contient la condamnation péremptoire de toute
théorie qui voudrait ne faire de la conquête de Vima-Kadphisès que
la reprise en sous-œuvre de celle de Kaniska "? Kozoulo-Kadphisès
nous est explicitement donné comme le fondateur de la dynastie
des Kusanas et son fils comme le premier d'entre ces potentats qui
ait envahi l'Inde et jeté les bases de leur empire. Auquel des suc-
cesseurs de Gondopharès, nous ne savons, mais c'est sûrement à
un roi parthe c|ue Vima-Kadphisès enleva le Gandhàra et le Penjàb
entre 60 et y 0 de notre ère; et peut-être étendit-il du même coup
sa domination sur les satrapes Çakas et Pahlavas des bassins de
l'Iudus et du Gange.
Ici les Annales chinoises nous abandonnent et les historiens
européens retombent dans leurs divergences : pourtant la route
s'étend toute droite devant nous. La première mention de Kaniska
est faite pour le moment par une inscription de Bénarès en Snm. 3
et la première de Huviska enS(i>ii. 3i par une inscription de Ràl-
'' IL f^woiv, Ciit. ili-s inninuiira muiulmaiics d" hi liibliothhfiue Nationale, Klialife.i
orientaux, préface, |i. mi.
LA FLORAISON DE L'ÉCOLK
515
Bhadàr, près de MalhuiaO. ('/est donc eiilre 80 et i i o après J.-C.
que nous placerons avec confiance le règne du deuxième grand
•-^- -"--'"-^Ti^i'iif^f
'iH-. — Hiniii DE BASSE ÉpnQDE (cf. p. i35. I '18, S.'iS, Sijf)).
Miisi'p (le Phhaivni: Provniaiil de Sahri-Bnhtiil.
r.r. A. S. {., .lu». «f;i. ir,,,-,s. |ii. \LI, li(;. 16.
empereur bouddlinpie. Kn revanclie nous ignoi'ons tout des cir-
constances de son avènement, (lomme on ne lui connaît pas de iien
de parenté avec les deux kadpliisès, nous avions été tenté un
''' Epigrapliia liidini, \III, p. i^;!. gicdl ]luseu)ii at Malhiinl, p. 6ï),n" Aji
J. P. VoGEL, Catalogue nf ilic [vchœolo- et 181, etc. Le Vàsiska de l'an 19 (?),
âlG L'ÉVOLUTION KE LKCOLE Dli GANDH À A.
instant dimaj'/nfi" une sorte d'nsiir|)iiti()n du trône. Ainsi qu'il
advint à plus d'un des rudes envahisseurs descendus du Nord-
Ouost, Vinia-Kad|diisès semble s'être mal accommodé du climat
do riude, oh les Annales cliinoises stipulent qu'il préféra installer
un vice-roi, sans doute choisi dans son clan. Est-co cette vice-
royauté qui i'raya au Kusana Kaniska l'accès du pouvoir suprême ?
Nous devons avouer que, à y regarder de près, aucun indice ne
vient corroborer cette supposition qui, au premier abord, nous
avait séduit. Le premier Kadphisès, en qui nous ne pouvons voir
(|u"un potentat relativement chétif et un jnh-gou encore mal dé-
grossi, n'avait jamais pu ou su trouver un artiste capable de lui
graver pour ses monnaies des poinçons originaux : et c'est ainsi
que nous l'avons vu contrefaire tantôt celles dun roi grec et tantôt
celles d'un empereur romain (pi. V, 1-2). Au contraire les gra-
veurs de son fds nous ont donné de lui une image d'une pi'écision
tout ethnographique (pi. Y, 3). Qu'il les ait recrutés dans sa nou-
velle conquête du Gandluàra, nous avons deux raisons de le croire :
d'abord l'excellence du travail, puis l'emploi persistant de l'alpha-
bet kliaimthi dans la légende du revers. En tout cas nous connais-
sons grâce à eux les traits et le costume d'un Kusana aussi bien
que ceux d'un Valois ou d'un Bourbon. C'est très exactement le
même type que nous retrouvons sur les pièces de Kaniska (pi. V, 5, 7)
et nous n'apercevons pas qu'il ait été le moins du monde alliné par
le contact de l'Inde : il est et reste le Tarlare dans toute son hor-
reur. Mais, à notre point de vue, il y a ])is. Un observateur que
ne hanterait aucune idée préconçue n'hésiterait pas une minute
à déclarer que ses monnaies ont dû être frappées au nord du Paro-
pamise. En efTet leurs exergues arborent exclusivement l'alphabet
grec'"' et, des quelque trente divinités qui figurent au revers,
a^i ou a8. n'a jamais dû jouer que les ''' Nous ne disons pas la langue grec-
seconds lôies, puisqu'il n'a pas laissi^ de que: cf. lesobseivalions de M. F. W. Tho-
monnaies, et il en serait de même du m\s, dans J.R.A.S., igiS, j). 6.30 et
Kaniska de l'an /i i . i oi 3. — Est-ce la peine de répéter à ce
LA FLORAISON DE L'ÉCOLK. 517
l'iininense majorité est iranienne ou bien porte des noms iraniens'').
En un mot les pièces de kaniska peuvent loien être encore répan-
dues dans le iNord-Ouest de l'Inde : aux images de Çiva et du
Buddlia près, elles n'ont litléralenient rien d'indien, mais lémoi-
FiG. 488. — HÀniii, AU Kaçmîr [fake ict profit.] (cf. p. i 'l'i-i/if), Go'i).
Slatuc Iroiiri'c dans le Pâpaharana-I^dga de Brdr (vallée du Liddai). Ilaiitviir: o m. G3.
Cf. Mémoires co'.crruaitt l'Asie f>v'ti"il/jle, I. ji!. LMII.
giient au contraire d'une orientation exactement tournée à l'oppo-
site. Et ceci nous donne à craindre que les indianistes ne se soient
ci'éé à plaisir de graves embarras en voulant à toute force faire de
ce tt fds du ciel •» et de ce rt sliâli des shahs -n un maharaja de leur façon
et le fondateur d'une de leurs ères. Ils ont beaucoup trop tiré le
propos ce que nous avons dil de l'aljsence chez les anciens Bactiicns (t. 11, p. hhh
de culture nalionale nou seulemenl riiez el igg)?
les Çakas et les Turu.skas, mais im'me '"' Cf. ci-dessus, t. Il, ]). ililirl suiv.
518 L'ÉVOLUTION DK LM':(:OLE DU (;\M»ll\i;\.
Turc à eux. Sans doute kaiiiska , (|uc ce soit de sou l'ait ou du fait
de son prédécesscuir, a (Heiulu plus ou moins uoiuinalement son
pouvoir sui' le cœur rnènie de l'Inde, peut-être jusqu'à Patna, à
coup sûr jusqu'à Bénarès; mais, si l'on en croit la tradition, il
aurait (''gaiement poussé ses conquêtes jusque ilans le Turkestan
chinois actuel, et nous n'avons aucune raison de penser qu'il atta-
cliàt moins d'importance à ses possessions des bassins de l'Oxus
ou du Tarim que de l'indus ou du Gange. H faudra bien que les
inilologues se résignent à rendre la meilleure part de Kaniska à
la Haute-Asie. Quoi (ju'ils aient pu croire, c'est un personnage
dUn tout autre acabit qu'un simple roi indien: indo-bactrien ne
serait même pas assez dire; souverain d'un empire qui servit
de trait d'union entre l'Inde et la Chine, il mérite déjà l'épithèlc
de sérindien.
Le rôle de Kaniska. — (les constatations ne sont pas laites, tout
au contraire, pour diminuer l'importance de son rôle dans la suite
de notre exposé historique. Nous aurons notamment à nous souve-
nir de l'extension de sa souveraineté en Asie centrale quand il sera
question de l'influence de l'école gréco-bouddhique dans ces para-
ges ('). Mais dès à présent rappelons-nous bien que kaniska est
resté avant tout connu dans la tradition populaire sous le litre de
ff roi du Gandhâran, à telles enseignes que la dynastie locale des
Çàhiyas se réclamait encore de lui au ix" siècle de notre ère (-).
C'est là en effet, dans cette sorte de vestibule attenant à la fois aux
plaines et aux passes montagneuses, que se trouvait le centre de
gravité de son pouvoir, ou, si l'on préfère, le point vital de la seule
grande artère qui fît communiquer les deux moitiés de son empire,
jeté en travers sur le Toit du Monde comme un bissac sur un bât.
On conçoit que dans l'intervalle de ses expéditions belliqueuses
il s'y soit plus volontiers tenu, ainsi que l'araignée au milieu de
''' Cf. ci-dessous, p. 662. Nous Irai- '"' Pour les références relatives aux
terons également (p. 6/i5) la tpiestiou rois Çâhis de Kaboul, cf. ci-dessous,
des relations de Kaniska et de l'an-lchao. j). ,^91 , n. 1.
LA FLORAISON DE L'ECOLE. .".M)
sa toile, prêt à parer à tout événement, soulèvement intérieui' de
vassal ou empiétements d'ennemis sur les frontières. Remarquons
que dans cette région, ce natif de la Haute-Asie était à mèuie de
choisir à son gré son climat et de goûter tour à tour la doucmir
des hivers indiens ou la fraîcheur estivale des montagnes, ("est là
enfin qu'il se serait converti au Bouddhisme, là qu'il aurait bàli,
dans la banlieue de sa capitale d'hiver, Purusapura, la magnifuiue
fondation par laquelle il voulut commémorer sur place ce miracle ''>.
H est passablement douteux que le premier Kadphisès ait eu quel-
que penchant pour la Bonne Loi''^). Au second la légende Uiarostlù
de ses moimaies donne le titre de mâheçvara, c'est-à-dire çivaïtet'',
ce qui ne nous a pas paru après tout plus étrange que d'entendre
un Héliodore, fils de Dion, s'intituler vishnouïte (^bkdgavala). D un
autre côté, s'il est quelque part question d'une conversion de Gon-
dopliarès, c'est au christianisme. Seul kaniska, que ce soit par
conviction ou par politique, aurait embrassé la seule i-eligion qui
put servir de lieu commun entre ses hétérogènes sujets. Est-ce à
dire qu'il faille faire dépendre de cet événement sensationnel la
floraison de l'art du Gandhâra? Nous avons déjà mis le lecteur en
garde contre une exagération si manifeste '''). Mous croyons savoir
que, sous Gondopharès comme sous Vima-Kadphisès, l'école avait
poursuivi paisiblement le cours de ses destinées; et si Kaniska a pu
exercer une influence favorable sur son évolution, ce ne sera tou-
jours pas par son goût, mais seulement par son zèle. Un néophyte
fervent n'est pas nécessairement un bon connaisseur. Que l'exemple
du royal bâtisseur et sa protection déclarée aient encouragé (toujours
comme au temps d'Açoka'^)) la multiplication des couvents et des
sanctuaires — el cette fois même sur les deux versants des Pàmirs —
le fait n'est évidi'mment pas négligeable et méritait d'èti'e soigneu-
''' Cf. I. H, |i. i3ij. nous Irailuisons le piiikiil iiiiihiçvara (cf.
''' cj: I. II, |). ix3H. t. II. p. ;î(,.|, 11" à et |). /ir>7 ).
C Du moins c'est ainsi ijui; nous ''' Cf. ci-dessus, l. H, |>. 'i'i3.
transcrivons en sanski'il el par suite que ''' Cf. ci-ilessus, t. ll.p. 'iiH.
520 i;ÉV()l,l Tl()\ l»F, I/I'C.OIJ': Dl" (;\M)ll\li\.
sciiHMil consigné ici; mais de là à lui altiibuer une aciion jierson-
nello siii' lo dr'velo|)|ienient esthétique de l'école, il y a aussi loin
que (les villes d'Ionie aux steppes du Kan-sou.
Le facteur t'coîsoMiQCE. — En réalité la lloi'aison de l'école a ses
racines dans des mouvements sociaux dont l'ampleur déborde, en
même temps que les limites du Gandliàra, les opinions religieuses
et l'éducation artistique de ses monar(jues. Il suffira de résumer
ici, mais il inqjorte de noter le fait considérable, et d'ailleurs bien
connu, du développement, déjà i? mondial n pour l'époque, qu'avait
piis le commerce de l'Empire romain. Notre génération se souvient
encore du profond retentissement qu'eut au xv" siècle la l'eprise des
relations maritimes avec l'Extrême-Orient; elle-même éprouve les
bienfaisants efTets du raccourcissement de la voie trop détournée
du cap de Bonne-Espérance par l'ouverture du canal de Suez ;
elle pressent les résultats plus importants encore qu'apportera dans
le prochain avenir le raccordement des chemins de fer de l'Europe
avec ceux de l'Asie. Or, dès le début de notre ère, les échanges
avec l'Inde se faisaient de façon courante, ou tout au moins annuelle,
à la fois par deux routes, celle de terre et celle de mer. Celle-ci
menait, grâce au jeu périodique des moussons, redécouvert par
Hippale, des ports égyptiens du Golfe Arabique, à travers l'Erythrée,
jusqu'à ceux de la cote indienne — à ceux du moins qui étaient
accessibles aux navires étrangers : car l'Inde connut dès lors ce
régime des tt ports ouverts '*' n que nous voyons encore fonctionner
en Chine. Les détails les plus circonstanciés sur cette navigation et
le genre de transactions dont elle s'accompagnait ont été consignés
dès avant la On du i"' siècle par l'honnête rédacteur du Périple et
sont confirmés par Pline l'Ancien comme par Stiabon (•^). De son
'■' AiroSeSe/^ f/eva (désignés), và^ii^ia '•' Stbabon, II, v, 12; XMI, 1, i3;
(rt'jjuliers) ou erÔsafia (légaux): ainsi Pline, Histoire naturelle, XII, Ai. —
les qualifie le lexlc du Pcriple (cli. 1, Voir siir ces questions rinléressanl ar-
82; II, ai, 35; 62). ticle de M. Vidal de I^ablache, Comptes
L\ FLORAISON^ DE L'ÉCOLE. 521
cùlé IHolôinée, au milieu du ii'' siècle, nous reuseigne sur la route
(le terre la plus iVérjuentée, celle qui avait été suivie ])ar Isiilore
de Cliarax, l'envoyé d'Auguste''', et qu'on pouvait appeler la route
du Nord. Son grand souci était en elTet d'éviter les déserts de Perse
FiG. /i8(). — PiiKHiiiiii; MtDirvTioN di: Iîddiiisattva , a Mathuhà (cf. p. 606).
Musée de l.akhmui. l'nn'enniil du rtjait Mniiiid-^. ilauleur: 0 m. 50.
et de Caranianie ; et c'est pourquoi de l'Euphrate elle gagnait
d'abord, par le fameux défilé de Zagros, Ecbataue (Ilamadan); puis,
par les Portes Caspiennes, entrait en Hyrcanie; et enfin, à travers
les régions les mieux arrosées de la Partliie et de la Margiane
rendus de V Académie des Inscriptianx et qucs. — Il s'agit probablcnu^nl de l:i ville
Belles-Lettres, i8f)G, p. Ii5i) et siiiv. de Cliarax située à l'emboucliiiie du Tigre
''• i^Ti^fiOf M'xpdixot ou l^tiijii's pinilil- et de rRiiplirato.
ri22 L'ÉVOLUTION DK L'ÉCOLE DU (;\M)ll\n\.
(Merv), se diri{;e;iit di'oit sur Bactres (Balkli). Là elle birui'([uait :
ruuc (les brandies coiiliniiait, comme nous verrons l)ienlnt, clans la
direction du Nord-Kst, à Iravei's l'Asie ccnirale, jusqu'au pays des
Sères ; l'autre descendait au Sud-Kst, par les passes de la vallée
de KAhoul, vers les bazars et les ports de l'Inde. Tel était du
moins le grand tt Trans-iranien ^i du temps. Nous ne pouvons entrer
dans le détail des chemins d'intérêt secondaire , ceux , par exemple ,
(|ui menaient également aux bords de l'Indus en côtoyant le ver-
sant sud de l'Hindou- Koush, soit par l'Arie (Hérat) et Kaboul,
soit par la Sakastèue (Çaka-stbàna, Seistàn) et l'Arachosie (Kan-
dabai'), en un mot ])ar Itclnde blanche n. Mentionnons toutelois
comme un intéressant nioyen terme entre les deux grandes
voies de terre et de mer, celle mi-maritime et mi-terrestre du
Golfe Persique.
Tous ces faits sont du domaine commun : mais il peut être
intéressant de signaler que l'Inde, à son habitude, nous laisse
deviner ce que les textes classiques nous apprennent explicitement.
De cette activité commerciale elle a conservé, notamment dans les
livres bouddhiques, plus d'un souvenir. 11 en est de fort vagues,
tels que les perpétuels récits de voyages au long cours, par cara-
vanes ou par bateaux, qu'entreprennent les marchands des contes.
11 en est de plus précis, comme la mention dans le Sàlràhnhdra du
négociant de Taksaçilâ qui, ruiné, s'en est allé refaire sa fortune
dans le pays de Ta-tsin ('■ : car par ce nom tous les sinologues enten-
dent l'Orient romain ou, plus précisément, la Syrie; et d'autre
part, si le témoignage est bien d'Açvagbosa, il remonterait au
moins au \f siècle. Enfin l'indianiste détient sur ce point d'histoire
des documents historiques au premier chef: telles les inscriptions
laissées dans les hypogées du Koiikan par la colonie Yavana (on
dirait aujourd'liui/e/'m^/«) des ports ; telles les monnaies romaines
trouvées en si grand nombre dans le sol de l'Inde , depuis les passes
I'' Trad.Ed. HiJBER, p. /lOi.
I. \ FLOIÎ AISON DE LËCOLE.
523
de l'Afghanistan jusqu'à la cote du Malabai't''. L'étonnante dilFusion
de ces dernières est clairement commentée, du côté européen, par
FlU. 'ir)(). PÀSClKA-MAUÀkÀLA , À MaTIIUIIÀ (ff. |l. 1 :! 5 , 1-2-]. l-'l'J. flO^i).
Miisre de Malliunl, n° C. 'i. Hauleuv : o m. 5o.
les doléances de Pline l'Ancien et de Tacite'-' sur les centaines de
millions de sesterces que coûtait, bon an mal an, à l'Empire ro-
main la coquetterie de ses femmes. Elle n'est pas moins nettement
f Cf. Vi.SEvyEU., rtoman Coins in hidia, ''' Punk, //îs/. /V((^, VI, 26 et \il, /ii;
dans le Joiini. nf tlie Royal Asiatir Socicli/ Tacite, Annales, III, 52 (par la bouche
0/ Gnal Ur'.Uiin and Ircland. orl. igo4. île rempereiir Tibère).
r)2'i L'KVOr.UTION DE L'ECOLE DU GANDII \R.\.
soulignée du côté indien par la substitulion qui s'effectua vers ce
même temps, dans l'usage de la langue, du mot f/mw/ra (denier) au
mot drommo (draclime). On a même pu chercher, et non sans vrai-
semhlance, dans cet afTlux du numéraire occidental la principale
raison de la double nouveauté numismatique (|ue constituent, d'une
part, l'abondance et peut-être aussi le poids du monnayage d'or
des Kusanas, de l'autre le caractère semi-cosmopolite à lui conféré
par l'usage exclusif de l'alphabet grect''.
De ces considérations d'ordre économique que devons-nous sur-
tout retenir à notre point de vue? Au moins trois choses, semble-
t-il. Tout d'abord sur l'immense circuit fermé qui mène ou ramène,
par terre ou par mer, d'Alexandrie dans llnde, le Gandhàra occupe,
pour ainsi parler, l'autre pôle de. la courbe. Non seulement la
grande route de terre y conduit directement ; mais' le Périple nous
avertit en propres termes qu'en dépit de la distance le grand port
de Barygaza (Bharukaccha, Barotch, Broach), près de l'embou-
chure de la Narmadda — et non point seulement, comme on aurait
pu s'y attendre, celui de Barbarikè, dans le delta de l'Indus —
était considéré comme le débouché maritime de la Proclaïde <-'. De
fait, si Apollonios de Tyane est censé avoir gagné Taksaçilâ à tra-
vers la Parthie'^', c'est parla voie du Golfe Arabique que l'apôtre
saint Thomas se serait rendu à la cour de Gondopharès. L'impor-
tance du fait que le Gandhàra se trouvait ainsi, de notoriété pu-
blique, à un nœud de la grande route du commerce international,
n'échappera à aucun lecteur. En second lieu ce commerce portait
avant tout sur des articles de luxe, les marchandises de choix étant
par mer les pierres précieuses et les perles, par terre la soie: il
en résultait des bénéfices considérables pour les exportateurs.
Aussi est-ce le moment ou jamais de se souvenir que la clientèle
''' Cf. J. Kennedy, T'/feSecrrto/Â'anrs/.'rt inalion du nom du pays de IleuxeAa&JTiï
ihnsJ.ÏÏ.A.S., 1912, p. 981 et suiv. ou Puskaràvati.
'"' Périple, S 47. On recouuail nalu- '^' Apollonios serait reveiui par le Golfe
relleraeut, dans celte Proelaïde, la défoi- Peisique.
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. 525
des moines boiuldliiques et la communauté elle-même se recrutaient
plus volontiers dans cette caste des Vaiçyas''), à laquelle nous
devolis également en Occident saint François d'Assise. Nous ne
i
•\.-,
Fil.. 'ic)i. — Mkmk ptnsoNNAGE ( cf. p. I 3 -"i , 127, 6o3 ).
Musée lie Maihurd . n" C. 3. Hauteur : i m. oô.
serons plus surpris do voir si souvent dans les légendes les bons
marchands, au l'etour de quelque fructueuse expédition, s'em-
presser de faire les frais d'une fondation religieuse : façon sans doute
de rendre des actions de grâce, peut-être aussi de purifier par ce
'•1 Cf. 1. 11, p. 81.
326 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
pieux prélèvement sur leur béiiélicc les procédés plus ou luoius
licites lie sou acquisition. Parfois n)ênie c'est dans le dessein de
réunir ou de compléter les fonds nécessaires pour la construction et
la décoration d'un slùpa ou d'un couvent, qu'ils entrepremient une
nouvelle tournée de négoce''). Car l'art aussi est un article de luxe,
et sa prospérité suppose l'existence de donateurs aussi riches que
généreux. Enfin il est une remarque de détail qui vaut encore la
peine d'être faite. C'était la coutume des navigateurs étrangers,
en abordant clans l'Inde, d''c adoucir la figure '-'n du ràja local par
quelques cadeaux de bienvenue, qui tenaient lieu de droits de
port. Or \q. Périfle^^'i recommande d'apporter comme [)résents non
seulement des instruments de musique et même de jolies musi-
ciennes, mais encore de l'argenterie (àj2) vpwfxara) — celle-ci sans
doute de fabrication alexandrine. Pensez seulement au fameux
trésor de Bosco-Pieale, où d'ailleurs se mêlent tant de traits orien-
taux, et ne vous demandez pas plus longtemps d'où viennent les
modèles des patères de Dêbra-lsmaïl-Kluln (fig. 890) et du Bada-
kshânW.
Le facteur AUTiSTiQUE. — Mais ce n'est pas seulement l'impor-
tation des objets d'art qu'ont provoquée l'augmentation de la richesse
publique et la facilité régulière des communications : elles ont encore
favorisé l'immigration d'artistes d'Occident. Nous avons dès long-
temps insisté à propos de l'art du Gandhâra — et non sans courir
le risque d'en méconnaître les origines hellénistiques — sur la
prodigieuse prospérité dont jouit l'art grec à la faveur de la paix
romaine et dont témoigne aussi bien son inépuisable fécondité que
''* D'wyâvadâna , p. 262 et passiiii. nillcaliun de la ville d'Alexandrie, est
'■' L'expression est empruntée à tîer- coilTée du même casque que Dèmèlrios
nier. sur la ])l. lit, 5. — Pour une repro-
''' S 69. Cf. t. II, p. 70. duclion de la palère du Badaksliàn,
'*' On sait que la figure centrale de la aujourd'hui au Brilisli Muséum, cf. Sir
{jrandc palèrede Bosco Reale, au musée (îeorge ]iiïiD\\ooD, ImluslrLd Art oj Iiidia,
du Louvre, en qui l'on voit une person- p. 168, pi. II.
LA FLORAISON DE l/ÉGOLE. 527
l'universalité île son expansion ''). El sans doule il s'agit de l'art
grec déjà sur son déclin , ne produisant ])lus guère en pays classique
(]ue des répliques, en pays barbare que des adaptations, et toujours
et partout des copies de copies. Mais jamais il n'a été à meilleur
marché ni d'un usage plus courant: nous le trouvons en même
temps à la mode dans toutes les classes de la société, jusqu'aux
plus bourgeoises, et répandu sur toute l'étendue du monde civilisé,
d'Alexandrie à ïliulè et de Gadès à Séleucie. Cet aspect des mœurs
classiques au temps d'Auguste et des Antonins a été depuis long-
temps dépeint en Italie!-' : il est loisible d'élargir à présent le
tableau par delà l'horizon familier de la Méditerranée. Que de fois,
pour notre part, devant la richesse décorative des ruines gandhà-
riennes, n'avons-nous pas entendu des olliciers anglais, gens d'esprit
fort rassis et plus préoccupés de sport que d'archéologie, évoquei",
sous le coup d'un ravissement de sui'prise, le magique souvenir
de Pompéï. Leur enlhousiame les emportait un peu loin : mais
il n'en est pas moins vrai que, là comme ici, la profusion et aussi,
avouons-le, la médiocrité générale des œuvres atteste, dans tous
les sens du mot, la vulgarisation de l'art. Et il ne serait pas impos-
sible de discerner dans la littérature indienne, si imparfait miroir
qu'elle soit de la vie, la répercussion de ce phénomène social. La
rhétorique s'enrichit soudain de comparaisons empruntées au voca-
bulaire spécial des amateurs. Dans le Sûlràlanhàrd , par exemple,
ipiand le roi des Çibis s'est dépouillé de sa chair pour la jeterdans
la balance, il est pareil, nous dit Açvaghosa, à une statue (jui se
délite sous l'aclion de la pluie au point de devenir méconnaissable.
Le même texte, d'accord avec le I^nUla-viatam. attribue au Bodlii-
sattva des talents de peintre et de sculpteur '". Les aris plastiques,
considérés comme de bon Ion en dépit des basses exigences de leui'
'"' 7î. /y/47. /?c/l'|(|., X\.\, l8f)'4 , p. 305. ' FllIEDLANDER, /J(/C.s7('//»»,«-P« aiis (Irr
— Nous serions à ])n'sent disposé à ac- Siilcngcschklile Roms, etc.
cordei' moins d'importance au fait, d'aii- <"' Sùirâlahkdra , U'ad. Ed. Hobek,
leurs vraisemblable, de celte immifjiatinii p.SSy et 3i9 (cf. Sylvain Lévi, dans le
d'arlistes itinérants. Journal Asiatique, juillet- août igo8,
528 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU CAiNDHARA.
lccliim|iH' manuelle, feront désorinitis partie dune éducation libé-
l'ale. Ce ne sera [)lns qu'nn jeu pour les héros et même les héroïnes
de roman el tie lliéàtre (|iic de taire le portrait ressemblant de leurs
amours. Tous ces lieux communs traîneront indéfiniment dans les
traités de poétique : encore faut-il qu'à un moment donné ils aient
correspondu à fétat des mœurs; el nous placerions plus volontiers
au i*^"" siècle l'apparition de ces coutumes nouvelles.
Une contagion aussi déclarée de i'art n'a pu se passer de l'inter-
médiaire de ses agents ordinaires, les artistes ; et par suite il y a
de grandes chances pour que, dans le nombre de ceux qui tra-
vaillèrent alors au Gandhàra, il s'en soit glissé plus d'un tout fiais
émoulu des ateliers méditerranéens. Nous connaissons par ailleurs
assez bien les gens de métier auxquels tant d'oeuvres de sens dis-
parates et de facture similaire doivent d'être nées vers ce même
temps aux quatre coins de la terre. Certes ils n'avaient pas tous
du génie, ni même du talent : d'ordinaire cétaient des praticiens,
plutôt que des artistes, mais apparemment bons à tout faire et prêts
selon l'occasion à s'inqiroviser peintres, sculpteurs, graveurs,
ciseleuis ou fondeurs. Au besoin ils se faisaient aussi mosaïstes,
mais nous ne nous souvenons pas qu'on ait encore retrouvé dans
les fouilles gandhàriennes aucun spécimen de ce procédé. En tout
cas leur habileté de main et la l'ichesse de leur répertoire sont
indéniables, indéniable aussi l'aplomb avec lequel ils s'attaquent
à n'importe quel sujet. On sait de reste qu'un trGnecnlusu, surtout
quand la faim l'aiguillonne, n'est jamais embarrassé. On nous la
montré, s'eufouçant dans les provinces à la recherche de généieux
patrons, tombant le plus souvent sur des gens désireux de s'ac-
quérir des mérites par quelque fondation pieuse, et toujours prêt
à assurer contre argent la réalisation artistique de leurs vœux. Nous
pouvons à présent le suivre, au delà des bornes de l'Empire, sur
les grandes routes commerciales de rExtréme-Orient : et sans doute
p. 88); Lalita-vistara , éd. S. Lefmann, conipaiaison ilii Biiddlid-citrita citée plus
p. i56, I. /|. — Faut-il lappeler la haut,!. I,p. 2a9V
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. Ô29
ce n'est pas là que ces aventuriers auront rencontré les moindres
de leurs aventures. Des avaddnn entiers sont consacrés à exalter
leur talent extraordinaire, et l'on ne s'étonnera pas que, comme les
l'iG. I\q2. — (T Scène de Cacciiawlet , À Matuuuà (cf. p. i5(j, 6o/i ).
Musée de Malhurd , n° C. s. Provenani de Pdli-Khérd. Hauleiir : t m.ao.
récits conservés de notre antiquité classique, ils s'attachent surtout
à vanter leur savoir-faire dans le genre du trompe-l'œilC'. Mais si
ces artistes étraiigers ont suscité des admirateurs enthousiastes,
A. voN'SciiiEFXi:», ïilieltm Tales[irM\. Halstonj, p. 36o. CI'. Tàranâïiia (cli. xlhj.
3/1
.AND11AHA. - 11.
ilMMiIU NATtUX
530 L'EVOLUTION DE L'ECOLE DU GANDHAHA.
peut-être aussi leur fallul-il parfois compter avec les cruels caprices
dos petits despotes orientaux. On nous parle de donateurs qui
lanlôt crèvent les yeux au praticien qu'ils viennent d'employer,
tanfol complotent de le laisser mourir de faim an haut de la colonne
qu'il a érigée'''. Les moyens varient, l'intention ne change pas:
on veut s'assurer qu'il n'aille pas recommencer, voire éclipser plus
loin son dernier chef-d'œuvi'e.
Histoires de brigands ou contes à dormir debout, ces traditions
populaires pourraient servir à illustrer de façon assez pittoresque
l'odyssée indienne de nos rcGrcPculin; elles ne sauraient passer
pour nous fournir une relation authentique de leur venue. Sur ce
point les renseignements nous font tristement défaut. On peut
cependant alléguer le précédent favorable créé par le voyage
d' Apollonius de Tyane : sur la route suivie par le sophiste, pour-
quoi des artistes n'auraient-ils pas passé? Un autre indice, plus
probant peut-être, nous est apporté par les Actes de saint Thomas.
Quoiqu'on doive penser de ce texte apocryphe, il est du moins
certain que l'auteur a dii s'efforcer d'en rendre le contenu digne
de foi. Or de quel expédient s'est-il avisé pour aplanir devant son
héros la voie de la Judée à l'Inde ? De le faire embaucher comme
architecte par un marchand que Gondopharès, le roi du Gandiuîra,
avait spécialement chargé de cette commission'-)'. Devons-nous dans
cet honnête courtier reconnaître le marchand de Taksaçilâ que
nous avons vu tout à l'heure revenir de Syrie, ou diagnostiquer
plutôt quelque marchand nabatéen que son négoce ramenait
annuellement dans l'Inde? Ce qui est sûr, c'est qu'aucun prétexte
de mission ne saurait à présent nous paraître plus naturel ni mieux
d'accord avec ce que nous croyons savoir des deux parts sur les
conditions de l'olfre et de la demande. Reconnaissons toutefois que
quelques précisions feraient encore mieux notre affaire. Mais on
''' Sùlrdlaiiktira , Irafl. Ed. ttuBRii, île M. J. Dahlmann, Die Thomds-l.egrnde
|). f^b'i ; Jiilaka , n" aS.'i. (1912), ilont le sent lort peut-ède est
'^' Renvoyons pour le délail au livre de vouloir tiop prouver.
LA FLORAISON DE LKCOLR.
')31
s'étonnera beaucoup moins que nous n'en puissions pas apporter sur
ce point, si Ton veut bien remarquei" que nous sommes en train,
et pour cause, d'écrire une histoire de l'art du Gandliâra sans
jamais citer un artiste. Gomment pourrions-nous définir exacte-
ment la patrie de gens dont nous ne savons même [)as les noms?
Fie. 4().3. — Tèïe de MATHUiiÀ [ci. [). i)C), 6o.S).
Télé avec hnnnet persan. Musée de Mathiirà , n' G. 3a. Hauteur : o m. ù.'k
Encore ceux-ci ne suffiraient-ils point à nous renseigner de façon
tout à fait précise. La seule œuvre gréco-bouddliique ([ui, à nolri;
connaissance, ne soit pas anonyme, est la cassette de Sliàii-ji-kî-
Dlièrî,doiil les inscriptions désignent, en même temps que le dona-
teur Kaniska, Agiçala, le nava-lurmiha on rr maître de l'œuvre'')".
On ne saurait raisonnablement hésitera recoimaitre, sous le dégui-
''' On peut comparer le liti'u d'AriSfifjis, r.rnrlor (iiimim n'/nihiim fie Charlemagnc.
36.
53:2 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
sèment d'une prononciation indienne qu'un liasard (sans doute un
|)eu aidé) a faite significative, le nom d'AgésilasC. Pour nous refu-
ser à admettre une interprolalion aussi simple, il faudrait rejeter
en bloc non seulement toutes les transcriptions indiennes de mots
grecs que nous donnent les textes classiques et les légendes des
monnaies, mais encore l'Héliodore, fils de Diya (Dion), de l'in-
scription de Besnagar el le Thaidora (Théodore), fils de Datis, de
celle de Kaldarra'^'. En fait l'unique défaut du reliquaire de Kaniska
nous paraît être, dans la circonstance, de nous donner justement
la sorte de signature que nous pouvions espérer. Cela est trop beau
pour n'être pas suspect : tant il est vrai que la défiance toujours
prête de l'esprit critique est au fond voisine de cette vague inquié-
tude trqui fait que riiomme craint son désir accompli n. Mais
aurions-nous les meilleures raisons de surmonter ce morbide scru-
pule que nous ne serions toujours pas en état de deviner au seul
nom d'Agésilas si celui qui le portait était, comme le qualificatif
de dasa (= ddsa, esclave) le donnerait à penser, un Eurasien natif
du Gandhàra et héritier de la profession paternelle, ou un Grec
d'Asie Mineure récemment entré au service du roi. Il faut en con-
venir : sur le point de savoir s'il s'est elTectivement produit au
Gandhàra, dans le cours du i" siècle, de nouveaux arrivages de
Yavanas, nous sommes encore réduits à des présomptions assez
vagues ; nous ne voyons pourtant pas que personne songe ou puisse
songer à contester la vraisemblance générale du fait, d'autant
(|u'on ne peut guère expliijuer autrement la propagation jusque
sur les bords de l'indus des dernières nouveautés artistiques de la
Syrie ou de Palmyre (^).
'iiii ,
''' Cf. |)iusbaul, t. Il, p. 4io ; Agiçala ''' \oiv Archmological Siiney of Imlit
peut donner en sanskrit Agni^-àla (qui Animal Report igoS-g, p. i-ay; et
possède un (rlemple du feui); mais la Journal Asiatique, mai-juin 1899,
coutume subsiste dans l'Inde de transfor- p. ,S33 o\i Indian Antiqtiarij, mars 1908.
mer les noms étrangers de manière à leur p. 66.
donner, si possiiile, un sens dans le dia- '^' Cf. les correspondances que nous
lecte local. relèverons plus loin, p. 546-547.
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. 533
La question de l'influence romaini:. — L'afïliix de la main-d'œuvre
artisliqiie, le rapide enrichissement des donateurs, finalement la
conversion du souverain au Bouddhisme, tels sont donc, si nous
les récapitulons bien, les trois facteurs principaux de l'épanouisse-
mniit de l'école du Gandhâra au cours du premier siècle de notre
ère. Nul ne disconviendra de leur importance : mais c'est une
autre fonction que certains ont voulu leur attribuer. A leurs yeux
ces trois éléments ne seraient pas de simples adjuvants, mais le
germe même de la croissance de l'école. Ils n'y voient pas, comme
nous, des sortes d'affluents venant renforcer sa vitesse acquise et
sa force d'expansion : ils croient bel et bien y découvrir ses
sources. L'art du Gandhâra serait né au temps de kaniska de
l'ensemble de circonstances favorables que nous venons d'exposer:
et, ce fait une fois admis, on n'a pas reculé devant les consé-
quences. Dès lors il ne serait pas seulement vrai de dire, comme
nous l'avons fait, que la floraison de l'art du Gandliàra n'est, à
regarder les choses d'un peu haut, qu'un cas particulier d'un
phénomène général et qui s'est étendu à tout l'ensemble du monde
antique : c'est sa formalion même qui, dans l'hypothèse que nous
envisageons, serait le produit direct d'une influence non plus hellé-
nistique, mais gréco-romaine. Aucun critique n'ose plus guère
répéter, après Fergusson, que les sculptures du Gandhâra sont
rtplus byzantines que romaines '''11; mais il s'en trouve encore pour
soutenir que leur style comme leurs modèles sont beaucoup
moins grecs que ff romains r. On a déjà lu ci-dessus les raisons
qui nous ont déterminé à chercher plus avant dans le passé
les origines purement hellénistiques de l'école gandharienne ^^K
Nous les considérons toujours comme valables, et nous n'y
reviendrions pas, si leur témoignage ne pouvait être adroite-
ment tourné. Hien n'empêche en effet de supposer que l'art
'"' Cf. plus haut, t. I, p. 89 : voir Grent Britain and Irelaïul , 1918, p. gôi.
pourtant M. ie Colonel Waddell dans "' Voir notamment t. 11, p. 449-
Jounial of the Royal Asiatic Society of 443 et 5oo.
53/i L'ÉVOLUTION DR L'ÉCOLE DU GANDHArA.
gi'(5co-bouddhique ail, Iraversi! vers la fin du i'^'' siècle de notre
ère une crise de croissance telle qu'elle équivaille à un cliange-
niciit d'orientation, voire même à une rénovation O. Aussi faut-il
spécifier pounjuoi l'idée que nous nous faisons de son évolution
répugne aussi bien à Ihypotiièse d'une déviation trop brusque
qu'à celle, déjà réfutée, d'un retard par trop anormal.
Nous ne résisterons pas toutefois à l'envie de produire, pour
commencer, contre les partisans de la création tardive, parce que
romaine, des ateliers gandhâriens, un argument topique, que
l'élargissement de notre horizon vient de faire surgir. Si l'école
avait attendu Kaniska pour naître, il n'est pas sûr (ju'elle fut
jamais née; en tout cas, elle n'aurait jamais atteint sous lui le
degré de splendeur auquel chacun se plaît à reconnaître qu'elle
a monté. Ni la dévotion générale au Bouddhisme, ni le commerce
et la richesse qu'il apporte, ni même une immigration d'artistes ex-
perts et ingénieux n'ont en aucun temps, ni nulle part, suffi à créer
d'un seul coup et de toutes pièces un mouvement artistique d'une
pareille ampleur. Et nous n'avons pas à en chercher bien loin la
preuve. Car, s'il en était autrement, nous devrions trouver les
mêmes effets produits sous l'action des mêmes causes, par exemple
autour de Barygaza ou des autres ports indiens, où nous savons
que toutes ces conditions se trouvaient alors aussi bien rem-
plies. S'il n'y a pas vestige d'une école classico-bouddhique du
Surâstra, ou du Konkan, ou de Taprobane, c'est donc que cela
ne s'improvise pas en un jour et qu'il y fallait encore auti'e chose.
11 fallait encore que la clientèle lût créée, les procédés décoratifs
arrêtés dans leurs grandes lignes, le répertoire pour une bonne
partie fixé : il fallait en un mot que l'atmosphère et le terrain
eussent été préparés d'avance. Or cette préparation qui manquait
sur la côte occidentale, c'est justement celle dont nous venons de
suivre les progrès dans la région gandhàrienne et que, pour les
''' Telle semble êlie à peu près l'aUllude adoptée par AL Vincent Smith dans son
History oj Fine Art in litdia, p. i a6.
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. 535
raisons liisloriques piécédemmenl exposées, celle-ci était seule à
posséder!'). Là, el là seulement, comme un essaim à qui l'on
présente une ruche avec ses rayons dressés d'avance, les artistes
du 1^'' siècle de notre ère, aussi bien ceux recrutés sur place que
l''iG. /lyi-'iç).). — Tétks de MiiiiuuÀ c'I. p. 187, Oui) |.
Tètes lie Délias ou âi: lintlhisultvas. Muspc île Lakhnau. Hauteur : o m. ôo.
ceux immi{jrés d'Occident, ont trouvé tout préparés les cadres
de leur activité professionnelle. Ainsi seidcment on comprend à
la lois la par.lialité avec laquelle ils n'ont f^uère travaillé que dans
cet unique coin de l'Inde, el la promptitude avec laquelle ils ont
''' Cf. des considéralions aiiaingiies au
sujet de Malhurà, ci-dessous, p. G07 et
suivantes. — Ajoutons que nous verrons
liien riiilliiciice de l'ail du rîandli.-'ii-a
desceuili'o h Mathurà, sur la roule île
liary,o[aza : nous ne verrons auninie iii-
lluence elassique remnnter de Barygaza
veis le liassin du Canffe.
535 L'IÎVOLUTION DE L'IÎCOf.E DU f, \NDI1\R\.
rempli jusqu'à la uioindre cellule du miel de leur art. Est-ce la
])eine à présent de rappeler que ce lent travail d'élaboration, tant
au point de vue du goût nouveau que de la ferveur bouddhique,
remonte par ses origines jusqu'au u*" siècle et avait déjà pro-
duit ses premiers fi'uils au i" siècle avant notre ère? Ne craignons
pas du moins de le répéter hautement : nous devons avant tout
l'art du Gandhàra aux artistes hellénistiques qui en ont créé ou
directement inspiré les premiers modèles, puis à ceux de leurs
successeurs, descendants ou apprentis, qui ont su conserver et
développer encore cet héritage. Qu'au cours du i''"' siècle de notre
ère le nombre de ces derniers se soit grossi de quelques praticiens
apportés par le courant commercial de l'Empire romain, nous ne
demandons pas mieux que de l'admettre; mais nous devons faire
observer que, sehm toute vraisemblance, ces nouveaux venus ne
furent jamais qu'en ])etit nombre; et si nous consentons à les
associer, en cours d'exercice, à l'honneur connue aux bénéfices de
l'entreprise, nous nous refusons en tout cas à leur accorder des
parts de fondateurs.
Nous ne sommes pas davant;ige disposé à admettre que celle
minorité nomade, si agissante fùt-elle, ait bouleversé de fond en
comble la technique et le répertoire de leurs prédécesseurs et con-
frères sédentaires du Gandhàra. Sur ce point encore nous tenons
en réserve un argument de nalure à dissiper les illusions de ceux
qui voudraient assigner aux artistes immigrés un rôle aussi révolu-
tionnaire sous le spécieux prétexte qu'ils étaient les adeptes d'une
nouvelle école d'art, non plus grecque, mais romaine. C'est qu'en
elfet, quoi qu'en aient pu dire naguère des archéologues trop
accoutumés à n'apercevoir la Grèce qu'à travers l'Italie, il n'y a
jamais eu d'art spécifiquement romain. Celui qui fleurissait au
i" siècle sur toute l'étendue de l'Empire n'était toujours que l'art
grec décadent : tout ce qu'il avait de romain, c'était le fait de
prospérer et de se difl'user à l'abri de la paix romaine. On sait la
question qu'a posée M. Strzygowski au sujet du véritable berceau de
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. 537
l'art chrétien : «Orient ou Rorae?')i A plus forte raison pouvons-nous
répondre pour l'art bouddhique que ses origines se trouvent, non
point en Italie, mais dans l'Orient hellénisé. La géographie l'in-
s^..
t-^ /
FiG. 496-497. — MAiiRiirA, À Mathuhà (cf. p. a;5'i, ^71), oo5).
Musée de Mathurd, ti" A. à3 et 68. Hauteur : 0 m. Ù3 et 0 m. Oi.
dique de façon assez claire. Si l'on songe que l'Egypte avec Alexan-
drie et la Syrie avec Anlioche sont alors les centres industriels
et commerciaux du monde méditerranéen, on ne voit pas pour-
quoi l'on chercherait ailleurs son centre artistique <•'. En lout cas,
'"' Cf. J. Daiilmann, Die Thomas-Légende, p. 120.
538 L'ÉVOLUTION DE L'ÉGOLL DU GANDHÂRA.
pour aiicuii des faits qui concernent l'Inde, qu'ils soient d'ordre
esthétique, économique ou politicpie, nous n'avons à nous écarter
davantage vers l'Ouest. (îesl de là que sont successivement venus les
mercenaires qui l'ont conquise, et les marchands qui l'ont enrichie,
de là que viennent encore le marin, le théosophe, l'apôtre que nous
savons l'avoir visitée : pourquoi, jouant la difficulté, les artistes qui
lui ont apporté les formules classiques auraient-ils eu à venir de
plus loin? Comme ceux des deux derniers siècles avant, ceux du
i" siècle après J.-C. qui conduisirent leurs pas jusque dans la loin-
taine Gandaritis, continuent à sortir des fameux ateliers d'Asie Mi-
neure. C'est toujours au fond la même influence qui, avec des hauts
et des bas, persévère à s'exercer par l'intermédiaire des mêmes
agents. Ainsi l'on ne réussit pas plus à apercevoir de raison que de
trace quelconque d'une transformation profonde de l'école gandliâ-
rienne : tout au plus celle-ci accusera-t-elle le contre-coup des
modifications fatalement subies par l'art hellénistique au cours de
cette longue période d'acclimatation en Orient.
Théorie contre théorie, dira-t-on peut-être : en effet; mais la
nôtre n'a pas seulement sur celle des tcromanistesi^ l'avantage
d'emprunter une conception moins vieillie de l'archéologie clas-
sique : elle sort encore victorieuse d'une vérification expérimentale
aisée à pratiquer. Car enfin, pour savoir à quel art un art res-
semble et en quoi l'un et l'autre se ressemblent, on n'a encore
trouvé d'autre moyen que de voir et de comparer. C'est bien sur ce
terrain solide que Fergusson avait dès l'abord porté le problème :
«Si nous venons à comparer les sculptures du Gandhâra avec
celles du monde occidental, particulièrement avec les sarcophages
et les ivoires du Ba^-Empire, il semble impossible, opinait-il, de
ne pas être frappé des nombreux points de ressemblance qu'elles
présentent. .. .11 Cette conq)araison, M. Vincent Smith l'a jadis
reprise (') et, avec sa loyauté coutumière, il convient qu'elle ne lui
'■' Feugisso.n, Hisl. uj Iiulian Arcli., i" (•ditioii, j). 181; V. Smith, J. A. S. fi.,
LVlll, part 1, i88(), p. (\i\ et siiiv.
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. 539
a fourni que des ressemblances trop générales pour (ju'il fût per-
mis d'en faire état. Mais, disait-il, on trouverait des parallèles
KlG. iljb. LtS HUIT (,I1AN1)S MIRACLES, À BÉSAllIiS (cf. J). () 1 0 , 685).
Sièle découverte à Sàniàlli ; cf. A. S. L, Ann. Bep. iqoG-j, pi. AXI7//, i.
Diaprés une pbotogr. coiiimuiiiquée par Sir Jolin Maiisiiall.
beaucoup plus frappants dans l'art chrétien primitif, tel ([u'il se
montre dans les catacombes. Nous avons donc feuilleté à notre
5.'i0 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
toiii" les publications de Rossi, de Roller et de Wilpert. Désireux
de voir ce que pourrait également nous fournir l'art païen, nous
Y avons joint les volumes parus de l'imposant Recueil des bas-
reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, de M. Espérandieu.
Enfin le juste souci de contrôler l'impression des gravures par
l'examen direct des monuments nous a conduit à étudier sur place
les musées du Latran, d'Arles et de Trêves. Nous ne saurions
entrer ici dans les minuties de cette enquête : sa conclusion est
exactement la même que celle tirée par M. Vincent Smith de sa
revue des reliefs byzantins. Oui, l'analogie générale des styles est
frappante, et certains motifs, certains personnages, voire même
certains groupes sont curieusement pareils : nous avons plus
d'une fois signalé au passage ces ressemblances et nous ne nous
ferons pas faute d'y revenir (^'. Ce qu'on rencontre le moins, ce
sont ces petits traits indifférents, mais caractéristiques, qui ne s'in-
ventent pas deux fois, qui ne se répètent que de façon machinale,
et par où justement se trahissent le mieux les communautés d'ori-
gines et les fréquentations d'ateliers. Ouvrez au contraire le peu
qui a été publié des monuments alexandrins, syriens ou palmy-
réniens des premiers siècles de notre ère : vous serez surpris
de voir comment se présentent aussitôt en nombre appréciable
ces rapprochements de détail. Nous aurons à en énumérer
quelques-uns tout à l'heure. Pour l'instant il suffit d'appeler
l'attention sur le fait aisément vérifiable que les sculptures du
Gandhàra ont bien un vague air de famille avec celles de
l'Italie ou des Gaules, mais qu'elles n'offrent de points de compa-
raison précis qu'avec les productions orientales de la décadence
grecque.
MÉDiocRrrÉ N'EST PAS DÉCADENCE. — Ainsi s'efface définitivement
le fantôme tenace de l'influence romaine. Avec lui disparaît la
'■' Cf. ci-dessus, t. Il, p. 174 et ci-dessous, au S m de nos Conclusions , p. yygetsuiv.
LA FLORUSON DE L'ÉCOLE. 541
seule raison qu'on eût de retarder jusque vers Ja fin du i" siècle
de notre ère la création de l'art du Gandhâra, et dès lors celui-ci
redevient libre de se réclamer d'origines hellénistiques plus an-
ciennes. Mais si le règne de Kaniska n'a décidément pas signalé la
naissance de l'école gréco-bouddliique, avec quel moment de son
évolution est-ce donc qu'il coïncide ? A cette question d'autres
archéologues, se jetant brusquement dans l'extrême opposé, ont
nettement répondu : tr Avec la décadence. 11 Ainsi flottent encore
à l'heure actuelle les décisions des experts. Sans doute cette der-
nière opinion ne repose que sur un unique témoignage : mais le
témoin est on ne peut plus digne de foi, puisqu'il s'agit d'un reli-
quaire ('' commandé par Kaniska lui-même (pi. VI). Ses heureux
inventeurs ont eu la déception de constater la grossièreté de sa
facture; ils en ont tout naturellement conclu à la dégradation de
l'art gandhârien. La démonstration paraît inattaquable. De fait,
nous ne songeons pas le moins du monde à contester l'appréciation
portée par MM. Marshall et Spooner sur la valeur esthétique de
leur trouvaille; le mieux qu'on en puisse dire, c'est que c'est un
travail bâclé. Nous ne nous inscrivons pas davantage en faux
contre la vérité générale du principe qui a guidé leurs déductions
et qui veut que bonne ou mauvaise facture so'\l ipso /aclo synonyme
de haute ou de basse époque : il y a d'heureuses archéologies pour
lesquelles cette loi si commode est pleinement valable. Nous voulons
seulement rappeler qu'elle ne saurait s'appliquer sans réserves à
celle du Gandhâra. Ce n'est pas, hélas! par pure précaution ora-
toire que nous nous sommes si souvent excusé auprès du lecteur des
complications spéciales qui embrouillent notre sujet'-) : le moment
est venu d'en faire la fâcheuse épreuve. Telles sont les conditions
historiques et la situation géographique de l'école gréco-boud-
dhique qu'on n'y saurait, comme ailleurs, subordonner d'avance
aux questions d'exécution celles de chronologie, ni se dispenser
'"' C'est ceiui dont ii a déjà été question ci-dessus, p. iSo et p. 5.3 1. — *'' Cf. ci-
dessus, t. II, p. 470, liçf'\ et suiv.
5'i2 i;kvo[jiti()n de l'kcole du gandhara.
d'évoquer, à propos de cliaque monument particulier, toutes les
circonstances de la cause.
Ces assertions valent bien d'être illustrées par quelques exem-
ples, à commencer par l'objet qui en a été l'occasion. Dans le
cas du reliquaire de kaniska, couclui'e aussitôt de son mauvais
travail à la décadence de l'art, c'est aller un peu vite en besogne.
MM. Marshall et Spooner conviennent eux-mêmes que si la fac-
ture est «très médiocre 11, ce le dessin dans son ensemble est admi-
rable au plus haut degré ''^i. Les deux choses peuvent en elTet
aller de front, mais chacune vaut d'être retenue séparément, et
nous ne cacherons pas que la seconde importe beaucoup plus que
la première. Rien ne prouve que le tf maître de l'œuvre n Agiçala
ait fait autre chose que d'en établir le croquis : il se peut fort
bien qu'il en ait confié l'exécution à un orfèvre indigène. Y aurait-il
mis lui-même la main, qu'il lui eut été diliirile d'oublier que la
destination de l'objet était d'être à tout jamais enterré et dérobé
à la vue sous un énorme tumulus. Il eût fallu dans ce cas spécial
une abnégation singulière pour pousser et soigner les détails, de
même qu'il eût fallu une particulière honnêteté pour y employer
l'or pur sans doute prévu et payé par la générosité royale. Cette
double probité ne s'est pas rencontrée, et c'est tant pis pour
l'humanité. 11 faut d'ailleurs avouer que la tentation était forte. Il
ne s'agissait après tout que d'une boite destinée à passer juste un
instant, toute rutilante de sa dorure fraîche, entre les mains du
moins connaisseur des rois, lors de la cérémonie habituelle du
dépôt des reliques '-). Le tour a parfaitement réussi : quand la
double supercherie s'est trouvée découverte, il y avait dix-huit
cents ans que l'artiste et le donateur étaient morts. Mais, en ce
qui nous concerne, nous ne pouvons guère attacher plus d'impor-
tance au caractère par trop sommaire de la facture qu'à l'exces-
sive proportion de cuivre dans l'alliage du métal. Tout ce qu'il
•'' A. S. 1., Ahii. Hop. i()<>H-<j, |). 00. — <-' Cf. t. 1, p. (j4.
I.A FLORAISON DE L'ECOLE.
543
sera permis de retenir, si l'on considère cette cassette comme une
sorte d'étalon de l'art à l'époque de Kaniska, c'est d'abord l'aspect
général du dessin (et, de l'aveu de tous, il se lient fort bien dans
les grandes lignes), puis le cboix et le style des motifs décoi'atifs;
et il faut convenir que les vives gambades des Amours ^sont loin
d'indiquer une basse époque, tandis que la frise de hama , rappel
Fio. igg. — PÀSciKA-MAHiKiLA, À Sànchi (cf. p. 126, iSa, 611).
Panneau de la terrasse du temple médiéval, n° 'i5.
évident d'un décor cber à Acoka, prend même un petit air
arcbaïque. Eidin et surtout, c'est dans les détails matériels des
poses, des draperies, des proportions des divers personnages que
nous pourrons chercber avec sécurité des renseignements chrono-
logiques, indépendamment de la finesse plus ou moins grande
de leur exécution.
Mieux vaut avertir tout de suite le lecteur que cette méthode,
la seule défendable, lui réserve plus dune choquante surprise.
5'i4 L'l5V0LUTI0N DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
Elle fournit immédiatement les meilleures raisons du monde pour
assigner au médiocre Buddlia du couvercle une date nettement
antérieure à celle de la figure /i8i par exemple (qui pourtant
témoigne de tant de virtuosité), et par suite assez voisine de celle
de chefs-d'œuvre tels que la figure 680. Et il serait superllu de
se récrier contre de pareils écarts. Les inscriptions confirment avec
sérénité ce dérèglement scandaleux de l'école, livrée par sa nature
même à tous les jeux de l'art et du hasard. Bien fou qui s'éver-
tuerait à la ramener aux lois de l'esthétique usuelle. Le Buddha
de Chàrsadda (fig. ^78) est certainement postérieur de G 6 ans
à celui, également daté, de Loriyân-Tangai (lig. ^77); or, contre
toute attente, il est d'une exécution visiblement su|)érieure :
c'est simplement, comme l'a déjà fait remarquer M. J. Ph. Vogel,
que le temps n'est pas tout dans l'alTiiire et quon pouvait se
procurer dans la ville de Peukélaôtis de meilleurs sculpteurs que
dans la vallée du Swât. . . Ili dik{h bon entendeur, salut), comme
disent les commentateurs indiens. Ce qui importe avant tout pour
dater une statue gandhârienne, ce sont les modes qu'elle porte et
les attitudes qu'elle prend : mais sa valeur esthétique ne saurait
suffire, sans plus anqile informé, à la convaincre, au gré des
théoriciens, soit d'archaïsme, soit de décadence.
L'oeuvre du i'' siècle. — Après toutes ces réserves, que nous
jugeons nécessaires, et toutes ces discussions, que nous eussions
souhaitées superflues, arrivons enfin au fait. Nous résumerons
d'un mot l'opinion que nous venons de défendre en disant que
le !-'■ siècle de notre ère n'a pas été pour l'école du Gandhâra une
période de formation ni de décomposition, mais d'épanouissement:
subsidiairement il reste bien entendu que si son développement
a été fortement accéléré par les circonstances historiques, il n'en
est pas sorti profondément modifié. De cette dernière constatation
découlent aussitôt deux conséquences inégalement heureuses à
notre point de vue d'historien. Nous devons assurément nous louer
LA FLORAISON DE L'ECOLE.
que la floraison artistique de l'Empire romain, en pénétrant jus-
qu'en Ariane, y ait trouvé achevée la combinaison dont est issu
FiG. 5oo. — Les huit grands mibacles, av Mag.idha (cf. p. Gio, 681, 706, 707).
Sli}Ie (le JainHsjjiiy, dislricl de Patna.
D'après une [iliologr. d«; VAreh. Snrvcy.
l'art gréco-bouddhique et son répertoire traditionnel déjà en
grande partie fixé. C'est sans doute à ce fait qu'il doit d'avoir gardé
dans l'ensemble un air de physionomie qui n'est qu'à lui et auquel
GANDIUnA. - II.
00
nti'niuRnic NAttoNiie.
546 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
on le icconiiaît du premier coup d'œil parmi la banale promis-
cuité des musées. C'est à peine si, devant quelques motifs isolés
de décoration pure, il serait permis, après un examen tant soit
peu attentif, d'hésiter sur leur patrie d'origine. Le plus souvent
le bas-relief ou l'image gandhàriens présentent, dans la forme
comme dans l'expression, un élément d'originalité irréductible,
qui les difl'érencie du reste de l'art cosmopolite de ce temps et
leur a valu l'ampleur de la présente monographie. Mais d'autre
part, il faut bien le dire, le fait que l'évolution de l'école s'est
poursuivie sans grand heurt vient s'ajouter au caractère trop
évidemment arliticiel de notre division par siècles (et encore
comptés à l'européenne!) pour rendre des plus malaisées toute
entreprise de classification chronologique. Gomment parvenir à
distinguer et à mettre à part les œuvres nettement postérieures,
mais non point de plus d'une centaine d'années, à notre ère,
alors que par définition celles-ci tendent à se confondre insensi-
blement avec celles qui les ont précédées ou suivies? La conviction
patiemment acquise que nous n'avons plus besoin de procéder
omme tout à l'heure à une sélection timide et que nous pouvons
cette fois puiser dans le tas à pleines mains, ne nous apprend
nullement d'après quels points de repère la ligne de démarcation
doit être tirée. Aussi va-t-il falloir mobiliser de plus belle
inscriptions, monnaies et analogies archéologiques, bref le ban
et l'arrière-ban de nos documents.
Parmi les correspondances entre l'art du Gandhâra et celui de
l'Orient romain, il en est une que nous devons surtout retenir, tant
à cause de sa nouveauté que du rôle considérable qu'elle joue. Nous
voulons parler de la prédilection et même de la monomanie, sou-
vent remarquée, des colonnes et des pilastres gréco-bouddhiques
pour l'ordre corinthien. On sait que ce contagieux engouement a
gagné toutes les provinces de l'Empire; mais c'est seulement avec
les chapiteaux de Baalbeck, de Pétra ou de Palmyre qu'il y a uti-
lité pour nous à comparer, toutes proportions gardées, ceux de
c
LA FLORAISON DE L'ECOLE. 5/i7
Takht-î-Bahai, de Jamal-Garhi ou de Loriyân-Tangai (fifj. iii-
119). Nous avons déjà noté à propos de ces derniers comment
leurs feuillages ouvragés sont ornés, à la mode syrienne, de per-
sonnages debout, assis ou à mi-corps W. Une autre particularité a
été depuis longtemps signalée par M. W. Simpson (^) sur les petits
pilastres qui encadrent un si grand nombre de nos bas-reliefs. La
plupart n'ont pas seulement des chapiteaux d'acanthes : beaucoup
présentent encore, comme à Palmyre, incisé sur leur grande face,
un petit panneau i-ectangulairc à extrémités courbes (cf. fig. 198,
908, 286, etc.). Voilà bien le type de ces petits traits dont nous
parlions tout à l'heure et que leur mécanisme indifTérent rend à
nos yeux d'autant plus significatifs. Ce n'est pas d'ailleurs le seul
rapprochement de détail qu'il serait d^^'à loisible de relever sur
les rares débris connus de Palmyre : car il semble que dans ces
ruines plus célébrées que fouillées les recherches archéologiques
soient encore moins avancées qu'au Gandhâra. On en noterait plus
d'un autre, non moins caractéristique, soit parmi les motifs déco-
ratifs (telle la moulure ronde, dont la convexité est ornée de feuilles
de laurier imbriquées, sur les figures 160, 2 33, 28/1, 970,
271 , etc.), soit dans les draperies, les gestes, les coiffures ornées
de figurines, des personnages. Et il ne s'agirait pas cette fois de
vagues analogies pareilles à celles que l'on a cru, par exemple,
trouver entre les Nirvanas et les banquets funéraires classiques,
mais de véritables affinités électives, et qui, si elles n'impliquent
pas davantage une ff importation n ou une trcopieTi, révèlent que
les artistes responsables ont dû faire leur apprentissage en commun.
Ce qui nous arrête si vite sur cette voie, qui pourra être un jour
fructueuse, c'est que pour l'instant elle ne nous mènerait à rien
qu'à enfoncer la porte ouverte de l'influence occidenlale. Or ce
sont des domiées chronologiques que nous cherchons. Tous ces
rapports, désormais sans mystère [)our nous, permettent bien de
' Cf. t. I,|). -jlVl-aSG. — ■'■ ./. Iliiif. Iii.sl. lîrilish Arrliilnls . ■> \ iUi\ iKi)U, p. i(i-
5i8 L'ÉVOLUTION DE LKCOLE DU GANDIllin.
rejeter en gros après notre ère la plus grande partie de l'œuvre du
Gandliâra. Mais par en haut la frontière reste d'autant plus incer-
taine que le Buddha altrii)ué à l'an — 3 présente déjh sur son pié-
destal le gros tore feuillu et les pilastres corinthiens incisés; et ce
n'est pas une limite moins llottante que fournirait par en bas la
destruction de Pétra (io5) et de Palmyre (27^1). Cette fois encore
nous ne trouverons que dans les monuments datés des indices sutîi-
samment précis et certains pour nous guider dans la répartition
des sculptures.
Il est hors de question de dresser ici la liste de toutes les in-
scriptions découvertes. Celles-là seules nous intéressent qui aident
en quelque manière à fixer l'époque d'une œuvre d'art, et nous
aurons vite fait de les passer en revue. La première moitié du
siècle reste singulièrement pauvre en ce genre de documents. La
fameuse mention de Gondopharès dans un puits de Takht-î-Baliai,
quelle qu'en soit l'année, ne donne aucun renseignement précis
sur l'état de la fondation. La moisson devient un peu plus fruc-
tueuse à partir de l'avènement des Kusanas. La trouvaille de
Ciiârsadda, datée de S. 386 = 62/3 après .l.-C, se compose d'une
statue du Buddha (hg. 678), malheureusement sans tète, et de
son piédestal (fig. 679) : ajoutons que sous sa base on a retrouvé
in situ une monnaie de Kadphisès, ce qui s'accorde parfai-
tement avec la date que, par miracle, on attribue unanimement
à ce dernier. Nous touchons au règne de Kaniska dont le
nom se répète désormais sur quantité de pierres inscrites, de
Kaboul à Bénarès, en passant par Mânikyàla et Mathurâ. M'ou-
blions pas non plus de noter la monnaie de lui qui a été retrouvée
dans les fondations du monastère de SanghaoC). Mais, pour l'in-
stant, il va de soi que le reliquaire de Pêshawar (pi. VI) est le mo-
nument de beaucoup le plus instructif comme le plus fascinant qui
nous soit parveiui de son règne. Par ses personnages détachés et
•'' Coi.E, Sec. lieporl , p. c\\.
LA FLORAISON DR L'ÉCOLE. 549
ses frises, cette boîte renseigne à la fois sur la technique de la sta-
tuaire et sur celle des bas-reliefs. Puis, telle qu'elle nous apparaît
placée à la fin du i"'' ou au début du \f siècle de notre ère, elle
Fir,. 5(n ((-r. |). i;!(i, i'i3. (iii, (181 1.
«. Biiiiiin. — h. Couple tctéi.aiiii;. — c. Lutins, au Magauha
lirilrslt Miisriim. I[nuteiiy : 0 m. 3a.
constitue justement le jalon dont nous avons besoin; ou plutôt
(car pourquoi le dissimuler?) c'est sa présence à cette place qui a
déterminé la division de notre chapitre. Vu son importance capi-
tale, nous ne regretterons pas comme perdu lo temps déjà passé
550 i;i':VOLUTION DR L'ÉCOLE DU f.AÎSnHÂRA.
à la reloiirner sur toutes ses faces et à fixer les règles de son
inlerprélalionf''.
Si à présent nous lui appliquons rigoureusement la méthode
qui nous a paru la plus scientifique, nous serons conduit aux consta-
latiotis et, parcelles-ci, aux couclusious suivantes. Tout d'abord on
observe que le personnage central du couvercle, comme celui de
la panse t^), accuse sa prééminence par une taille qui s'élève au-
dessus de la moyenne. En second lieu les divers assistants , Soleil ou
Lune, Indra ou Brahmà, sont encore assez nettement caractérisés
par leurs costumes ou leurs attributs. En troisième lieu les laïques
se bornent à joindre les mains et les Biiddhas à les réunir dans le
geste de la méditation ou à lever seulement leur dextre. En qua-
trième lieu les draperies, déjà stylisées, gardent néanmoins les
lignes classiques de leurs plis : le manteau monastique du Maître
monte notamment jusqu'à son cou et cache ses ])ieds croisés. De
cette série d'observations'-^', nous sommes autorisés à déduire pro-
visoirement, et sous bénéfice d'inventaire, une règle générale qui
pourrait s'énoncer à peu près ainsi : sont sinon antérieures, du
moins d'un modèle antérieur au ]f siècle de notre ère toutes les
œuvres du Gandliâra : i° où IcsBuddhas n'ont ni l'épaule droite
ni les jueds découverts; 2° où les mêmes ne font pas, là où il serait
attendu, le geste de l'enseignement; 3° où les divinités tradition-
nelles ne sont pas encore réduites au rôle d'assistants sans carac-
tère défini; 4° où, entre le personnage central et ses acolytes, ne se
o Cf. t. II, p. /i3o, 53 1 et 54i.
'*' Par ce dernier nous entendons le
Kanislo vu dp profil sur la gauche de
la pi. VI , 1 , et de face sur le milieu
de la pL VI, 9.
*'' Le fait (jue les nimbes de toutes
les déités sont ornes au moins d'un filet
ou de pétales de lotus nous paraît un
détail relevant du travail de l'orfèvre, et
dont il n'y a pour l'instant (mais voir ci-
dessus, t. Il, p. 870) aucune conclusion
à lirei- au point de vue de la sculpture
sui' pierre : c'est ainsi, par exemple, que
le nimbe du Buddba de la figure 48 1
(u' siècle?) est nu, tandis que celui delà
figure liSo (i" siècle?) est décoré. — On
peut en revanche observer que le Buddha
du sommet est assis non sur le ])éricarpe
du lotus, mais sur un simple évasement
de la tige (cf. fig. i i5) ': nous croirions
volontiers ce ])rocédé plus archaïque que
celui usité sur les figures 76-79, etc.:
dans le cas présent il est d'ailleurs néces-
sité par le décor du couvercle.
LA FLORAISON DE L'ÉCOLE. 551
dessine pas déjà une excessive disproportion de taille... On ne
pouri'a manquer d'être favorablement impressionné par la façon
dont cet énoncé concorde dans chacun de ses détails avec ce que
FlG. Ô0-2. MAIliKÀH-jAMBIlAI.A , AU ,MA(iAllllA (cf. |l. 12(), (il 11.
British Muséum. Provenant de liodh-Ga\jd. Hauteur ; o m. as.
nous avons cru deviner, au cours de notre étude iconographique,
au sujet de l'âge relatif des divers monuments. Il ne s'accorde pas
moins dans l'ensemble avec la conception que nous avons été
amené à nous faire de l'évolution de l'école. Il levient en eflet à
55^ I;KV0L[JTI0N de L'ECOLE DU GANDHARA.
attribuer au i'' siècle les nombreuses sculptures qui, déjà parve-
nues à combiner Iiarmonieusemenl la forme grecque avec le fond
bouddhique, n'ont pas encore commencé à sacrifier leurs tradi-
tions classiques aux exigences imminentes du goût indigène,
c'est-à-dire celles que nous avons appris à regarder comme les
échantillons les mieux réussis du compromis spécifiquement
ganuharien.
Loin de nous l'intention de soutenir que cette loi générale ne
comporte pas d'exceptions : pourtant nous devons faire observer
qu'elle se tire assez bien des contre-épreuves auxquelles il est déjà
possible delà soumettre. Oublions, par exemple , que dans notre sys-
tème le ])iédestal de Chàrsadda date de l'an 63/4 après J.-G. et
examinons-le au point de vue chronologique. Le joli modelé du
toise du Bodhisattva, la finesse gracieuse des visages et autres con-
sidérations esthétiques ne nous apprendront rien de précis sur l'âge
de cette réplique du samcodana'^'\ Mais, d'une part, les pilastres
corinthiens à panneaux et l'introduction du donateur nous em-
pêcheront de la faire remonter au delà de notre ère; de l'autre, la
disproportion encore raisonnable entre le Bodhisattva et ses deux
conn)arses, le caractère individualisé du Brahmâ chevelu et de
rindra cnturbanné, le naturel des gestes, la souplesse des dra-
peries, sont autant de traits antérieurs au style de kaniska. Prenez
la moyeinie : vous tomberez à peu près juste; et cette réussite
approximative incite à se laisser guider par les mêmes indices cha-
que fois qu'il y aura lieu de procéder à l'examen critique d'un
bas-relief. Ce n'est pas tout : les détails du costume et de la coif-
fure des personnages laïques du piédeslal ou du reliquaire, nœuds
des chignons et des turbans ou dispositions des draperies, nous
deviennent précieux, une fois leur date fixée, pour classer à leur
tour nos légions de Bodhisattvas. Quant au Buddba, nous sommes
fixés sur la façon dont l'école traitait cette figure maîtresse au
« Cf. l. Il, p. 88 el lig. .'171,.
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 553
début, au milieu et à la lin du T' siècle. Ce sont là des résultats
positifs, et. ne craignons pas de le dire, des plus encourageants.
Allons-nous à présent passer, sans plus de préparation, de la
théorie à l'application et rapporter par exemple au même siècle,
sur la foi des mêmes signes, le Buddlia de la planche II ,1e Bodhi-
sattva de la planche 1 ou les bas-reliefs des figures 198-199, etc. ?
Rien ne serait à notre avis plus prématuré qu'une entreprise aussi
risquée. Nous avons besoin de beaucoup plus de jalons — autre-
ment dit, de sculptures datées — pour atteindre k tant de préci-
sion et de sécurité d'esprit dans le diagnostic chronologique : mais
nous ne voyons pas de raison pour que nous n'en possédions un
jour les moyens. Laissons faire le temps, les découvertes de l'Ar-
chipological Survey et la compétence accrue des archéologues; et
pour l'instant bornons-nous à marquer les premiers points de repère
dont nous disposions.
§ IV. Le déclin de l'école (n'"-ni'' siècle).
Interprété selon les règles de la critique, le reliquaire de
Kaniska (pi. VI) n'atteste pas seulement le niveau assez élevé au-
quel, en dépit d'une stylisation déjà marquée, se maintenait l'art
gandhiîrien vers la tin du i" siècle de notre ère : il rejette encore
après lui une partie considérable de l'œuvre de l'école. Que sont
en eiïet, en vertu même des principes que nous venons de poser,
les sculptures postérieures au 1" siècle? La réciproque étant vraie,
ce seront d'abord toutes celles : 1° oîi le manteau du Buddlia
découvre son épaule droite et les plantes retournées de ses pieds;
5° où il adopte, quand l'occasion l'y invite, le geste désormais fixé
de l'enseignement; 3° où l'individualité des assistants s'etTace en
raison même de leur multiplicité; /i" où le personnage central
occupe un espace démesuré dans le panneau. Or ces traits carac-
téristiques se retrouvent sur des ensembles nullement négligeables.
Nous attribnei'oiis, par exemple, au 11'' siècle au [)lus tôt, en raison
55^1 L'iiVOLUTION DR f/ÉCOLR DU GANDH\R\.
de l'article k, les bas-reliefs du stûpa de Sikri (fig. 70, etc.); de
rarliclc ?> et /| , ceux du sltipa de Loriyàn-Tangai (fig. 21 3, 220,
'?.i\?), •!7 I ); <le l'article 1 , le Biiddlia de la fiouro /i8i ; des arti-
cles 1 et ;>. , celui de la ligure A82; des articles 1 à /| , les stèles
des figui'es ^(j et /log, etc. Ce n'est pas tout : ainsi que nous
l'avons déjà fait remarquer ci-dessus, si la présence et surtout
la simultanéité de ces caractères donnent à penser que l'œuvre
est déjà postérieure à Kaniska, l'absence de tel ou tel d'entre eux
ne prouve pas ipso facto qu'elle lui soit antérieure. On a sûrement
exécuté au cours du ii"" et du \\f siècle, à côté de morceaux dont
certains détails marquent la relative nouveauté, quantité d'autres
qui ne sont que la reproduction servile des vieux modèles. Le
Buddha central de la figure hSk, par exemple, est, à la facture
près, la copie exacte d'un Buddha du i*'"' siècle : l'aspect général de
la stèle, comme la série de compositions dont elle fait partie, exige
néanmoins qu'on lui assigne une date beaucoup plus basse. Nous
aurons à revenir une dernière fois sur ce point W. Ce c[u'il importe
de bien mettre en lumière dès le seuil de ce sous-chapitre, le
voici : la période que nous abordons a fait fructifier une part encore
exirêmement considéi'ablp — bien qu'à nos yeux moins impor-
tante — de la récolte gandhârienne, peut-être même la plus grosse
part de ce qu'il nous a été donné jusqu'ici de recueillir. Il ne faut
pas (|u'il y ait de méprise sur notre pensée. Si nous avons placé
la pleine lloraison de l'école au i'^'' siècle de notre ère, nous n'en-
tendons nullement par là que dès le 11'' elle ait vu diminuer sa
productivité. Les prodromes d'un lent déclin ne sont pas synonymes
d'arrêt ou d'inertie. Nous estimons seulement qu'avec l'époque de
Kaniska la période créatrice de types et de motifs est à ])eu près
achevée. Désormais l'école ne fera plus guère que rabâcher. Mais le
rabâchage est ce que les Bouddhistes craignent le moins; et ainsi
''' ce. ci-dessous, p. 667. — De iiiême sa coinTure, au temps de Vâsudèva (cf. ci-
te Bodhi^allva de la fig. iai , tpie uous dessus, t. II, p. 933-234), a néanmoins
avons cin pouvoir rapporte)', à raison de les pieds couverts , etc.
LE DEGLIN DE L'ECOLE. 555
rien nempêclie que pendant deux ou trois siècles ils n'aient pro-
longé sans se lasser, dans leur art comme dans leur littérature, cette
môme sorte de stérile fécondité.
l'i'i. 5o3. — La TicsïATiDN m; Bhhdha, à Ajantà (cl. p. 0i3, 68t! , 7ii'i).
Scène sculptée sur la muraille de la cnjple XXVl.
Vour un croquis, rf. .1. lîunr.Kss, Note^ un ... Ajaytti , pi. XX.
Longévité, uniformité, médiociuté. - Telle est du moins l'im-
pression que nous ont dès l'abord produite, dans leur entasse-
ment et leur désordre, les ruines des couvents du Nord-Ouest.
Assurément il n'y a aucune raison de douter que des l'ondations
556 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
roligiouses, de pied en cap nouvelles, n'aient continué à s'élever
sur le sol gandhârien. Peut-être les fouilles bien conduites de
l'avenir nous perinctti'ont-elles un jour de distinguer ces édifices,
grâce à quelque détail technique de construction, et de dater, en
même temps que la muraille, les sculptures qui la recouvrent'''.
Mais déjà nous sommes certains que l'activité des générations pos-
térieures à Kauiska ne s'est nullement détournée des monuments
que son règne et ceux de ses prédécesseurs avaient vu se con-
struire selon un plan régulier et recevoir leur décoration normale.
On se rappelle peut-être combien d'additions et de reprises succes-
sives nous avons eu l'occasion de constater sur les sites les plus
connus parce qu'ils ont été les mieux déblayés '-'. Le u" et le
ni" siècle de notre ère nous paraissent justement être l'époque
des nombreux édicules plus ou moins asymétriques, chapelles
ou stùpa, par lesquels les donateurs tard venus ont pris à tâche
de boucher les derniers vides entre les constructions anciennes
et d'utiliser tout le terrain demeuré disponible aux abords d'un
sanctuaire consacré par une longue tradition. Ainsi s'explique
par exemple que des monnaies de Huviska et de Vâsudéva aient
pu être découvertes à Takht-Î-Bahai et à Jamàl-Garlii à côté
d'œuvres qui nous ont paru remonter à la meilleure époque.
L'aspect des fouilles prouve jusqu'à l'évidence que la piété des
zélateurs s'est exercée pendant plusieurs centaines d'années sur
ces deux collines sacrées : et sans doute il en a été de même
ailleurs, surtout dans le voisinage des grandes villes. 11 ne faut
pas chercher d'autre cause aux difficultés presque inextricables
que présente le déblaiement d'un couvent comme celui de Ka-
niska à Shàh-jî-ki-Pliêrî, où les premières constructions ont eu le
temps de devenir les substructions des ruines les plus voisines de
''' L'Anmtiil Report àe l'Archeeûlogical dans les ruiues de ïaxila, une première
Survey pour 1912-1913 (llg. i3) nous réalisation de notre vœu.
apporte à lu dernière heure, grâce aux '■' Voir surtout t. I, p. 17-3-177 et
observations faites par Sir Juliii Marshall fig-, G4-65.
LE DECLIN DE L'ECOLE. 557
la surface ''). A l'embarras des archéologues il reste du moins cette
consolation qu'ils en peuvent déduire, comme un fait acquis, la
longévité de l'école.
FiG. 5o/i. — (f Scène de Bacchanale», à Ajantâ (cf. p. i.5i, 6i3).
Panneau du plafond peint de la crypte T.
D'après J. Bcuge^s, ?iotes nn... Ajantti, pi. IV, a.
Au.ssi bien cette longévité même est-elle la source originelle de
nos constantes perplexités, depuis que nous avons entrepris le clas-
sement chronologique des sculptures. Ce qui crée la complexité
du problème, c'est justement le fait que nous savons exhumer ainsi
pêle-mêle des œuvres appartenant à des siècles différents. Mais ce
*'' Oti sait ijuo les pieiiiièfes rouilles
se sonl heurtées à uu dédale presque
inextricable de murs qui se recou|)eut
à différents niveaux, (j'est justement ce à
(jiioi l'un |iouviiit s'attendre. ([Uiind (in
constate qu'au milieu du vin' siècle Wou-
k'oiiff a encore trouvé ce monastère , si
l'on peut ainsi dire, en activité.
558 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDH\R\.
qui rend sa solution décidément ardue, c'est quand nous consta-
tons, ainsi que nous avons dii le faire dès le début ('), que le carac-
tère le plus saillant de nos trouvailles est leur surabondante et
désespérante uniformité. 11 n'est toutefois, comme nous venons de
voir, constatation si fâcheuse qui ne comporte son enseignement,
et celle-ci peut également nous conduire à une indication d'ordre
général assez intéressante à retenir. Elle nous donne en efïet à
penser que non seulement la productivité de l'école s'est longue-
ment prolongée, mais encore qu'en se prolongeant elle est demeurée
sensiblement pareille à elle-même. En d'autres termes il nous fau-
drait envisager, au lendemain de la floraison, une période d'au
moins deux siècles, caractérisée par une fécondité durable et rela-
tivement honorable dans sa perpétuelle médiocrité. Peut-être
n'y a-t-il pas lieu de trop nous étonner de l'insolite lenteur de cette
décadence et de la remarquable persistance du style gandhârien.
Nous n'aurons pas grand'peine à trouver tout à l'heure l'explica-
tion de cette longévité comme de cette tenue dans les conditions
spéciales du pays et l'organisation de ses ateliers de sculpture. Il
semble aussi qu'il faille faire entrer en ligne de compte le fait que
les relations avec lOccident ne se sont pas interrompues et ont
continué à alimenter le foyer hellénisant que nous avons vu se
former dans le Nord-Ouest de l'Inde. En tout état de cause, nous
devons à notre sujet de persister à rassembler tous les faits
d'ordre politique ou commercial, artistique ou religieux qui ont
pu de près ou de loin influer sur l'évolution de l'école.
Len i-appoiis avec l'Occident. — Le temps n'est plus en efïet
de nous montrer difficiles, et il convient de recueillir avec soin
le peu que les documents nous laissent entrevoir de l'histoire du
u" siècle. Aux règnes brillants de Domitien et de Trajan correspon-
dent ceux, non moins prospères, de Kaniska et de Huviska (aussi
bien leurs monnaies voisinent-elles dans le slûpa d'Ahin-Posh) :
'■> Voir t. I, p. 3(5.
5
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 559
à ceux des Antonins celui de Vàsuska ou Vàsudêva. Du moins les
inscriptions continuent-elles paisiblement tout le long du siècle leur
comput traditionnel, sous sa l'orme (nous a-t-il semblé) abrégée:
la série [h] 3i, 48, 5i, 56, 58''), etc., se poursuit sous Huviska
FiG. 5o5. — Le Couple TBTÉLAiRE, X Ajantà (cf. p. ii8, tuli , iZd-iZ-j , i 'i3 , 870 , 6i3).
Sculpture dans la chapelle à droite du sanctuaire , au fond de la crypte II.
D'-iprès J. IjOBCKSs, Notes on . . , Ajaittd, jtl, VI.
— preuve bien claire que personne n'a jamais compté par les
années de règne de Kaniska, — puis reprend sous Vàsudêva avec
les chiffres[/i] 76, 80, ... 98, ce qui nous mènerait déjà jusqu'en
176 de notre ère. Bien entendu, nous ne retenons ici que les noms
des principau.vKusanas, ceux-là mêmes qui nous sont d'autre part
"' CL Hp. Ind.. X, (.. ii-j-ii'i.
560 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
conmiH par leurs monnaies. Le même ordre dynastique se reflète
clairement sur celles-ci, tandis que leurs légendes grecques, encore
lisibles, et le métal précieux dont beaucoup d'entre elles sont
faites, attestent la constance et le profit des rapports commerciaux
de l'Inde avec l'Empire romain.
De ces rapports nous avons de notre côté un sûr garant dans
les renseignements que nous a conservés la Géographie de Ptolémée
(entre i 38 et 161): mais il faut avouer que nous ne trouvons plus
grandchose à mettre autour de ce plat de résistance. Nous avions
dédaigné jusqu'ici de relever les soi-disant ambassades indiennes
auprès d'Auguste et de Claude : nous notons soigneusement à pré-
sent celles qu'auraient reçues Trajan et Antonin le Pieux ('l Nous
n'avions pas fait état de mainte information donnée sur les Indiens
— à la vérité dans un but de moralisation ou pour en tirer quelque
effet de rhétorique — soit par Plutarque, soit par Dion Chryso-
stôme : nous sommes à présent trop heureux de recueillir les don-
nées éparses dans les œuvres de Clément d'Alexandrie (entre igrî
et 9 1 y) et les fragments de Bardesane (i5^i à 220). Il ne paraît
d'ailleurs pas douteux qu'une bonne partie de leurs informations
ne soient des acquisitions nouvelles, lesquelles sont enfin venues
s'ajouter au stock traditionnel hérité des historiens d'Alexandre.
Bardesane entre dans trop de précisions sur le mode de recrute-
ment et la règle des Samanaioi, Clément d'Alexandrie en sait trop
long sur le culte des reliques du Buddlia — dont c'est la première
mention connue en Occident — pour qu'ils n'aient pas appris di-
rectement ces détails de la bouche d'Indiens te résidant à Alexan-
drie ('^) T), ou de passage à Babylone. Si Ihypothèse n'est que vrai-
semblable en ce qui concerne Clément, le témoignage oral
' CI. Priaux, Iml'ui and Rome. Un des (|iii iitlesle ;i nouveau la venue d'Indiens
pn'tcndns ajubassadeurs se sérail Ijiùle' à en Europe à partir du ms" siècle.
Athènes où l'on montrait le « tombeau de ''' L'assertion est de Chrysostônic dans
l'Indien 1. C'est ainsi qu'aujourd'hui à son cf Discours au peuple d'Alexandrie».
Florence la place où fut créuié je ne sais — Clément peut aussi avoir reçu des ren-
quel ràja est marquée d'iui monument sei{>iiements de son maître Panto?nus:
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 561
cl' ft ambassadeurs indiens « nous est donné comme la source de
Bardesane. Mais ce qu'il y a de plus nouveau et de plus intéres-
sant pour nous dans ces renseignements, c'est que nous les rece-
vions à présent de la plume d'écrivains gnostiques ou chrétiens.
Ce fait seul suffit h nous avertir qu'il y a quelque chose de changé
dans l'air de l'Asie antérieure.
La Gnose et le Bouddimme. — Songeons-y bien en effet : pour
ne relever (|ue les faits qui nous intéressent, c'est le temps où
Philostrate écrit pour charmer les loisirs d'une impératrice syrienne
la biographie d'Apollonios de Tyanc; où l'on commence à rédiger
à Edesse les aventures de saint Thomas dans les Indes; où Scythien,
riche et ingénieux marchand de la Saracène, devenu théosoplie en
Egypte, et son disciple Téréhinthe, qui se faisait appeler Buddha,
jettent les bases de la fameuse doctrine à laquelle, vers la fin
du nf siècle, Manès prêtera son nom et le prestige de son cruel
martyre ('l D'une manière générale, c'est l'époque qui, sous de
multiples formes, vit Heurir la rr gnose 11, cet éclectisme ou (si
Ion préfère) ce syncrétisme mystique et ésotériquej.qui écrémait
toutes les doctrines religieuses, s'autorisait de tous les livres saints,
utilisait au service de son explication métaphysique du monde tous
les mythes et les symholes de l'Orient. Dans l'étrange symphonie
dont s'enivraient alors les esprits, l'Inde tenait, on le voit, sa partie.
Si l'on voulait préciser, on trouverait sans doute que la théorie
de la transmigration des âmes selon leurs œuvres ou metensôma-
tose, et la discipline ascétique du monachisme représentent sa
plus importante contribution à cette macédoine de toutes les tradi-
tions égyptiennes ou babyloniennes, mazdéennes ou juives, plus ou
moins liée de néo-platonisme grec. Et il serait bien surprenant
quelle n'eût pas de son cùté, en dépit de son peu de perméabihté
mais
is (les doiik'S (jiil l'Ié ('levés par E. I^e- ''' Tell(^ csl du iiKiins. (I('|)i)(iill(;(; de
NAN sur la visite que ce dernier, d'après ses dtUails lendancieux, la version des
EisiînE (llkt. EccL, V, 9-10), aurait l'aile origines du nianicliéisme qui nous a été
dans l'Inde aux environs de l'an 200. conservée par les Actes d'ArchcJaùs.
GANDnÀn/i. - n. 36
lupniutnti; matiosam:.
562 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHArA.
aux conceptions et aux modes étrangères, fait quelque emprunt
de fond ou de forme à cet universel pot-pourri.
Une première présomption est aussitôt créée en ce sens parles
multiples invasions qu'elle ne cesse de subir et qui toutes font
iiTuption chez elle par la voie du Nord-Ouest. Après l'Iiégénionie
des Grecs et des Scytho-Parthes, celle même des barbares Yue-
tche dut aider à la pénétration des idées religieuses de l'Asie anté-
rieure. Citerons-nous tout de suite un fait d'évidence trop maté-
rielle pour que personne songe à le contester? La cohue des
divinités grecques, persanes ou indiennes qui se pressent sur le
revers des monnaies des Kusanas constitue un véritable panthéon
gnostique et jette un jour curieux sur la bigarrure de leur vernis
de civilisation. Sans doute, si l'on en croit le grand rôle joué par
Mithra, Mao, INana (Anaïtis), Ardoclisho, Pharro, etc., ils s'étaient
laissé quelque peu iraniser en Bactriane. Mais leur mazdéisme
s'était également frotté d'hellénisme, puisque c'est l'alphabet grec
qu'ils emploient pour écrire tous ces noms de divinités, à continuer
par ceux d'Hélios, de Sélènè ou d'Héraklès. Et enfin ce n'est pas
à nous d'oublier le contingent fourni par l'Inde en la personne
d'Oèsho (Çiva), Skanda, Mabâsôna, etc., et même du Buddha.
A la vérité ce dernier occupe sur le monnayage des grands kusa-
nas une place beaucoup plus modeste que celle que nous aurions
été disposé à lui accorder sur la foi des traditions bouddhiques.
Peut-être oublions-nous trop aisément que, tout d'abord, ces rois
n'étaient dans l'Inde que des envahisseurs; qu'ensuite rien ne se
laisse deviner des idées religieuses de Iluviska ; et qu'en ce qui
concerne Vâsudêva, s'il ne se proclame nulle part crBhàgavatan
aussi nettement que Vima-Kadphisès se disait tout à l'heure trMa-
hêçvaraw, son nom semble indiquer des tendances au vishnouisme.
Quoi qu'il en soit, le Buddha paraît tout au moins sur les monnaies
de Kaniska, le seul de ces potentats dont la conversion au Boud-
dhisme soit avérée. Cette apparition sensationnelle pour notre
objet ne complète pas seulement la mixture attendue des mythe-
LE DÉCLIN DK L'ÉCOLE. 5t;;5
logies : la compagnie où il se trouve prouve assez qu'il était déjà
passé rlieu et tnènie, pour quelques-uns de ses fidèles, frdieudes
FiG. 506-Ô07. — Les qcatre grands miracles, a AMviiuni et Uenares.
Fig. SoG. — Musée de Madras. Hauteur: 1 m. afî {rf. p. (h -'1-616, 6Sa).
Fig. 5ri~. — Musée de Cakulla, n° S[àrndth) 3. //. : o m. qo {cf. p. iiiô, 610, Gi5, (Sfij.
Grjn).
dieuxn (^devàtideva^ Le fait est de telle importance que nous avons
déjà du le noter à propos de son iconographie''), car il va de soi
que, pour expliquer la création et surtout la multiplication de ses
"' Cf. ci-dessus, L II, p. aS3 et 3(j.î.
36.
56^1 i;i':VOLLlTION DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
idoles, il était nécessaire de signaler au préalable sa divinisation :
on voit mieux à présent comment celle-ci s'explique dans l'am-
biance générale du temps.
Faut-il cependant nous borner à ces constatations, en somme
superficielles? Elles nous invitent plutôt à aborder la question,
infiniment plus délicate et ouverte aux controverses, de l'influence
de l'Asie antérieure sur les idées et les textes du Bouddhisme, pour
ne pas parler des autres religions de l'Inde du Nord. Gomment ne
pas se souvenir que cette apothéose du Buddlia faisait partie du
mouvement qui transformait alors et élargissait, au point de la
rendre méconnaissable pour ses vieux adhérents, la doctrine du
Maître? Au nom de Kaniska s'associe justement, dans l'histoire de
l'Eglise, la tenue du troisième et dernier des grands conciles. Le
roi, nous dit-on, l'aurait réuni, tôt après sa conversion, afin de
mettre un terme aux dissentiments d'ordre dogmatique qui divi-
saient la Communauté. Apparemment le vénérable Pàrçva et les
autres conseillers du barbare néophyte se proposaient d'étouffer
l'esprit nouveau suscité par l'infiltration des idées mazdéennes,
voire même judéo-chrétiennes : car les marchands syriens devaient
jouer dans leurs comptoirs orientaux, en attendant les vrais mis-
sionnaires, le même rôle de colporteurs religieux que l'on s'accorde
à leur attribuer en Occident"). Sans doute il est bien établi que la
propagande chrétienne s'est tout de suite orientée vers la Médi-
terranée(-), tandis que le Bouddhisme s'est au contraire tourné
vers l'Asie centrale et l'Extrême-Orient : mais leur rencontre n'en
était pas moins inévitable dans la zone intermédiaire de l'Iran; et
d'ailleurs l'existence de colonies chrétiennes dans l'Inde va bientôt
devenir un fait historique. S'il y a eu des rapports entre le Boud-
dhisme et le Christianisme (il existe déjà sur ce sujet toute une
bibliothèque), c'est à ce moment et dans ce milieu qu'on pourrait
en entrevoir la possibilité. Il ne s'agirait d'ailleurs dans notre esprit
'"' C(. DE GvMO'iT , Les Cultes uriciiliiii.r, p. 1-37 l'I suiv. — '■"' E. Renan, tes Jpôdrs,
p. a8o.
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 565
f|ue d'une iiilluence de la légende chrétienne sur le néo-Boud-
diiisme du temps, pour ne rien dire de son néo-Krislinaisme.
Quoiqu'il en soit, de l'espèce de concile de Trente convoqué par
Kaniska sortit, comme il arrive, l'affermissement de la Réforme.
Le Maliàyâna, qui déjà respire, mais se cherche encore dans les
écrits d'Açvaghosa, achève de prendre conscience de lui-même.
FiG. 5o8. -- La Tentation ih: Buddha, à AMAinvAii (l'I. p. Gili, G82).
Musée (le Madiiis. Itmileiir dp la partie sculptée: 0 tn. j8.
Nâgârjuna va bientôt réunir en un premier essai de synthèse les
traits épars et visiblement incohérents qui constitueront désormais
la Voie Supérieure''). Mais quand, après le grand docteui\ nous
tâchons vainement de concilier cet idéalisme, voire même ce nihi-
lisme Lranscendantal, avec le piétisme le plus outré en passant par
les rites machinaux d'un culte quasi cabaliste, comment pour-
rions-nous nous défendre de penser que ce fuyant et versalde Mahà-
yâna n'est après tout rien d'autre que la forme indienne de la Gnose?
''' G'esL ainsi (|ue riiistoricii du lioud- liisinriqucs cnlre \f. concile dé Kaiiiska el
(Ihisme, Târanâtha. conçoit les rapports li' Mahûyâna (p. fit ot 71).
566 I;KV()IJITI0N de L'ECOLE DU GANDHARA.
Cette première impression ne feiiiil (|ne se conlirmer si nous
nous attacliions à retrouver dans les nouveaux siUra, tels que le
Loliis (le la lionne Loi, par exemple (pour ne rien dire, cette fois
encore, du Mnhdbhdrula) , le même verbiage moralisant et les
mêmes imaginations apocaly[)li([ues qui caractérisent les traités
gnostiques du génie de la Uialis ^o:piaL. Mais, sur cette pente,
une considération nous arrête. Le Gandhâra, nous l'avons dit,
était le pays d'élection de la vieille secte des Sarvâstivàdins, et c'est
cet asile de l'orlhodoxie hinayâniste que Kaniska aurait d'abord
proposé comme siège de son concile ('l II est donc à présumer
qu'il sera resté assez longtemps indemne de rinfluence dite mahâ-
yâniste. De fait, c'est bien plus tard qu'il se mettra à fournir de
docteurs la nouvelle doctrine. Pour l'instant, même dans les textes
les plus avancés de la secte dominante , tels que le Lalita-vistara, nous
ne trouvons pas trace ni de la théorie toute mazdéenne des Dhyîlni-
Buddhas et de leurs hyposlases, ni de la dévotion à l'Amshaspan
de lumière que dut être Amitâblia avant de prendre la présidence
du paradis bouddhiqjue ade l'Ouestn. Est-ce à dire que l'on ne
puisse déjà déceler dans le Lalùa-vislara quelques symptômes non
équivoques d'inQuence étrangère? Plus d'un détail y sonne trop
familièrement à nos oreilles européennes pour ne pas éveiller notre
défiance à ce sujet. Rien qu'en l'examinant à notre point de vue
archéologique, nous avons cru relever çà et là l'indice de remanie-
ments visiblement inspirés par nos conceptions ou nos coutumes
occidentales. Tel serait le cas , sans sortir du cercle de nos préoc-
cupations habituelles, pour certains aspects qu'il prête à la Tenta-
tion, et surtout pour l'épisode de la présentation del'enfant-Buddha
au temple, ou encore pour le couronnement dont il souligne le
rôle messianique de Maitrêya'^).
''' Cf. tliL.vN-TSANG, Trdrels ,1 , [). 2yO. '■' Nous ;ivous conservé une trace de
Lo passage, qui n'avait pas été compris ces remaniements dans les textes eux-
pai- S. Heal, a été mis clairement eu mêmes: M. Sylvain Lévi veut bien nous
lumière par T, VVatters. avertir que , par une coïncidence curieuse ,
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 567
Lps ateliers ganâhâriens. — \(jus ne l'oublions pas en effet : le
mouvement reiifjieux que nous venons d'esquisser ne nous touche
qu'autant qu'il se rellèle sur les monuments figurés. Nous ne serons
pas surpris de constater une fois de plus que ceux-ci se sont mon-
trés encore plus réfraclaires que les textes aux idées nouvelles.
Pour commencer ils ignorent totalement, ainsi que nous l'avons
déjà constaté, les deux épisodes du Lalita-vistara qui nous ont paru
particulièrement suspects, et le plus souvent ils s'en tiennent à
figurer non point la rr tentatioim , mais seulement a l'assaut a de
Mâra. Toutefois il existe un groupe important de stèles (voir
fig. 76-79, lxo6-ko8, /iBS-Ziog, /i84-/i85), à propos desquelles
nous avons justement du poser la question du mahàyânisme de
l'école'''. Qu'elles attestent la triomphante ilivinisation du Buddha
et le culte de latrie dont il est devenu l'objet, il suffît d'y jeter les
yeux pour être obligé d'en convenir, tant son image y prend une
importance écrasante. Le point qui restait en suspens, c'était la
figuration des Dhyâni-Buddhas, et de leurs fils spirituels. Si le pro-
blème nous avait paru susceptible d'une solution nette, nous ne
l'aurions pas fait attendre jusqu'ici : l'iconographie nous l'aurait
déjà fournie. Mais enfin l'histoire générale confirme et précise nos
premières impressions. Nous voyons mieux à quel moment de son
évolution l'arl du Gandhàra rejoint et côtoie la transformation
doctrinale du Bouddhisme. Celle-ci devait être dès le ni'' siècle
un fait accompli, cent ans au moins avant que le témoignage de
Fa-hien n'aciiève de lever tous nos doutes sur l'intronisation des
Bodhisattvas autres que Maitrêya. Oi- voici des stèles que tous leurs
traits caractéristiques (cf. ci-dessus, t. II, p. 5 5 3-5 5 /i) rapportent
les Irafliiclions cliinoises du Lalita-vislara les conceplions messianiques aient pé-
(date'es respectiveiiieiit de .3o8 et de nétré dans l'Inde et que celle-ci en ait eu
683) ignorent le rr couronnement de Mai- pleine conscience, nous en trouvons im-
trêyai et abrègent ou suppriment la raédiatement une preuve indéniable dans
nomenclature des dieux dans la rrpré- les a|ipellalions parallèles de l'Erchome-
senlation au lempleTi. VA', ci-dessus, 1. II, nos el du Talhâgata.
p. 191 . -ioo et 33a. — (juo |i,u- ailliHirs ' CI. I. Il, p. Jl^o cl siiiv.
568 i;i:voi,uTioN DE i;kcole du GANDinin.
au ])lus tôt au if siècle : comment ne pas croire que la scène du
tt Grand miracle de Çrâvaslni ait fini par céder la place à des
interprétations nouvelles, et ses (kvald archaïques par se méta-
morphoser en modernes Bodhisattvas? L'hypothèse que nous
avions émise à ce sujet, déjà très probable pour les figures ^o5-
Ao8, devient une (juasi-certitude devant des répliques du genre
des figures Û8^ et i85. Ce qui nous paraît enfin tout à fait
sur, c'est que ces vieilles compositions contiennent en germe
le modèle des cr paradis d'Aniitàbhaii et des autres cycles icono-
graphiques qui, sous le nom de vunjdala, allaient fleurir profusé-
inent dans la Haute-Asie. Mais, d'autre part, il est non moins
clair que, si des œavres gandhâriennes relativement tardives ont
pu se prêter avec le temps à des identifications nouvelles, c'est
donc que celles-ci n'exigeaient aucune modification profonde dans
leur mode de présentation. Non seulement le Mahâyâna a trouvé
le répertoire de l'école déjà formé, mais il ne réclamait en fait
aucune rénovation de ce répertoire; et c'est justement pourquoi
nous avons pu prétendre qu'en définitive l'école avait plus aidé
à son développement qu'elle n'en avait subi l'influence. Les futurs
chercheurs débrouilleront mieux que nous, dans ce cas paiticu-
lier, l'action et la réaction réciproques, toujours si intimement
mêlées, de l'iconographie et de la religion; dès à présent — et
c'est oti nous en voulions venir — il nous faut renoncer à chercher
un facteur de répartition chronologique dans le caractère plus ou
moins ttmahàyâniquen qu'auraient affecté nos bas-reliefs : un tel
caractère ne pourrait être qu'une illusion arbitrairement créée
par des idées préconçues et à quoi rien ne correspond dans la
généralité des cas.
On peut encore imaginer un autre mode de classement que ce
serait l'instant d'appliquer et qui, lui, est théoriquement impec-
cable : dans la pratique nous n'en attendons guère plus d'effica-
cité. 11 consisterait à répartir les sculptures gandhâriennes que nous
siqiposons postérieures au i" siècle entre le n*" et le m'' selon leur
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 569
degré d'rrindianisatioii'nC). En principe, c'est une loi fatale qu'à
mesure que coulent les années, l'art gréco-bouddhique ait dû voir
ceux de ses éléments constiluanls qui étaient le plus nettement
grecs s'éliminer progressivement au profit de ceux qui étaient
indigènes. En fait, que l'on reprenne la liste des caractères qui
FlU. 50IJ. La l'IltSIiNlATION DE lUuULA, À AMAr.ivAli (if. p. GiO, G82),
Musée Je Madras. Rampe de balustrade. Hauteur : 0 m. sS.
D'après une pliolographip rommiuiiqiicti par M. V. Goloubew.
nous ont semblé ci-dessus dénoncer une date tardive : on s'aper-
cevra aussitôt que la pratique des gestes conventionnels, le rite de
se découvrir lépaule droite et l'babitude de se retourner les pieds
en les croisant sont autant de coutumes indiennes. Si peu à peu
elles se font jour, puis s'imposent de façon constante sur les sculp-
tures, c'est parce que le milieu réagit contre les modes étrangères
Cf. l. I, |). Cl 5.
570 L'fiVOLUTlON DE I/ÉCOLE DU GANDI[\P. \.
et finit par les évincer pour leur substituer des traits de mœurs et
des usages locaux. Nous verrons bientôt ce phénomène d'adapta-
tion ou même d'assimilation engendrer promptenient à Mathurâ
comme à Ainarâvatî des formes d'art inédites et faciles à dater.
Dans l'école du Gandhàra, tout au contraire, l'indianisation des
motifs, pour inévitable qu'elle soit, traîne à ce point en longueur
qu'elle ne provoque aucune modification de style tant soit peu
brusque ou trancbée, aucun changement de manière susceptible
de fournir des jalons à l'historien de l'art. On dirait plutôt qu'on
s'est indéfiniment borné à reproduire servilement des modèles qui ,
il est vrai, multipliés sans trêve par des générations d'artistes et de
donateurs, s'imposaient de toutes parts à l'imitation de la posté-
rité. Nous sommes bien forcés de croire qu'après une si longue'
acclimatation de l'influence classique, le Gandhàra ne réagissait
que faiblement contre un apport qui avait cessé de lui être
étranger.
Toutes ces considérations tendent de façon concordante, bien
que par des biais difTérents, à nous faire comprendre que l'école
ait pu, après son épanouissement du i^'' siècle de notre ère, durer
encore un siècle ou deux sans subir de transformation considé-
rable ni tomber trop au-dessous de son niveau primitif. Mais la rai-
son dernière de cette longévité uniforme et médiocre nous paraît
résider dans l'organisation de ses ateliers, seuls centres agissants
qu'embrasse la dénomination abstraite d'école. Il est extrêmement
vraisemblable que les artistes grecs ou métis de grecs qui reçurent
les grosses commandes du début aient cherché quelque aide dans
la main-d'œuvre locale et formé sur place des apprentis. Ceux-ci
à leur tour durent se croire bientôt à même de satisfaire les be-
soins courants de leur clientèle de donateurs. Nous n'aurions pas à
chercher ailleurs la raison de la relative rareté des chefs-d'œuvre
gandhâriens en face de la profusion des répliques sans accent et
sans vie : c'est qu'en réalité très peu de ces sculptures ont été vrai-
ment exécutées de main de maître. Et du même coup s'explique
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 571
riinirorniiLé de cet art. Nous avons déjà constaté à propos des scènes
légendaires que chacune d'elles se ramène à un ou deux proto-
types, qui semblent avoir été tixés une fois pour toutes et repro-
duits depuis sans aucune variante ou innovation notable*'). 11 nous
FiG. 5io. — La Soujiissios de i.'éi,épuam , a AmaiiÀvati (cf. p. (iio).
Musée de Madras. Diamètre du médaillon : o m. 80.
apparaît à présent que toutes ces rééditions sortent de chez un
fabricant d'imagerie l'eligieuse, comme c'est aussi le cas pour
nombre de sarcophages antiques ou de retables de la Renaissance,
si l'on ne veut pas descendre jusqu'aux te chemins de croix n de
notre quartier Saint-Sulpice. Bref, les apparences sont pour que
'■) Cl. I. I, |,. (ii7.
572 L'EVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
l'art gi'éco-boiuldliique ait fini, connue on dit, par irs'industria-
lisem dans les ateliers dn Gandliàrn.
Les débuts de la décadence. — Nous ne craignons pas, on le voit,
d'être trop sévères pour les sculptures qui forment après tout le
gros de nos collections. Productions d'artisans qui, pour la plupart,
ne possédaient plus que de seconde main le métier classique, elles
se surchargent volontiers de décors hétéroclites et de personnages
stylisés, figés dans des poses conventionnelles; pourtant on ne peut
nier qu'un certain talent ne continue à se marquer dans la compo-
sition comme dans l'exécution. La question est dès lors de savoir
jus([u'à qu'elle époque le ciseau de nos imagiers aura gardé sa sou-
plesse et sa virtuosité. A défaut de changement dans leur manière,
la baisse de leur habileté technique sera le symptôme évident de
l'imminente décadence. Sur ce point nous possédons déjà deux
indices assez probants. Le premier avertissement nous est donné
parles monnaies. Soudain, après Vàsudèva, elles ne se bornent
pas à devenir des plus médiocres : incapables de présenter aucun
type nouveau, elles ne savent que reproduire indéfiniment des
Vâsudéva déplus en plus méconnaissables, entourés de légendes
grecques de plus en plus illisibles. Et certes l'avis vaut d'être re-
tenu : toutefois, pour les raisons que nous avons dites ci-dessus''',
ce n'est qu'un avis à longue échéance, et la brusque décadence du
monnayage a dû précéder d'un bon demi-siècle celle de ia sculpture.
Seuls des monuments datés pourront emporter notre conviction.
Or il se trouve que nous disposons dès à présent d'un de ces mo-
numents et que justement son époque cadre avec ce qu'on pouvait
attendre. Nous voulons parler de la statue représentée sur la
figure 877. Sa lourde gaucherie, les proportions ridicules de ses
enfantelets, le traitement maladroit de ses draperies, tout trahit
chez elle une impuissante tentative d'imitation des anciens modèles.
<■> Cf. t. II, p. li8o-li8-}..
LE DÉCLIN DE L'ÉCOLE. 573
Or elle porte inscrite rannée (^V«rsa, et non Samvat.) 179''', ce
qui nous fait descendre jusiju'en 267-8 de notre ère, juste soixante
Fiiv. 5i I. — -Le GiiAND Miracle de Çràtastî, à Bénarès (cf. p. ÔûS, 681).
Musée (le (Mlculta, n° S. 5. Provenant de Sdrndth. Hauteur: om. go.
ans après la dernière date connue de Vâsudèva. Et, cette fois
encore, nous nous [gardons de conclure trop vile. 11 serait sans
''' AL Fi.KET a proposé dans le 7. R.
A. S., 1907, p. 18/i, (le lire Ekuna-
rliadiiçalimae = Sgt) . mais sans donner
aucune justification de cette lecture. .Après
nouvel e.xamen , notre confrère le R. P.
A. -M. BoïER veut bien nous faire savoir
qu'il maintient sa première transcription
tlcuiiuçit^i]-çattmae — 170.
57'i L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
aucun doute imprudent de construire une théorie chronologique
sur le style de cette unique statue. L'ère de son inscription serait-elle
hors de conteste, qu'elle-même pourrait fort bien n'être que i'essiii
malheureux de quelque maçon de village trop pressé de jouer
au sculpteur. Mais si nous ne prétendons pas la prendre comme
étalon de toute la sculpture gandhârienne à l'époque que nous lui
attribuons, il nous faut d'autre part remarquer que l'ensemble des
témoignages historiques vient singulièrement renforcer la valeur du
sien : tous nous invitent, jusqu'à preuve du contraire, à faire com-
mencer la décadence de l'école avec la seconde moitié du ui'' siècle.
Les causes politiques. — Dès la première moitié de ce siècle, il
est en effet possible — et, pour nous, important — de noter
les signes avant-coureurs du déclin de l'Empire romain, pressé
déjà de tous côtés par les Barbares, et la diminution de sa force
d'expansion politique, économique, arlisti(jue. Vers l'Orient, le
seul point cardinal qui nous concerne, on dirait qu'il travaille
lui-même à la ruine de son influence, en s'attaquant aux
organes mêmes par l'intermédiaire desquels il l'exerçait. Dès
io5, c'est la destruction par Trajan du royaume nabatéen de
Pétra. En 216, c'est Alexandrie livrée aux fureurs de Caracalla,
et s'épuisant depuis en discordes intestines ou en séditions
durement châtiées. En 9 'y 2-9 '78, c'est la prise, puis le sac de
Palmyre par Aurélien. Le rude soldat-empereur put traîner en
triomphe derrière lui, en même temps que Zénobie, des Sara-
cènes, des Perses, des Bactriens et des Indiens, et jusqu'à ces
Blémyes qui, sortis de la Nubie, menaçaient déjà de fermer la
route des ports de la mer Rouge : victoires sans lendemain el
politique à courte vue! L'opération, comme on dit aussi bien en
style chirurgical que militaire, avait réussi : mais c'était une
amputation. Après ce coup de hache porté dans leurs œuvres
vives, les relations entre les pays méditerranéens et l'Inde ne
feront plus désormais que languir.
La faute en est-elle d'ailleurs au seul Occident? Par une coïnci-
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576 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
dence fâcheuse, au moment même où l'Asie romaine se livre sur
elle-même à ces mutilations volontaires, l'Inde de son côté se sui-
cide en tant qu'unité collective et retombe dans son émiettement.
C'est la loi de son histoire que la périodique reconstruction et
désintégration de ses empires, et il n'est pas encore d'exemple
qu'aucun d'eux ait duré plus de trois cents ans. l.es deux grands
royaumes qui s'étaient partagé définitivement l'héritage des Mau-
ryas, au Nord-Ouest celui des Kusanas, au Sud-Est celui des Andh ras.
s'écroulent, semble-t-il, au commencement du lu^ siècle, et avec
l'abolition de tout grand pouvoir centralisateur s'efface, jusqu'à
l'avènement des Guptas vers l'an 820, tout vestige d'histoire. Tout
au plus entrevoyons-nous que les descendants des grands Kusanas
continuèrent à tenir la vallée de Kaboul et le Gandhàra, si même ils
ne gardèrent quelque suzeraineté, au moins nominale, sur le Pen-
jàb. Non seulement les Annales chinoises cessent à ce moment de pro-
jeter aucune lumière dans les ténèbres où nous tâtonnons; mais,
comme pour les épaissir encore, la dynastie sassanide, sortie (tou-
jours dans le premier quart du m" siècle) d'une violente réaction in-
digène contre le philhellénisme des Arsacides, commence à étendre
entre l'Europe et l'Inde le rideau opaque de son mazdéisme exaspéré.
Les raisons tirées de l'Itisloire de Fart. — Ces événements poli-
tiques ne pouvaient manquer d'avoir leur répercussion sur l'art
comme sur le commerce. On voit qu'ils tendent tous à entraver
les échanges entre le monde gréco-romain et l'Inde. Mais les fossés
qui se creusent ou les obstacles qui se dressent sur les grandes
voies de communication ne suffisent pas seuls à expliquer la baisse
du niveau artistique dans telle ou telle province. Si le flot qui en-
traînait les praticiens d'Egypte ou d'Asie Mineure vers la «Ganda-
ritisu et continuait à alimenter l'école, ne coule plus que chiche-
ment et va bientôt s'arrêter, c'est moins à cause des difficultés du
chemin qu'en raison du fait que lui-même était déjà menacé de
tarir dans sa source. Là gît, croyons-nous, la vraie solution du
problème. Pour justifier l'irrémédiable décadence comme l'éton-
LA FIN DE L'ECOLE. 577
naiitt^ lloraison d'un ait à demi importt', tel que celui du Gan-
dliàra, il snilit que notre art classique ail cessé d'être à partir
du lu*^ siècle ce qu'il n'avait commencé de devenir qu'à partir
du I" : un article d'exportation, artisles compris. Le parallélisme si
curieux que nous avons cru relever entre les monuments religieux
de l'Inde et de l'Asie antérieure, se répète dans l'histoire générale
des beaux-arts. De ce point de vue, il nous apparaît nettement que
la brandie gréco-bouddhique, si lointaine qu'elle fût, a simple-
ment partagé les vicissitudes du tronc commun, les mêmes par
lesquelles passe vers ce niênie lemj)s la branche gréco-chrétienne.
Pourquoi, demande M. de Rossi''), l'ancien art chrétien a-t-il sur-
tout prospéré sous les empereurs hostiles, au plus fort des persé-
cutions, pour d(''cliiier au temps de Constantin, alors que tout
semblait devoir favoriser son expansion? — Pourquoi, serions-
nous tentés de demander à notre tour, la sculpture bouddhique
du (iandhàra, après avoir attendu pour s'épanouir que le royaume
giec du Penjiîb eiit passé aux mains des Barbares, est-elle tombée
en décadence au moment même où le développement mythologique
du Mahàyâna et la conversion de toute l'Asie orientale lui ouvraient
un champ presque illimité? Les questions sont, on le voit, assez
exactement parallèles : la même réponse vaut aussi dans les deux
cas. Les raisons de ces laits surprenants résident tout uniment,
d'une part dans la condition llorissante de l'art gréco-romain
au i'^'' siècle de notre ère, de l'autre dans la pénurie de la main-
d'œuvre artistique (|ui fut l'une des conséquences de l'appauvris-
sement économique de l'Empire à partir du m'' siècle.
.S V. L
A FIN DE I- KCOLK.
La décadence est sans doute lannuiicialrice de la lin : toutefois
une école peut continuer encore longtemps, si les circonstances
''' Uuiim sollemiiiea cnsltdiia, I, ii)<).
uANDiiiuA. - 11. 37
578 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
s'y prêtent, ;\ vivre duiie vie ralentie, qu'entretient le prestige
des œuvres héritées du passé. Combien de temps aura pu se
prolonger l'agonie de l'art gréco - bouddhique , à l'ombre des
monuments qu'il avait créés? Ainsi que nous commençons à
en prendre l'habitude, c'est surtout à des témoignages étrangers
que nous devrons le demander. Mais désormais ce n'est plus de
l'Occident classique que nous pourrons attendre quelque lumière.
Les renseignements qui continuent à se publier sur l'Inde dans
le monde méditerranéen ne sont, à partir du iv" siècle, qu'un
tissu d'inepties. Nous n'excepterions même pas la Topographie
chrétienne de Cosmas Indicopleustès (vers 535), si cet ennemi
de la rotondité de la terre n'avait consigné quelques informa-
tions précises parmi ses absurdes théories. Il est bien évident
que le contact s'est perdu, et que le commerce passe de plus
en plus entre les mains d'intermédiaires arabes ou persans'''.
Si nous entrevoyons quelque chose de l'histoire du Gandhâra,
c'est avant tout grâce aux récits de voyage des pèlerins chinois,
jusqu'au jour où la parole est prise par un écrivain arabe. C'est
là un fait pour nous des plus significatifs. Sans doute les échanges
entre l'Empire et l'Inde ne sont pas complètement interrompus;
mais voici que cessent définitivement les relations suivies et
directes dont nous venons de voir fleurir, au i" et au n^ siècle
de notre ère, les esthétiques résultats. Les destinées, un instant
mêlées, de la civilisation gréco -romaine et de l'indienne se
séparent à nouveau , et nous n'apercevons plus entre elles aucun
rapport, voire même aucun parallélisme qui vaille la peine d'être
relevé. Dès lors, et par une conséquence naturelle, il se ferait
temps de clore l'histoire de l'art indo-grec, si l'entreprise com-
mencée ne devait être poussée jusqu'à son terme et s'il ne valait
la peine de rapporter brièvement les péripéties dont s'accom-
pagna l'inévitable dénouement.
'' Cl. I'riaIjI.x. /;((//(( (()((/ Home. |i. 171 l'I suiv.
LA FI\ DE L'ÉCOLE. 579
La siRviE (iv'^-v*' siècles). — L'école du Gandhàra allait devoir,
semble-t-il, aux événements un sursis de deux siècles. Apparem-
ment le pays était resté au pouvoir d'une dynastie de rois Kou-
«mi^ ■ -..i. i.ifiiii jiiff l'ijijMi ,M^gp|,^ji,,lj,^llg^^^
fiG. 5l3. PisCIKA ET AUTRES ÏAKSAS, À JaVA ( cf. p. ^3, 62.')).
Doro-Boudour, première galerie , partie gauche du bas-relief n° g h. Hauteur : o m. 80.
D'apro-i une ]ihotogr. <lii Mnjor Van Knr.
shans, alliée aux Sassanides. On a \oulu les reconnaître, non sans
quol(]ue vraisemblance, dans ces Chionitai qui, vers 3Go, aidèrent
Sliapour II au siège d'Amida (aujourd'liui Diarbékir) : du moins
Ammien Marcellin raconte-f-il que leur vieux roi Grumbatès,
qui perdit son fils dans laflaire, amena avec lui des élépbants
37.
580 l/KVOLllTION DE LËCOLE DU GANDHARA.
indiens*'). En fait nous ne saurions rien si nous ne possédions le
témoignage oculaire de Fa-hien. puis de Song Yun. Le premier
arrive, au début du v*^ siècle, dans une contrée en pleine pros-
périté, et où jamais le Bouddhisme n'a été plus (lorissant. Aussi
bien au Gandliàra même que dans les vallées adjacentes de Kaboul
et du Swàt, tous les stupa sont encore inviolés et les monastères
remplis de moines; sanctuaires et reliques célèbres voient aflluer en
foule les fidèles, à commencer par les rajas locaux. L'Inde du Nord
est devenue ce que nous avons déjà dit qu'elle deviendrait (^), l'une
des terres saintes du Bouddhisme et, plus particulièrement, la terre
sainte du Bodhisattva. Trois des compagnons de Fa-hien s'estiment
satisfaits d'avoir visité ses quatre grands lieux de pèlerinage et s'en
retournent en Chine, ce Le peuple est surtout adonné au Petit Véhi-
culer : c'est en effet la secte des Sarvâstivâdins qui jouit de la plus
grande popularité. Toutefois le culte de la Prajnàpàramità, de
Manjuçrî et d'Avalokileçvara y pénètre, bien que Fa-hien ne le
mentionne qu'à 80 yojana au Sud-Est, à propos de Mathurà. Ce ([ui
nous impoi'te surtout, et ce que nous pouvons déduire en toute
sûreté de ses des criptions, c'est que l'œuvre entière de l'école était
encore intacte, jusque dans sa jîolychromie et ses dorures; ou du
moins sa conservation n'avait à compter qu'avec des accidents pareils
à ceux dont la ft])agode de Kaniskan fut la victime : Song Yun
nous apprend en etlet, au début du vi'' siècle, qu'elle avait déjà
été trois fois incendiée par le feu du ciel et chaque fois réédifiée.
Qu'était cependant devenue l'ancienne activité des ateliers gan-
dhariens? Qui étaient leurs artistes? A quoi ressemblaient leurs
œuvres? Autant de questions que nous ne pouvons guère pour
l'instant que soulever. Que l'art fût déjà en pleine décadence, on
n'en peut guère douter, ni que cette décadence lût irrémédiable;
''' Vaut-il la peine de noter ici que, déserteur, natif de Paris? Là où le luar-
d'après le même historien (xviii, 6), cliand ne passait plus, le coiidoltière
Sliapour (autrement dit Sapor) einplo- pénétrait encore,
yail comme espion un cavalier romain '' Cf. t. II, ji. 'iHJ-'iiy.
i, \ FIN DR L'I'GOLE. .-SSl
il se peut toutel'ois que toute fécondité artistique ne lût pas
morte, au moins dans les grands centres religieux. Apparemment,
dans le voisinage des sanctuaires en renom, quelques familles
d'artisans iudij'ènes trouvaient toujours de père en fils à gagner
leur vie et à entretenir un héréditaire talent : car rien ne nous
donne à penser que, comme au Tii)et. l'imagerie religieuse soit
jamais devenue dans l'Inde le monopole des moines. On ne com-
prendrait guère qu'une dévotion toujours ardente se fût unique-
ment contentée d'oflVandes d'oriflammes ou do fleurs. Bien
que les pèlerins chinois n en mentionnent guère d'autres, çà et là,
cependant, il est incidemment question dans leurs Mémoires
de commandes plus intéressantes. Song Yun fait édifier un slùpa
votif au lieu où l'on commémorait le rrdon du corps i5 à la li-
gresse : ce stûpa ne comportait-il pas à tout le moins une décora-
tion en mortier de chaux ? Un de ses compagnons, au moment
de leur séjour à Pêshawar, prélève sur ses fonds de voyage la
somme nécessaire pour faire exécuter ttpar un excellent artiste ii
des modèles réduits, en cuivre, de la ff pagode de Kaniskaii et
des quatre autres grands sanctuaires de l'Inde du NordO. Une
fois même il semble que les tardifs représentants de l'école
gandliàrienne ne se soient pas bornés à la reproduction stéréo-
typée des modèles traditionnels. Fa-hien affirme que, malgré tous
les essais qui en avaient été tentés, on n'avait jamais pu prendre
copie de l'ombre laissée par le Bienheureux dans la caverne de Na-
garahàra. Or parmi les sept statues du Buddha que Hiuan-tsang,
selon son biographe, aurait rapportées de l'Inde, figure justement
une copie de cette ombre; et cette composition, d'un genre loul
nouveau pour nous, aurait représenté le Buddha, tel l'archange saint
Michel, foulant aux pieds un dragon'^'. Si le fait est authentique,
''' Song Yun, tiad. Ed. Chavannes, ('' Fa-bien, trad. Legge, p. 39; trad.
dans /{.£. F. i'.-O. , III, p. 4is el 6a6- S. Beal, p. xxxv. — Biographie de
637. — Le musée de Pêshawar possède Hiuan-tsang, Irad. Stan. Julien, I , p. 298 :
plusieiii'sdecesmodèlesdes/w/Jflen méinl. Uad. S. Beal, p. 21/1.
:)S:> I.K V(»F.rTln\ DE L'KCOI.E DU GWDHARA.
il y aurait donc eu création diiii iiiotil' nouveau dans i'inlervalle des
deux voyages, c'est-à-dire au plus tôt dans le cours du v'= siècle.
Ce qui ferait donner créance à cette anecdote, c'est qu'il y est
question d'un motif de statuaire : au cas où quelque innovation
était encore possible; c'était dans cette direction. De bonne heure
il nous est apparu !'' que les images lurent l'article le plus long-
temps demandé et par suite exécuté au Gandhàra. A mesure que
le souci de la biographie du Maître cède le pas au culte idolàtrique.
du dieu, on voit les scènes légendaires disparaître de la décoration
des stupa, laquelle finit par ne plus compoi'ter que des aligne-
ments de statues. A cette évolution dans le choix des sujets paraît,
d'autre part, avoir correspondu une transformation parallèle
dans celui des matériaux habituellement employés. C'est durant
cette période que, pour les deux raisons que nous avons déjà
données'^), dut se généraliser l'usage du mortier de cbaux, ou
comme on dit communément, du stuc. Assurément ce procédé
décoratif n'est nullement inconnu à notre antiquité classique, ni à
la bonne époque de l'école du Gandhàra: mais jamais le bas prix
de la matière ne l'aura davantage recommandé à l'appauvrissement
graduel des donateurs, tandis ([ue la facilité relative de l'exécution
— peut-être aidée sur le tard par l'emploi des moules — n'aura
pu manquer de tenter l'habileté décroissante des artistes. Aussi y
a-t-il de fortes présomptions pour que, sur tous les monuments
tardifs du Nord-Ouest, la substitution des idoles aux scènes figurées
se soit accompagnée du remplacement de la sculpture sur pierre
par le modelage en stuc.
A ces questions, qu'aujourd'hui nous nous bornons à poser, des
fouilles bien faites répondront : déjà elles ont commencé à ré-
pondre. La lecture du rapport de Sir Aurel Stein sur ses fouilles
de Saliri-Bahlol en 191a montre tout ce qu'on peut attendre à ce
point de vue d'investigations conduites par un esprit et sous un œil
' CI. I. 11. p. 3'i5. — - Cf. I. I.,,. ,,,-.Mç|3.
LV FIN DE L'ÉCOLE. 583
avertis: rrAux deux sanctuaires C etD, nous dit-il, des statues et
bas-reliefs, appartenant à une époque où lliabileté et la tradition
de la meilleure période de l'art du Gandhàra étaient encore
vivantes, sont trouvés mélangés avec des sculptures d'un type in-
déniablement décadent. . . n Et, comme pour nous donner quel-
FiG. 5i'i. — PJNiiiKv, ÀJava (cf. p. 107, 118. 13(3. iSy. ôaS).
Coidiiir (l'eiilrn' ilii Ciiinli Mniiliil. Hauteur du persoiiymiri' : o m. 80.
ques lueurs sur les dates respectives de ces œuvres qu'un même
lieu rassemble et que plusieurs siècles séparent, et les monnaies
trouvées dans le tumulus C comprennent, à côté d'une pièce d'Azès,
à lair remarquablement neul', d'autres du type associé avec Vâsu-
dèva, le dernier monarque Kousban, et d'autres encore émises
par les derniers Iiido-Scythes(^). . . n En un mot, la décoration
" Cf M. .\. Steiv, 1. S. /.. ,1»».
Rep. l(jtl-l(jl-2, |). 100-101. — Il
faut eniftiiiliv |i:ii' les "(lei-iiifis Iiulo-
Scytbesi les trlalcr ludo ScylhiaiiSTi de
CuxNiNGHAM , auti'enieut dit les derniers
dvnastes Koiislums.
58/i L'I'VOF.IITION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
du sanctuaire dont les ruines ont été découvertes sous ce tertre
:.e serait poursuivie depuis le i'^"' siècle avant notre ère jusqu'au
V* siècle après.
Il y a lieu de croire qu'il en avait été de même un peu partout
où s'étendait le domaine propre de l'école. Assurément nous
n'oserions attribuer au iv'' ou au v'' siècle que les plus courtaudes
et les plus mal venues des idoles de pierre : mais rien n'empêclie
de faire descendre aussi bas des images de stuc qui soient d'une
exécution encore décente. Les rangées de Buddhas en mortier de
cliaux dégagées par le D"' D. B. Spooner sur le soubassement
du sli'ipa de Kaniska à Shâli-ji-kî-Dhèrî se laisseront vraisembla-
blement rapporter à une réfection du sanctuaire tombant dans
la période qui nous occupe. Et le cas de la fameuse pagode serait
loin d'être unique, d'après ce que nous savons déjà des fouilles de
Taxila. Celles-ci donnent décidément à penser que le modelage
aurait survécu au naufrage de la sculpture. Nous ne voyons aucune
raison pour en être surpris. Sans doute il faut toujours se méfier
des analogies : il en est pourtant une que nous ne pouvons nous
empêcher de noter au passage. Tandis que l'Inde contemporaine
compte peu de sculpteurs, elle est encore très riche, comme le
savent tous les touristes, en coroplastes de talent, qui se trans-
mettent de père en fils une vivacité de coup d'oeil et une dextérité
de mains remarquables'''. Ces dons naturels, qu'ils ont hérités de
leurs ancêtres, étaient sûrement déjà l'apanage des artistes du Nord-
Ouest. On se rappelle à quel point nous avons été frappés plus
haut'-' par le caractère tantôt idéal et tantôt réaliste ou même
caricatural, mais toujours vivant et savoureux, des têtes de chaux.
Pourquoi reculer devant les conclusions auxquelles, sur la foi des
dernières trouvailles, ces considérations nous invitent? N'hésitons
pas davantage à le déclarer ; alors que la sculpture sur pierre avait,
d'une façon générale, suivi l'exemple du monnayage, et sombré à
'■' Cf. I. II. p. i5n. — 1=) Cf. t. II. ],. iS. 9()-ioo, 3'i8.
LA FIN DE L'ÉCOLE. 585
son toui- dans la décadence, les ateliers gandhâriens auraient con-
servé jusqu'au bout une certaine maîtrise dans ces rudiments du
métier de sculpteur, que représenle j)ar définition le modelage.
Rien n'est, après tout, plus vraisemblable. Quand on songe que
l'art bouddbique, issu du Gandbàra, jetait alors tout son éclat
dans l'Inde comme dans la Haule-Asie. on s'expliquerait mal qu'il
KiG. 5iy. — HÀBiii, À Java (cf. p. 107, 118. 187, (jaSj.
Couloir d'entrée du Candi Mendut. Hauteur du personnage : o m. Si),
lût complètement éteint au centre de son rayonnement. Seulement
il convient de remarquer qu'en ce cas une question plus délicate
encore se greffe sur celle que nous venons de résoudre par TaHir-
mative. Du fait que l'école gréco-bouddbique aurait si tard gardé
quelque semblant d'activité, il s'ensuit en effet quelle était à son
tour exposée à subir l'influence des foyers artistiques qu'elle-uiême
avait contribué à allumer. Peut-on découvrir dans les œuvres gan-
dhariennes tardives quelque réaction pi'ovenant soit do la Sérinde,
586
r;KVOi,UTioN dk i;i-;c()Lk nu gandhara.
soit de la vallée du Gange? 11 y Faudra veiller; car déjà certains
indices le donnent à penser. Dès 1907-1908, le dégagement
de certains recoins inexplorés de Takht-î-Baliai a fourni au
D'' D. B. Spooner deux spécimens qui nous paraissent porter la
trace de ces contive-influences. L'un est le Buddha reproduit sur la
figure liSb. Son attitude, tout à fait insolite au Gandliàra, en fait
vraisemblablement le contemporain des nombreuses images de style
Gupta que ce fut la mode, à Bénarès (fig. 667) comme à AjantâO
et jusqu'à Java (tig. 568), d'asseoir ainsi à l'européenne. Dès lors
il faut admettre, du moins en principe, que cette stèle daterait au
plus tôt du IV'' siècle de notre ère, et par suite rien n'empêcherait, soit
dit en passant, de voir dans les deux assistants, au lieu d'Indra et de
Brahmâ, l'Avalokileçvara au lotus et le iVlaitrèya au vase (^'. De l'autre
spécimen t^) nous n'avons pas de reproduction : mais la description
qui nous est donnée de ce Buddha, modelé en argile sur une car-
casse composée de fascines de roseaux, suffit à trahir un procédé
jusqu'alors aussi inconnu dans le Penjâb qu'il était courant en
Asie centrale : cest donc du Turkestan qu'il a été apporté au Gan-
dhara. L'image en question peut être, il est vrai, encore posté-
rieure au \f siècle et remonter seulement à la restauration dont
les monuments gandhàriens furent un instant l'objet après leur
première ruine W . . . Car il est écrit qu'aucune vicissitude ne sera
épargnée à nos sculptui'es, ni aucune complication à notre sujet.
La première destruction. — Mais reprenons le fil des événe-
ments. SU est évident pour nous que l'école ne faisait au fond que
se survivre à elle-même, elle gardait encore au début du vi'' siècle
toutes les apparences de la vie : du moins aucune solution de
'■' Cf. y. A., jnuv.-fov. 1909, pi. IV.
'*' Cf. ci-dessus, t. II, p. 2 4o, 87 4 et
568 pour les étapes de cette identificalinn.
''* CL A. S. I.fAïui. Rep. lyuS-iyoy,
p. 43.
'*' C'est en tout cas cette dernière
date que nous inclinerions à attribuer
aux tètes d'argile, à l'aspect mougoloïde,
reproduites sur la ligure 3, p. 54, de
l'.-l.S. /., Ami. Hep. 1 yoS-}yo(j.
LA FIN DE L'ECOLE. 587
continuité ne se relève jusqu'ici dans son développement. Quand,
cent ans plus tard, le rideau se relève pour nous avec la relation
de Hiuan-tsang, le tableau est complètement changé. Le pays est
ruiné et presque dépeuplé; du peu d'habitants qui subsistent la
plupart ne sont, aux yeux du pieux pèlerin, que des «• hérétiques i\
Le Gandhâra n'est plus pour lui la seconde terre sainte : sa place
a été prise par le Màlva. Le Bouddhisme y a visiblement été sapé
FlG. 5 16-517. — TïPES DU RELIGIEUX BBAUMANIQUE ET EOUDDUIQUE , A JaV l
(cf. p. 258, 276, 618, 6a5).
Fragment Jes bas-reliefs ii" i ij et 1 18 de la première galerie ilii Bnro-Boudoiir.
O'iijirès des ^holographies du Major Van Eup.
dans toutes ses œuvres, vives ou inanimées. A peine reste-t-il quel-
ques fidèles de la Bonne Loi, et de rares moines. Les rc mille
monastères 11 de jadis sont presque tous déserts et leurs décombres
envahis par la bi'ousse; la plupart des s/M/^a aclièvent de crouler.
L'école est celle fois bel et bien détruite. Quel typhon a donc
passé?
Ce cataclysme a un nom dans l'histoire, et que nous connaissons
bien par le témoignage concordant des pèlerins chinois, dun na-
vigateur grec, des chroniques kaçmîi'ies, des inscriptions et (h's
r)88 l/KVOMITION DK L'Kf.OLE DU GANDTI\11\.
monnaies : il s'a|jpelait MiliirakulaC, surnommé parla tradition
indienne Trikoliliaii . le cr tueur de trente millions n d'hommes. Ce
n'était, même plus une sorte de Koushan, comme ce Kidâra qui
vers /i3o serait jiarti de Balkh pour recommencer nu Sud de
i'Hindon-Koush les conquêtes de kozoulo-Kadpliisès -' : ainsi que
son père Toramâna il appartenait à une autre tribu encore plus
barbare, celle dite des Heplithaliles ou Huns blancs. H était, assure-
t-on, beau de sa persomie, doué d'une grande bravoure naturelle,
de manières rudes mais franches, et, en dépit d'un caractère in-
traitable, capable parfois d'entendre raison : il ne lui manquait,
pour être un homme, que d'être accessible à la pitié. Ce fléau
exterminateur se serait même réclamé d'un dieu : comme jadis
Vima-Kadphisès , dit le Mâbéçvara, il aurait trouvé dans le terrible
Çiva une divinité à sa mode. C'est du moins ce que confirment
ses monnaies, et, à en croire certaines traditions brahmaniques, sa
sanglante carrière n'aurait été qu'une manière de culte perpétuel
rendu au principe destructeur de la ti'inilé hindoue. Car il s'est
trouvé des brahmanes pour accepter de sa main des dotations et
faire son apologie. Ils s'étaient même avisés, nous dit Kalhana,
d'une excuse admirable : c'est que, s'il n'avait aucune compassion
pour les autres, il n'en avait pas davantage pour lui-même. Et
en effet il aurait couronné sa carrière d'égorgeur par un féroce
suicide. Ce dernier trait relève un peu la figure, par ailleurs
assez banale, de cette copie d'Attila ou de ce modèle de Timour.
Ce qui nous intéresse surtout ici, c'est son éloignement pour le
Bouddhisme. La raison en est assez évidente : il y avait incompati-
bilité d'humeur. Toutefois la tradition bouddhique rapportée par
Hiuan-tsang croit devoir chercher l'origine de cette aversion dans
''' Gosmas abrège sou uom en Gollas; 1*^9^1 P- i85; Corimn Inscr. Lui.. III.
voir SoNG Ydn, p. 3oo; Hiuan-tsaxg, p. lo elsiiiv.: Ind. Anliq., XV, j). ai.ô
Rec, I,j). iti'y; Ràjatarahgini, I, 289 ('tsuiv.;etc.
et suiv. ; Gunnincham , Latcr Iiido-Sci/- ''' Ed. Chavannes, Toun^ Pan. mai
ihinns, ou ^^ Smith, CaUil. el J. A.S.B., 1907, |). 188.
LA FIN DE L'ECOLE.
589
mie sorte de parodie du Milinda-panha , d'autant que ce monstre
inhumain avait lait t;a capitale du Çàkaln do Ménaiidrc. Sa haine
de la Bonne Loi semble être d'ailleurs allée en s'exaspérant chez
lui avec l'âge et les malheurs qui, sur le tard, l'assaillirent. Quand
Song Yun arrive au Gandhàra, en 5âo, il y a déjà deux générations
que le pays est soumis aux tc<fui hephthalites. Le peuple souffre,
mécontent de son prince «qui est d'un naturel méchant et cruel,
qui fait mettre à mort beaucoup de gens et ne croit pas comme
Vu;. 5iS. — La visite d'Asita, ad Cambodge (cf. p. a58, ()i8, 627).
Fronton de liniitày-Chmttr (Sisopho7i).
l)";iprès uuc photogrnpliie du (ji^néral de lisTLié.
lui à la religion bouddhiques. Mais s'il et gémit n, c'est donc qu'il
existe, et ses sanctuaires sont encore debout. Quant à Mihirakula,
il est à ce moment engagé depuis trois ans dans une guerre contre
le Kaçmîi', et fort honteux de ne pas venir à bout de sa résistance.
Quelque quinze ans plus tard, après ses aventureuses expéditions,
ses revers et sa captivité dans l'Inde centrale, c'est au Kaçmir que,
roi dépossédé, il trouve un asile, et c'est de là qu'il sort afin de
tirer du Gandhàra, nous ne savons au juste pour quelle raison,
une effroyable vengeance. Il fit égorger, répète Hiuan-tsang, les
deux tiers des habitants, réduisit le reste en esclavage, et détruisit
590 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
stûpa et monastères bouddhiques, ften tout mille et six cents fon-
dations n.
La destruction définitive. — Ceci se passait entre 53o et 56o,
juste cent ans avant la venue du grand pèlerin, bien qu'à l'entendre
on croirait qu'il s'agît d'événements vieux de plusieurs siècles. Les
traces de cette dévastation étaient encore lisiblement écrites sur
la face désolée du pays. En vérité, si l'historien était, lui aussi,
sans pitié, il ne pourrait souhaiter dénouement plus sensationnel
ni plus décisif: c'est comme si toutes les précautions avaient été
prises pour que l'art gréco-bouddhique pérît à la fois dans son
œuvre, dans ses clients et jusque dans ses ouvriers. Cette fois,
nous pouvons être sûrs qu'il est mort: car une école d'art religieux
ne repousse pas aussi aisément que le figuier de la Bodhi, quand
une fois elle a vu ses racines coupées par la main sacrilège d'un
monarque impie (^). Aussi mettrions-nous le point final à ce chapitre,
si nous n'avions des raisons de croire que beaucoup des ruines que
nous fouillons ne sont pas restées exactement telles qu'elles étaient
au milieu du vi'' siècle. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de
poursuivre la biographie de l'école : elle est décédée ; mais nous
ne pouvons nous désintéresser des vicissitudes qu'ont pu encore
subir ses restes. C'est en ce sens que son histoire réclame un post-
scriptum.
Laissons en elfet passer un siècle et revenons au Gandhàra avec
le pèlerin Wou-k'ong en l'an 763. Le pays commence à se remettre
après deux cents ans du coup que lui avait porté Mihirakula et qui
lui eût été mortel, si les peuples pouvaient mourir. La dynastie
turque régnante, qui n'avait pas tardé à remplacer les Hephthalites
(vers 5G5), avait été déjà trouvée par Hiuan-tsang convertie au
Bouddhisme. Ce beau zèle n'a fait que s'accroître : le khan, la khà-
toûn, leurs fils, les ministres rivalisent de fondations pieuses. Or,
'■' Cf. l'histoire de Çaçànka dans Hioan-tsang , Bec. , II , p. 1 1 8 ; Travels, II , p. 11 5.
LA FIN DE L'ÉCOLE. 591
ces rois, nous les connaissons d'autre part : ce sont ceux qu'Albi-
roùni appelle les Shâhis de Kaboul, et la clironique kaçmîrie les
Gâhiyas'^l Ils prétendaient descendre directement de kaiiiska —
à peu près comme nos Capétiens se réclamaient de Pharamond,
à deux ou trois accrocs près dans la lignée — et continuaient à
porter le vieux titre iranien de ftsliàlm. Mais leurs jours étaient
comptés, et l'arrivée des Musulmans allait achever d'abolir au Gan-
dhâra jusqu'au souvenir du Bouddhisme. En 870, Kaboul est pris
par les Arabes : la capitale doit être transportée vers la frontière
orientale, à Udabhànda sur l'Indus. En même temps l'ébranlement
du royaume jette bas la dynastie. Le dernier roi turc, Laga-Toùr-
màn, est détrôné par son ministre, un brahmane de caste, le pre-
mier des ttShàliisn hindous. Pendant plus d'un siècle, ceux-ci
tiennent vaillamment tète à l'invasion musulmane. Quand enfin
Trilocanapàla succombe en 1021 sous les coups de Mahmoud de
Ghazni, et que sa maison est détruite de fond en comble, Albiroùni
ne peut s'empêcher de rendre hommage au noble courage des
vaincus. Avec eux finissaient les dernières manifestations de l'art
religieux de llnde sur la rive droite de l'Indus.
Est-ce à dire qu'après la bourrasque de Mihirakula l'art gréco-
bouddhique y ait connu, aux vui'" et ix" siècles, une sorte de renais-
sance ? Nous ne le pensons pas. Ce n'est pas sur des khàns
turcs que nous pouvons compter pour rallumer au Gandhàra le
flambeau éteint de l'hellénisme. Aussi bien nous avons vu que dès
le V'-' siècle, si l'école continue encore à accomplir machinalement
les mêmes gestes, en fait elle n'a plus aucune vitalité. Tels ces guer-
riers des contes dont tout le sang a déjà fui par leurs blessures et
qui ne s'aperçoivent qu'ils sont morts qu'en délaçant leurs cuirasses,
il suflit que son œuvre soit détruite pour révéler son incapacité de
recommencer jamais rien de pareil. Mais d'autre part il est impossi-
ble de ne pas tenir compte du fait que Hiuan-tsang signale encore
<'' A. Stein. Zur Gfschie/ilc lier Çiihls .StuUffart, iSgS), e( Irad. de la Hdjula-
von Kdbiil (Festgruss an IL von Roth, ;(//(^'/h(', nolft J , |i. o3tJ.
59l> L'EVOLUTION DE L'ECOLE DU GAINDHAR\.
quelques couvents échappés au naufrage, où un culte continuait
d'être ofTert, et que Wou-k'ong cite plusieurs fondations nouvelles.
11 y a tout lieu de croire que ces prétendues fondations n'étaient
que dos reprises en sous-œuvre, des restaurations plutôt que des
réédifications des anciens monastères détruits. Il est également des
plus probables que ce genre de travaux ne fut entrepris que dans
le voisinage des grosses agglomérations urbaines, où le besoin de
relever les couvents se fit le plus vite sentir et où les moyens de le
faire furent le plus vite réunis (^'. 11 n'importe pas moins de prendre
garde que nous ne pouvons jamais savoir d'avance si tel tertre —
même parmi les rares sites qui aient été respectés jusqu'ici —
recouvre une ruine du premier ou du second degré, en d'autres
termes si celle-ci nous est parvenue dans l'état où Mihirakula l'a
mise et où Hiuan-tsang l'a vue, ou si elle a été recommencée sur
nouveaux frais par Mahmoud de Ghazni.
Les doubles ruines. — Depuis que les fouilles sont enfin scienti-
fiquement conduites, tout ceci a cessé d'être une pure vue de l'es-
prit . et le premier rapport de Sir Aurel Stein nous a apporté sur
ce point les précisions attendues. Nous tenons à présent la preuve
matérielle que, comme le suggéraient les documents écrits, une
partie des anciens sanctuaires gandhâriens ont été réoccupés et au
moins partiellement restaurés par les fidèles du vn° au x^ siècle.
Les excavations de 1912,3 Sahri-Bahlol. ont mis une fois de plus
au jour «nombre de ces petites plateformes, ordinairement carrées
et décorées en stuc, qui servaient de bases à des stupa et des viluh^a
isolés, et qui jadis s'entassaient à l'intérieur de toutes les places
saintes Ph or dans les deux terties (J et D (cf. fig. ^86) plusieurs
de ces plateformes avaient vW' utilisées, longtemps après leur
'"' Cf. ci-dessus, t. II, [). 556. Sir Auiel l'-lre le plus longtemps en existence: il
Stein remarque incidemment que le cou- aurait été occupé jusqu'au x' siècle. .111-
vent E. de Sahri-Bahlol, le plus proche tant dire jusqu'à l'invasion nuisulniaric
de la bourgade, est aussi celui qui dut '' Cf. t. I, p. 177.
î:
LA FIN DE r;Ér,OLE. 593
destruction, comme place de dépôt pour des statues et des bas-
reliefs de toute espèce. Un fait significatif, c'est qu'en certains cas
les sculptures ainsi dressées autour de la hase cachaient derrière
elles une frise en stuc très endommagée et manifestement beaucoup
plus ancienne. Mais il est encore plus intéressant de remarcnier
que , parmi les statues ainsi rangées et pour la plupart d'apparence
tardive, il y en avait quelques-unes qui devaient avoir perdu leur
i
^^S^^ «tel
'-fT'
7l
m:s
i n f\ m
FiG. 5 19. — Religieux bbahmi.mqdes, au Cambodge (cf. p. 268, 618).
Première enceinte d'Angkor-Vat, galerie' Sud , aile Ouest.
D'après unp phofographif Je Cb. CiBPBADX.
piédestal ou subi quelque autre dommage longtemps avant d'avoir
été redressées. Il est clair que les fidèles, qui ont sur le tard uti-
lisé ces bases de slûpa en ruines d'une manière qui ne répondait
nullement aux intentions des donateurs originaux, doivent avoir
l'ait collection non seulement d'images du genre de celles que les
artistes de leur temps pouvaient encore produire, mais aussi de
débris de sculptures de date plus ancienne, recueillis dans les
portions déjà ruinées de ce sanctuaire ou de ceux du voisinage.
Par le fait, les statues incomplètes qui ont été ainsi découvertes
GASDIIÀIIA. - ]l. 38
Mi:nic NATio^Ai.r.
59/1 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
montraient souvent une facture distinctement supérieure. Et il
n'est pas davantage possible d'expliquer autrement que des frag-
ments d'images colossales aient été trouvés à diverses reprises
parmi ces dépôts W. . . n.
Le cas est typique, mais nullement isolé: aux archéologues de
se tenir désormais sur leurs gardes. Après le passage des iconoclastes
hephthalites et avant la venue des Musulmans, entre le vu'= et le
x*^ siècle, des mains pieuses ont travaillé dans les ruines gandhâ-
riennes, relevé les statues mutilées, rassemblé les fragments de
bas-reliefs, et tant bien que mal restauré les anciens sanctuaires.
Reste maintenant à savoir si, au cours de ces restaurations, ils
n'ont rien ajouté de leur cru. Dans le cas présent, nous inclinerions
à penser qu'ils se sont bornés à refaire ainsi, uniquement à l'aide
des débris ramassés sur place, des sortes de sanctuaires de fortune.
Si mince est la couche des déblais, que Sir Aurel Stein s'est même
demandé si l'on ne s'était pas borné à reconstruire pour les desser-
vants des monastères de bois''). Mais il serait évidemment téméraire
d'ériger des cas particuliers en règle générale. Ce qui a pu se
faire aux abords d'un village ne devait pas être de mise dans la
banlieue d'une grande ville comme Pèshawar. Aux environs même
de Sahri-Bahlol tout peut dépendre, selon les tertres, de l'élat où
se trouvait le monument ou de la générosité d'un donateur occa-
sionnel. Enfin, et surtout, il serait vain de vouloir résoudre a priori
des questions de fait dont la solution ne manquera pas d'être
apportée par les fouilles. Remarquez en effet que ce sont les
couvents des plaines qui, à notre connaissance, ont été ainsi re-
maniés. Dans les replis des montagnes limitrophes du Gandhâra
reposent probablement encore des ruines que, depuis le vf siècle,
la dépopulation du pays a dû garantir non seulement contre le fa-
natisme des Musulmans, mais encore contre la dévotion des derniers
Bouddhistes de la contrée. Leur déblaiement nous apprendra, par
''' (il. I..S. /., lllll. Itl'll. l(jl!-l->, |). 101. '' 11)1(1.. [). 1011.
LA FIN DE L'ÉCOLE. 5D5
une sorte de contre-épreuve, à quel mouient il faut tirer la lijjiie.
Nous dirons seulement que les présomptions sont pour que toute
œuvre de style proprement gréco-bouddhique, si décadente soit-
elle, doive être antérieure au vu'' siècle. Aux siècles suivants nous
n'oserions pour l'instant attribuer que deux sortes de sculptures.
FiG. 5aO. — TviMi Oli BnAHMANE. AU CAMBODGE ( cl. p. 258, (il 8 ).
Sema [borne de temple) troufé à Phnom-DH [Siem-Réàp)
D'après uue pliolograpliie de M. J. CoMMâiLLE.
déjà discernées par l'œil pénétrant de Sir Aurel Stein. Ce sont
d'abord celles qui (telle la déesse reproduite sur la figure ^187)
se trouvent, dit-il, tt occasionnellement et dont, si on les rencon-
trait ailleurs, on aurait pu douter qu'elles appartinssent à la période
bouddhique du Gandharan. Ce sont ensuite celles qui trsont évi-
demment hindoues vi et ont d'ailleurs été trouvées en compagnie
de monnaies des Shàhis liiudous. En résumé, l'arrivée de Mahmoud
38.
596 L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
de Gliazni n'aurait fait que resceller dans sa tombe le vieil art
indo-grec, déjà mort depuis quatre siècles.
Cette fois, c'est fini : et désormais l'on pourrait reprendre au
compte de l'école gréco-bouddhique l'exclamation que pousse Ka-
Ihana (') à propos de la dernière dynastie gandhàrienne : trA-t-elle
jamais existé ?n Certes le pays connaîtra encore bien des calamités
et verra passer bien des conquérants : après les Perses, les Grecs,
les Scythes, les Parlhes, les Yue-tche, les Huns, les Turcs et les
Arabes, ce sera le tour des hordes de Mohamed Ghori (i lyô),
de Timour (i 898-9), de Baber (i5o5), de Nadir Shah (i^SS),
d'Ahmed Shah et des Afghans Dourràni. Mais au point où en étaient
ses ruines, elles n'avaient plus rien à redouter de ces périodiques
dévastations. On peut même dire que l'incurie musulmane les
aidait plutôt à se conserver sous leur couche protectrice de terre ;
c'est tout au plus si la paresse indigène trouvait son compte à en
exploiter quelques-unes comme carrière pour les matériaux de
construction. L'amour du gain ne fut même pas assez fort pour les
déterminer à fouiller tous les stupa qui jalonnaient la grand'route,
et ils en laissèrent encore beaucoup à violer à l'indiscrète curiosité
des premiers Européens survenus au commencement du xix'' siècle
avec les Sikhs. En fait le déplorable vandalisme qui a achevé de
bouleverser la plupart des ruines du pays et qui a causé tant de
pertes irréparables à la science archéologique date, dans une
large mesure, de l'annexion du Penjàb par l'Administration bri-
tannique, en 18/18-/19. Mais la suite est une histoire que nous
avons déjà contée'^).
(')
Rdjataranghù , vu, 69. — '•' T. I, p. i3 el siiiv.
INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA. 597
CHAPITRE XVII.
INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
Nous avons exposé la conception, sur bien des points encore
toute provisoire, que nous pouvons nous faire de l'évolution de
l'école du Gandhàra. Nous l'avons vue naître de la rencontre inat-
tendue et passagère du Bouddhisme et de l'Hellénisme, et faire ses
premiers pas dès le i" siècle avant Jésus-Christ. Le i''"' siècle de notre
ère nous a paru réaliser la plus heureuse synthèse des deux facteurs
composants, le grec et l'indien, et marquer du même coup le plus
haut point d'originalité et d'excellence auquel cet art soit parvenu.
A partir du if siècle, la balance penche du côté de l'élément indi-
gène, et cette rupture d'équilibre est le prélude d'une décadence
qui, nettement commencée dès le m", traîna encore deux ou trois
cents ans. Mais l'histoire de l'école du Gandhàra ne tient pas tout
entière dans ses destinées locales. De très bonne heure — en fait,
dès le n*" siècle — alors qu'elle était encore dans toute sa vitalité,
elle a commencé d'agir bien au delà des étroites limites de son
pays natal. Nous ne pouvons passer sous silence rinlhience qu'ont
exercée ses œuvres tant sur le reste de l'Inde que sur l'Extrême-
Orient. Bien entendu , il n'est pas question d'entreprendre à ce
propos une histoire, même abrégée, de l'art bouddhique dans les
diverses contrées de l'Asie: mais nous devons, conformément au
titre même de cet ouvrage, donner un aperçu de la propagation
de l'influence classique, à la faveur et par l'intermédiaire de l'art
gréco-bouddhique, dune part jusqu'au Japon et de l'autre jusqu'à
Java.
A première vue, ce mouvement peut sembler n'être que le
prolongement direct de celui qui avait déjà apporté les procédés
hellénistiques jusque dans le Nord-Ouest de l'Inde. D'un même
irrésistible élan, l'influence ai'tislique, grecque en son essence, de
598 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
lEnipire romain se serait répandue jusqu'aux deux extrémités de
l'ancien monde, de l'Atlantique au Pacifique. L'introduction des
idoles gréco-bouddliiques au Japon ne serait plus que le pendant
de celle de notre mythologie classique à Thulè. Bien mieux, le
parallélisme des résultats s'éclairerait encore par celui des
moyens : car ce sont toujours les grandes routes commerciales
([n'empruntent ces disséminations artistiques, et les deux voies prin-
cipales, l'une terrestre et l'autre maritime, qui mènent de l'Inde
en Extrême-Orient, ne font, elles anssi, que prolonger celles qui,
par terre et par mer, conduisent d'Europe dans l'Inde. Certes,
nous ne contestons ])as qu'à contempler les choses de haut, il n'y ait
beaucoup de vrai au fond de ces vastes perspectives*') : mais dès
qu'on y regarde de près, comme c'est l'instant de le faire ici, le
détail des faits se complique. L'expansion de l'art gréco-bouddliique
ne se poursuit pas exactement suivant les mêmes lignes que celle
de l'art gréco-romain : la première se sert d'un moyen de plus,
mais en revanche a perdu quelques-unes des ressources dont dis-
posait la seconde.
Le facteur nouveau est la formidable impulsion qu'a communi-
quée à l'école le succès de la Bonne Loi dans tout l'Orient de
l'Asie. L'influence artistique n'est plus, de ce point de vue, qu'une
branche de la propagande bouddhique :les doctrines, les livres, les
images marchent de front à la conquête de l'Univers. Au début,
l'art hellénistique n'avait pas seulement pénétré au Gandhàra par
les voies commerciales: il y était lui-même un article de commerce,
soumis aux lois de l'offre et de la demande. Les circonstances spé-
ciales que nous avons dites ont seules assuré son extraordinaire
réussite. Mais à présent la victoire est gagnée pour lui : une
auréole de sainteté environne désormais toutes ses œuvres gan-
dhâriennes, devenues non moins sacrées que le texte des écritures;
et le voici qui repart, véhiculé en pompe dans le char de la religion.
'' Nous V reviendrons ci-dessous, daus le S in de nos Conclusions.
INFLUENCE DE L'ECOLE DU GANDHARA.
599
On ne saurait exagérer l'importance des forces nouvelles qui
agissent ainsi en faveur de son expansion, et la place privilégiée
qu'elles vont lui assurer sur le continent comme dans les îles.
Indien ou chinois, indo-cliinois ou sérindien, il n'est plus désor-
mais de peuple qui ne doive travailler à sa gloire et mettre tout ce
qu'il a de talent à son service. Nous ne venons pas prétendre que
l'art bouddhique soit tout l'art de l'Asie : du moins ne le cède-t-ij
FiG. Sai. — BuDDiiAS ASSIS svn le Nàoa, au Cambodge (cf. p. O28, G8'i, liSi),
Sldlucs de Baiilny-Climar (Sisoplion).
D'après une phologi'apbie du général oe Betlib.
:o.'l).
en rien, pour ce qui est du nombre et de la variété des écoles,
à notre art chrétien d'Europe.
Mais si cet éclatant triomphe est fait pour réjouir les adeptes
de la lionne Loi, il ne peut dissimuler à nos yeux l'aggravation
croissante du caractère exotique de cet art. A mesure qu'il s'avan-
cera vers l'Orient, il s'orientalisera davantage et, à chaque étape,
diminueront les vestiges de cette influence classique que nous avons
pris à tâche de suivre. A cet affaiblissement progressif de l'élément
occidental, nous apercevons tout de suite une première cause.
600 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDIIARA.
Prenant I« (iandliara comme Irenipliii, l'arl gréco-romain a |)ii
rebondir jusqu'aux bornes du vieux monde, mais ce n'est qu'un
rebondissement. La balle a toucbé terre, elle n'arrive plus de
plein fouet. C'était de l'art hellénistique que l'Inde du Nord-Ouest
avait importé : c'est de l'art gréco-bouddin'que qu'elle réexporte,
et il n'y a pas que le nom qui ait cbangé. Puis les conditions de
cette diiïusion ne sont pins celles que nous avons vues jusqu'ici
à l'œuvre. Nous n'avons pu expliquer la création locale de l'école
gandhàrienne qu'à l'aide d'un alllux d'artistes hellénisants, pro-
longé par grâce spéciale pendant près de trois siècles. Désormais,
nous ne rencontrerons plus guère de ces artistes itinérants, mais
surtout des pèlerins et des moines missionnaires, colportant des
objets de piété pêle-mêle avec des textes. Sans doute les zélateurs
de Chine ou d'Insulinde ont voulu remonter à la source : mais
pour eux cette source n'est plus l'Orient hellénisé. Conformément
au procédé traditionnel des boutures empruntées à l'arbre de
la Bodhi, ils ont désiré, selon une curieuse formule, «obtenir un
maître qui, rameau de la doctrine du Buddha, devînt la racine
de la secte dans leur paysWn : mais qu'il s'agît d'un docteur de la
loi, d'un traducteur de textes ou d'un ouvrier d'images, c'était
naturellement vers l'Inde qu'ils se tournaient.
On le voit, les causes agissantes ne sont plus celles que nous
exposions au début du précédent chapitre et, par suite, nous ne
saurions nous attendre à enregistrer les mêmes résultats. D'inlluence
hellénistique en Extrême-Orient, il ne peut en être question que
de façon indirecte et, pour ainsi dire, au second degré, par
l'intermédiaire de l'art gréco-bouddhique. Cette entremise même
s'exerce, semble-t-il, autant par un apport de modèles gandhâriens
— les plus transj)ortables étant les copies peintes — que par l'in-
troduction de praticiens capables de les répéter. Il en résulte immé-
diatement cette conséquence que, pour éviter tout malentendu,
"' li.hJ. F. /i'.-a,lX,4,p. 799.
L'INFLUENCE DANS L'INDE. 601
il sied de proclamer dès le début : l'art de l'Inde médiévale et de
l'Extrêine-Orient n'est pas, par rapporta l'école du Gandhàra,
dans l'état de dépendance où se montre celle-ci par rapport à l'art
gréco-romain. Sur les bords de l'iiidus, la virtuosité hellénistique
a pu, par une exception unique, remplacer complètement l'an-
cienne technique indienne et éliminer au profit de ses expertes
créations les procédés indigènes. Une substitution aussi entière ne
devait plus se l'eproduire autre part. Le rayonnement de l'hellé-
nisme, si loin de sa source d'émission et déjà tamisé par l'écran
bouddhique, n'était plus assez fort pour renouveler cet exploit, en
soi peu souhaitable. Il fit mieux. Là où un art national existait déjà,
il se borna à l'enrichir d'une branche nouvelle; là où il n'existait
pas encore, il encouragea sa naissance. Loin de faire la loi , c'est lui
à présent qui la subit; au lieu de s'imposer aux peuples, il s'adapte
à leur goût, et son premier soin en tout lieu est de revêtir la cou-
leui' locale. Mais ces réserves faites (et l'on n'en saurait concevoir
de plus complètes), il n'en reste pas moins ceci : la propagande
l)0uddhique a partout apporté avec elle des types de statues, des
sujets légendaires, des motifs décoratifs; or ces motifs, ces sujets,
ces types sont l'œuvre de l'école gandhârienne; et par suite, en
même temps que ces modèles, n'ont pu manquer de s'insinuer
jusqu'aux confins de l'Asie quelques symptômes de cette iniluence
classique dont ils étaient tout pénétrés. C'est là du moins ce que
nous croyons pouvoir démontrer aux incrédules, de quelque coté
(]n'il s'en trouve, en Europe ou en Asie, si tant est qu'il en reste
encore aujourd'hui.
§ I. L'iNFLUflNCE DANS l.'IiNDE.
11 est deux choses qu'il ne faut pas se lasser de répéter. C'est
l'iiliord que l'Inde est grande, beaucoup plus grande que l'échelle
linaire de nos cartes ne le donne à penser. C'est ensuite que le
(iaiidhâra occupait une position tout à fait excentrique dans la vaste
péninsule. Or, de tout temps, et l'Inde du Nordii — autrement dit.
602 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
le Penjâb — a été la moins indienne des «cinq Indes «. Comment
en aurait-il été autrement, alors que son sol, forcément le plus
exposé aux invasions et le plus longtemps soumis aux dominations
étrangères, avait été si souvent pétri et repétri dans le sang mêlé
de tant de races? Les modes et les goûts, les coutumes et les idées
y avaient, par rapport à ce que les Hindous orthodoxes appelaient
le ftpays du milieu n, un air que nous qualifierions d'occidental. On
a pu, non sans apparence de raison, opposer le Bouddhisme du
bassin de l'Indus à celui du bassin du GangeW: il est certain que
la ferveur des zélateurs y avait pris une attitude quasi particula-
riste, en faisant des cquali'c grands pèlerinages n du Bodhisatlva
une sorte de concurrence h ceux du Buddha. Dans le même ordre
d'idées, l'art gandliàrien n'est — tout comme lalphabet appelé
kliaroslfu — qu'un cas spécial de ce perpétuel contraste entre le
Penjàb et le bas pays. Aujourd'hui encore, pour qui descend du
Nord-Ouest, Pèshawar, Lahore, Dehli sont à peine des villes in-
diennes. C'est seulement en arrivant à Malhurâ que, sur ses quais
fréquentés par les tortues sacrées de la Yamunâ et dans ses temples
hantés de singes, on a vraiment le sentiment de respirer l'atmo-
sphère hindoue. Or, lisez attentivement la relation de Fa-hien: il
vous apparaîtra clairement que son impression fut toute pareille.
De son temps, l'Inde géographique commençait à l'Hindou-koush :
pourtant ce n'est qu'à Mo-tou-lo qu'il suspend son récit pour faire
un tableau des mœurs sociales et religieuses du Tien-tchou. Nous
croyons volontiers qu'il en était de même dès avant notre ère : et c'est
aussi pourquoi la «Mathurâ des dieux n des géographes grecs est le
premier terrain commun sur lequel nous rencontrions côte à côte les
productions des écoles de l'Inde du Nord-Ouest et de l'Inde centrale.
Mathurà. — En ce qui concerne la lamentable histoire et le
résultat étrangement dispersé des fouilles désordonnées dont ce coin
'■' S. Beal, s. B. E., \1X, p. x; cf. ci-dessus, t. II. p. /Ii6 /117.
L'INFLUENCE DANS L'INDE. 603
de terre a été l'objet depuis t83(), nous sommes heureux de pouvoir
renvoyer le lecteur à la belle étude de M. J. Ph. Vogel et à son
excellent catalogue du musée de Malburâ^''. Quand le catalogue du
musée de Lakbnau sera venu s'y joindre, on n'aura plus besoi»
d'entreprendre le voyage de l'Inde pour se faire une idée exacte de
la sculpture du haut bassin du Gange entre le ii" siècle avant Jésus-
FiG. 5a2. — Lii Retour de Cuasdaka et he Kantuaki, au Caiipa (cf. lig. .un el y. (iaS '.
Fragment du piédestal de la tour princiipale de Dong-Duong {Aiinaiii).
D^1pl■^*i unp photographie de Ch. Carpeadx.
Cin'ist et le vi*' après. Les quelques spécimens que nous avons
reproduits d'après nos photographies (-' en donnent un aperçu
suffisant pour notre objet. L'examen des motifs décoratifs et des
scènes légeudaires nous a depuis longtemps suggéré — et nous
avons eu la vive satisfaction de voir cette théorie adoptée par
M. J. Ph. Vogel — que la ville de Mathurà avait été la première
étape de l'influence gréco-bouddhique dans l'Inde'^). Elle le doit
'"' J. Ph. \or,EL, Tlie Mathurd Sclinol
of Sculpture, dans A. S, I., Ami. Rep.
igo6-j et i()or)-io; Catalogue nf thr
archœologiral Muséum al Mathurà (Alla-
liiibàd, 1910).
<'' Cf. (1^.9:5-94, 28a,/i89-497,5.5o-
553,579,587.
<'' Cf.'t. I,p. 222 et 6i5.— Nous ne
parlons pas ici de Taksaçilà, (jui rentre
dans l'école indo-grecque, ni du Kaçmîr
60/) INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
tout d'abord à sa situation sur la grand'route qui y descendait du
Gaiidhâra, en contournant les parties déjà désertiques de l'tclnde
occidentale fl, et là s'embranchait d'une part sur Bénarès et Pâtali-
putra (Fatna),de l'autre sur Ujjayinî (Oujjaïn) et Barygaza (Broach).
Mais à côté de cette raison géograpliique, il y en avait de poli-
tiques. Eu même temps que Puskaràvati, Mathurâ appartenait à
la portion indienne de l'empire des Kusanas. Auparavant elle était
déjà gouvernée, ne l'oublions pas, par des satrapes parthes dépen-
dant également d'un suzerain du Nord-Ouest ('). Elle a fait partie
des conquêtes passagères, sinon de Dèmètrios et d'Eukratidès, du
moins d'Apollodotos et de Ménandre. D'une façon générale on peut
dire que la capitale des Çùrasênas, placée à la frontière du Madhya-
dèça, a subi à peu près les mêmes vicissitudes que l'Inde du Nord;
on ne s'étonnera donc pas que les destinées de son école dart
soient aussi intimement liées à celles de l'école gandhârienne.
Si l'on nous demandait de les retracer brièvement et de classer
chronologiquement les spécimens publiés ici-même, le premier
point sur lequel nous voudrions insister est l'existence à Mathurâ
de monuments appartenant à l'ancienne école indienne. Les \aksi-
nîs des figures li-j-2 et ûyS, surtout si l'on y joint les scènes de
jA/rt/i-rt sculptées au revers despihers contre lesquels elles s'adossent,
montrent ce que l'art de Barhut était devenu sur les bords de la
Yamunâ'^'. Ces spécimens prouvent du même coup qu'en s'y intro-
duisant, l'influence gréco-bouddhique y a trouvé en pleine activité
des ateliers indigènes. Aussi distinguerions-nous volontiers deux
périodes successives dans ses manifestations. La première aurait vu
naître, d'une part, les œuvres qui, clairement hellénisantes, conti-
nuent à faire preuve de quelque liberté d'interprétation, telles
que les groupes bacliiques de Pàncika (fig. ^92) ou l'Héraklès au
où, faute de fouilles, lecole n'est encore '-' Cf. J. Pli. \oGt,L,A.S.I., Ann. Rep.
représentée que par une unique statue igo6-j, pi. LI, et tgog-io, pi. XXVI.
tardive (fig. 488). — Pour le caractère assez Licencieux de
''' Cf. le fameux chapiteau aux Lions cet art, "voir les références données ci-
dc Malliurà. dessus, t. I, p. a48.
L'INFLUENCE DANS L'INDE. 605
lion de Némée, qui n'est qu'un travestissement classique de Krisna ,
et, d'autre part, les premiers modèles de ces Buddhas et Bodhi-
sattvas dont le type témoigne encore d'une certaine initiative locale
FiG. oa3. — Les quatre grands miracles, en Sérinde (cf. p. 602).
Peinture des grottes de Qijzyl, près de Koutcha.
D'après A. Growkdel, Altb. fiulls. Tiirk., lig. 383.
(fig. kf^-j et 55o). Cette phase tant soit peu originale peut remonter
jusqu'à la domination parthe et s'est prolongée sous les premiers
Kusanas, alors que l'école indo-grecque élaborait son répertoire,
et n'agissait à distance que par voie de suggestion. Quand une
606 INFLUENCE DE L'ECOLE DU GANDHARA.
fois le répertoire gréco-boiuldhique a été définitivement fixé et s'est
propagé vers l'Inde centrale, à partir des règnes de Hiiviska et
de Vâsudêva, il commande l'imitation, et nous n'avons plus guère
alîaire qu'à des répliques serviles. Si l'on veut se rendre compte de
la façon quasi mécanique dont les artistes du cru ont imité les
motifs gandluîriens, il suffit de se reporter soit aux épisodes de la
Nativité, delà Tentation, de la Première Prédication, de la Visite
d'Indra, de la Descente du ciel, etc., qui décorent le pourtour de
tel petit tambour de sldpa''^'i, copie dégradée de celui de Sikri —
soit ici même aux scènes de la Première Méditation (fig. ^89) ou
du Pari-nirvana (fig. 282). A chaque foison reconnaîtra, mais
traités de façon beaucoup plus sèche et maladroite, l'ensemble
comme les détails de la composition gréco-bouddhique. Les Buddhas
eux-mêmes reproduisent à présent le prototype gandhàrien, seule-
ment plus figé dans sa convention (fig. 55 2-553); et c'est de ce
modèle que descendent directement ceux qui plus tard honorent
l'époque des Guptas et dont nul ne songe plus à contester la
valeur artistique (fig. SS^). Enfin il est assurément curieux de
devoir noter avec M. J. Ph. Vogel que « l'activité des sculpteurs
de Mathurâ cesse avec le vi^ siècle n, c'est-à-dire juste au moment
où l'école du Gandhâra vient d'être détruite. L'état de dévastation
des monuments déblayés confirme que l'école de Mathurâ a,
elle aussi, reçu le coup mortel de l'invasion hephthalite.
Mais ni ce parallélisme, ni ces analogies ne constituent le prin-
cipal intérêt que ladite école présente pour notre thèse : intérêt à
nos yeux si considérable que, si elle n'existait pas, il eût fallu l'in-
venter. Pour faire ressortir le caractère exceptionnel de l'art gan-
dhàrien, nous aurions dû en efl'et tâcher de reconstituer par la
pensée comment les choses se seraient passées en un pays foncière-
ment indien et qui n'aurait subi que de loin l'influence classique.
''' V. Smith, ,/fl/)i Slùpaaiid ollicr Anti- i. Plj. Vogel, A. S. I., Aiui.Rep. iqu6-j,
quities oj Mathurâ (Ailahabàd, 1901); p. 101, et B. E. F. E.-O., VIII, 1908,
J.A., sept.-ocl. 1908, p. SaS, n. 1; p. dga-Soo.
L'INFLUENCE DANS L'INDE. 607
A cette construction trop théorique et qui fût forcément restée peu
convaincante, il est heureusement inutile de nous h'vrer, et infini-
ment avantageux de substituer un exemple concret. Ce qui serait
advenu au Gandhàra, n'étaient sa situation sur les confins de l'Inde
et la longue préparation que lui valut un siècle continu de domi-
nation grecque, c'est justement ce qui s'est passé à Mathurâ même.
Chez lui, comme chez elle, dans la couche la plus ancienne des
V
FiG. 5ai. — AIasqde grotesque, en Sébinde (cl. p. ly, 053).
Muséum Jiir Vôlherkunde , Berlin. Hauteur: o m. 23.
D'après A. Gri'nwedel, IiUhiUchari, pi. XIII, 5.
ruines bouddhiques, nous aurions exhumé des vestiges importants
de l'ancienne école indienne; chez lui, comme chez elle, nous
aurions vu persister, à travers la période gréco-bouddhique,
parmi d'évidentes et classiques nouveautés, des traditions et des
procédés hérités du vieux style indigène; chez lui, comme chez
elle, nous aurions déjà trouvé, à côté des fondations bouddhiques,
des sanctuaires brahmaniques et jainas. C'est justement l'absence
de ces trois choses qui caractérise le cas exceptionnel de l'école du
608 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU 0 VNDHÀRA.
Gandlicira, et nous a permis de professer au sujet de ses origiuts
(les opinions si catégoriques. Dans l'hypothèse où nous ne connaî-
trions l'influence classique dans l'Inde qu'à travers Mafhurâ, nous
en serions encore à hésiter sur son compte. La question continue-
rait à se poser avec vraisemblance de savoir si elle ne s'est pas
plutôt exercée à travers des modèles que par l'intermédiaire
d'artistes, ou encore si le développement de l'école, bien ([ue
brusquement enrichi à un moment donné par cet apport étranger,
ne s'est pas accompli selon des lois normales'''. En d'autres termes,
toutes les théories que nous avons écartées à propos de l'école du
Gandhàra peuvent légitimement se soutenir à propos de celle de
Matliurà. Mais pour quiconque a devant les yeux le contraste (jue
présentent leurs œuvres respectives, il n'y a pas de meilleure
preuve que ce qui est vrai ici ne peut être que faux là-bas. Ainsi
la sculpture du Doab gangétique, justement par le fait qu'elle nous
présente une image déformée de celle des bords de l'Indus, nous aide
indirectement à en concevoir plus correctement l'idée, et nous rend
le signalé service de vérifier après coup nos conclusions à son sujet.
Le bassin oniEiNTAL DU Gange. — Là n'est pas sa seule utilité.
Le fait que ses productions se reconnaissent à première vue grince
à la couleur rouge, tachetée de jaune, du grès des carrières de
Fatehpour-Sikri, nous est encore un appoint précieux pour suivre
la diffusion de l'influence gréco-bouddhique dans le reste de l'Inde.
La belle Hàritî en schiste bleu de la figure SyS, qui a été trouvée
à Mathurâ, est visiblement gandhàrienne par le style comme par la
matière. A présent c'est le style et la matière de Mathurâ que nous
allons voir se propager au fil du Gange et de ses affluents. Gun-
ningham pensait déjà que cette ville ff avait été la grande manu-
facture pour la fourniture des sculptures bouddhiques dans le
Nord de l'Inde '^'n : les découvertes épigraphiques nous ont apporté
'') Cf. 1. 1, p. 6i2 etsuiv. —(=1 A.S.I.,Xl, p. 76.
L'INFLUENCE DANS L'INDE. 009
depuis des dates et des noms. Les deux grands Bodhisattvas décou-
verts à Çrâvastî et à Bénarès sont des produits évidents des ateliers
mathuriens, exécutés et exportés sur l'initiative d'un même moine
Bala : or, de ces deux statues, la première date du règne de Kaniska,
la deuxième de celui de Huviska ". Quatre siècles plus tard, une
FiG. âaS. - Tète dk Garuda, en SÉBiNot (cf. \>. ào, ().")3).
Peinture des grottes de Qyzyl , près de Koutcha.
D'après A. Onf-swEDEL, .4/(6. Kults. Turk., fi|;. iia.
autre statuette, toujours de la même pierre, nous fournit encore à
Kasia le nom du sculpteur Diuna de Mathurâ, l'auteur présumé de
la grande statue locale du Pari- nirvana^-). Enfin on a ramassé uu
piédestal de la même provenance jusque dans les ruines de Râjgir,
en plein Magadha '^'. (Iràce à toutes ces précisions, dues aux récentes
recherches de l'Archseological Survey réorganisé, le rôle considé-
C' Cf. J. Ph. VOGEL et Th Blocii.
Epigr. huL, \'III, p. 166 et 179; J. Pli.
VoGEi, , A.S.I., Ann. Hep. i()o6-j, p. l 'i-î.
I« nom de Bala se retrouve sur la Ijase
'l'un Buddha assis découvert à Bénarès.
'"' J. Pli. Vor.EL, ihid., p. /i(): c\.
ihiil., I i)oH-() , p. i38.
''' A.S.I. , Anii.Rrp. Kjoô-S ,\t. io5-().
— Voir éguloment (lig. 556) le Bii(lilli:i
de style Kouslian rclroiivé à Bodli-Ciavà.
39
fHltllIIIC NATir
610 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
rable joué pur Mathurâ dans l'adoption et la diffusion de l'art
gréco-bouddliique est définitivement établi.
Si maintenant l'on veut juger sur pièces du degré de fidélité
avec lequel la routine de l'art bouddbique peut répéter indéfini-
ment un modèle donné, il sullit de se reporter à nos figures 607
ou 209 et d'en rapprocher les quatre scènes également figurées
sur la figure 208 : dans toutes on retrouvera aussitôt, à quelques
différences près*'', les lignes générales et des détails significatifs
des compositions gandbâriennes. Aussi estimons-nous inutile de
délayer ici en autant de pages qu'il y a d'épisodes ce qu'un simple
coup d'œil nous apprend. Cette comparaison pourrait d'ailleurs se
continuer, après les quatre grands miracles, sur les quatre miracles
secondaires : Prodige de (Iràvasti, Descente du ciel à Sànkâçya,
Offrande du singe à Vaicàlî, Subjugation de l'éléphant furieux à
Ràjagriha. Bornons-nous à reproduire pour la commodité du lec-
teur une stèle de Bénarès'^' qui contient les huit scènes à la fois,
savamment réparties selon l'alternance des poses, les quatre
grandes aux quatre coins, les quatre autres dans les comparti-
ments du milieu (fig. Û98). A la vérité il semble que de tout le
riche répertoii'e du Nord-Ouest, où il n'est guère d'incident de
la vie du Bouddha qui n'ait été représenté, les écoles postérieures
du bassin du Gange n'aient retenu que ces huit miracles : du
moins les ont-elles répétés à foison. On les reconnaît encore soil
sur les sculptures magadhiennes (fig. 5 00) de l'époque des Pâlas
(vui^-ix" siècle), soil sur les miniatures bengalies ou népalaises du
\f siècle de notre ère. Sans doute l'exécution est devenue fort
médiocre et il s'y glisse parfois d'étranges nouveautés'^); mais tou-
jours subsiste l'allure générale de la composition, telle qu'elle avait
''' Suiiadilléience principale, laquelle '"' CI'../, .t., jaiiv.-lév. igoy, p.4û-/i4.
coQSiste dans l'iraportaïu-e prépoiidéranle ''' Icoiioijrajihic buuililliù/ue, I, lig. 28
prise à l'iiilérieui-de clKupie panneau [)ar (cf. fig. 29 et 3o) et pl. X. — Pour un
riniagc du Cuddlia, cl. ci-dessus, I. 11, exemple de nouveautés, cl', l. 1, au haut
\^.U^o\h:^?K delap. 5i/i.
L'INFLUENCE DANS L'INDE. 611
été une fois pour toutes fixée par les artistes imlo-grecs. Et ce qui
est vrai des scènes légendaires ne l'est pas moins des images : ce
sont toujours les mêmes types que s'eilorcent de rendre les repré-
sentations du génie des richesses (fig. /igg et 5o2) ou du couple
tutélaire (fig. 5oi), par exemple, sans parler des idoles du
Buddha (fig. 55/i-F)o5, 557-5,^8, etc.).
Ainsi donc le fait matériel de l'imitalioii , patent dans l'en-
semble, souligné par le détail, peut être considéré comme avéré.
Est-ce à dire à présent que, dans les répliques indiennes des motifs
gandhàriens, la technique hellénisante ait survécu à tant de siècles?
Il est non moins visible qu'il n'en est rien, et que, si nous ne
possédions pas dans l'école gréco-bouddhique un intermédiaire
certain entre l'art de notre antiquité classique et celui de l'Inde
médiévale, jamais nous n'aurions sérieusement songé à évoquer
celui-là à propos de celui-ci. Assurément l'inlluence reste indé-
niable : mais par combien d'intermédiaires elle a passé ! Ce que
les artistes du centre de la péninsule ont imité, ce ne sont pas
à proprement parler les prototypes indo-grecs, mais l'interpréta-
tion que leurs plus proches voisins en avaient déjà donnée. Selon
toute vraisemblance, ce sont les répliques de Maihurà qui ont
servi de modèle à Bénarès, et ce sont les copies de Bénarès que
le Magadha a copiées à son tour. Aussi, à mesure que le répertoire
gréco-bouddhique s'enfonce dans l'intérieur du pays, devient-il
à chaque pas, comme on pouvait s'y attendre, de moins en moins
hellénisant et de ])lus en plus indien. Son évolution — pareille à
celle qu'il a subie au Gandhâra, mais ici infiniment plus rapide —
se traduit encore et toujours par l'élimination progressive de l'élé-
ment étranger sous la pression du goût indigène. Entendons-nous
soutenir par là qu'elle consiste en une décadence continue et sans
retour? Tel n'est nullement notre dessein. Nous n'avons pu dissi-
muler la médiocre valeur artistique des premiers essais de Mathurà
dans le genre gandhàrien. Mais très supérieur et singulièrement
savoureux pour l'orientaliste est ce style Gupta ([ui a fleuri parti-
39.
61-2 INFLUENCE DE LECOLE DL GANDHARA.
ciilièremenl à Bénarès et (|iii iiiai'qiie 1 iiislant on le génie indien,
dégagé juste à point de riniluence occidentale et devenu maître
de ses motiCs comme de ses moyens, a donné toute sa mesure (".
Avec le style des Pàlas et les œuvres magadhiennes, il incline déjà
vers l'exagération des conventions et vers ce maniérisme où il
choit si volontiers, pour aboutir enfin aux compositions entortil-
lées et au déhanchement outrancier des personnages, que ne nous
épargne aucune des dernières miniatures bouddhiques du Bengale.
Le DÉkHAiv. — Puisque nous venons pour la première lois de
citer des peintures indiennes, nous ne pouvons suivre dans llnde
méridionale les traces de l'influence gréco-bouddhique sans men-
tionner au moins le nom d'Ajantà. Ce qui fait aujourd'hui l'attrac-
tion de ce petit ravin perdu sur le revers septentrional du plateau
du Dékhan, c'est la magnifique ornementation peinte ou sculptée
dont les moines de jadis, si intimement persuadés qu'ils fussent
de la vanité des apparences, ont néanmoins fait revêtir les parois
de leurs chapelles et de leurs couvents souterrains. Une trentaine
d'hypogées, creusés successivement sur la rive gauche d'un tor-
rent, dans une haute falaise rocheuse qui se recourbe en forme de
fera cheval, abritent encore contre les intempéries, sinon contre
les chauves-souris et les touristes, des peintures murales a tem-
pera, derniers vestiges de ce qui fut peut-être le genre favori et le
plus grand succès artistique de l'Inde. L'exécution et la décoration de
ces grottes artificielles se distribuent entre les sept premiers siècles
de notre ère; mais les plus riches datent du vi'' siècle. Nous ren-
voyons aux planches de Grilfithst-' quiconque voudra retrouver une
fois de ])lus, sous l'ample développement de ces fresques, les vieux
modèles gandhàriens du cycle de la jeunesse ou de la carrière du
Buddha. Certaines scènes, comme celle de la Tentation, reviennent
à la fois en peinture et en sculpture : et la composition sculptée
''' Cf. ci-dossous, p. 710 elsiiiv. — '^' \'nir J. (Îriifiths, TIic Pmnthigs in llie Bud-
dhist Cave-temples of Ajanin.
L'INFLUENCE DANS L'INDK. (il.",
(fig. ao3) est aussi lourde et massive que l'autre est élégante et
parfois même un peu mièvre. On noterait à peu près le même
contraste entre le tableau de la figure 5o/i et les images rupestres
de la figure 5o5, ou encore entre les Buddlias peints sur les mu-
railles ou les piliers et ceux qui ont été sculptés sur les façades ou
dans les sanctuaires intérieurs. Tandis que les premiers ont parfois
KiG. ûaG. — Coiffure de la Sérinde (cf. p. 128)
British Muséum. Terre cuite provenant de Yolkan.
D'aprt's M. A. Stpih, Ancient Kholan, pi. \L\.
garilé un souvenir très présent de la draperie grecque (cl. fig. 58()),
les autres se bornent à reproduire, avec moins de grâce, les mo-
dèles contemporains de la vallée du Gange.
Mais, de tous les sites bouddlii({ues de l'Inde, c'eût été à Amarà-
vatî, si le stûpa qu'on a pris l'habitude de désigner sous ce nom
existait encore, que nous aurions le mieux vu l'école du (landhàra
s'installer victorieusement à côté de l'ancienne et la sup|)lanter
pi'til à petit. Ce n'est pas ici le lieu de réciter la (b'plorabli' odvs-
Ol'i INFM'ENf.E DE f/ÉCOLE DU T.WDIIUM.
sée des débris de ce merveilleux édifice, lune des ])liis notables
victimes du vandalisme populaire et de l'incurie administrative,
el dont la ruine définitive ne s'est consommée (ju'entre i ycjG et
1880. Les quelques fragments conservés à Madras, à Calcutta
et à Londres, resteront l'un des plus précieux trésors de l'Inde et
sauveront de l'oubli le nom de la dynastie des Andliras, le jour
oij l'humanité se décidera enfin à faii-e convenablement l'inventaire
et l'estimation de son héritage artistique. Tant bien que mal ils
nous permettent de reconstituer l'histoire du monument, et aucune
n'est plus intéressante à notre point de vue. Sa décoration a com-
mencé ])ar être conçue et exécutée tout à fait à la mode de la
vieille école indigène, seulement avec plus d'adresse qu'à Barhut
ou à Sânchi et avec une élégance qui confine parfois à la morbi-
desse. Mais dès le \f siècle de notre ère, sans doute à raison de
l'agrandissement dont il fut alors l'objetf^', son ornementation dut
être reprise sur nouveaux frais et fut traitée avec un luxe dont la
figure 68 peut donner une idée. C'est à la faveur de cette réfection
que les motifs indo-grecs envahirent peu à peu les bas-reliefs de
marbre dont le soubassement et une part de la coupole étaient
revêtus, et firent reculer à chaque pas devant eux les vieux thèmes
indigènes. Les figures ^75^ et 5o6 montrent, la première le point
de départ, la seconde le point d'arrivée. Mais en outre il faut voir
en feuilletant les planches de Fergusson ou de Burgess'^', soit sur
les deux faces de la même dalle, soit côte à côte sur la même
stèle, voisiner les deux formules opposées : tantôt la A'ieille repré-
sentation schématique et aniconique des grands miracles symbo-
lisés par l'arbre, la roue ou le sliipu, et tantôt l'intronisation, sur
'"' Sur le procédé de ces ajji'andisse- Inns que li' rapport étroit claliti si tong-
menls par fcpiiijjnilemeiit" , rpii entrai- lemps entre Aniaràvali el la Bactriane,
liaient ta réfeclioii totale de la décoiation, sur la foi de la traduction par Stanislas
cf. ci-dessus t. I, p. 9a et suiv. Ji lien et S. Ikir. d'un passage de Huian-
'^' Voir J. Febgusson, Tj-ee niid Serae/i( tsang, ne reposait que sur un contre-
Worship, et i.BvRGESs, The Buddhist slii- sens, corrigé depuis par UAixiins. 11,
jHis oJAmarùmÛ and Jnffgayapeta. — No- p. a 1 8.
LIN'FMJENCE D \NS f;iNF)E. fi] 5
le siège jusqu'alors resté vide, du Buddha gandliàrien ; car celui-ci
est aisément reconnaissable à sa draperie, tandis que le geste
unique et vaguement bénisseur de sa main droite, encore igno-
rante des mudrd de l'enseignement et ttdu toucher de la terres,
proiive sa relative antiquité''). Noterons-nous que les sculjileurs
d'Amarâvalî préfèrent figurer le premier mii-acle par le départ de
FiG. 537. CoSTDME DE LA SÉBINDE (cf. p. 9A , 1 18).
Biilish Muséum. Terre cuite provenant de Yotkan.
D'après M. A, Stbin , Anctent Khotan^ pi. XLV.
la maison, cette sorte de renaissance spirituelle, plutôt que par
l'enfantement, tandis que les stèles postérieures de Bénarès en-
tassent dans le compartiment corresj)ondant les épisodes de la
Nativité et de la sortie du monde (cf. fig. 5o6 et 607 a)? Plus
curieux encore est le fait qu'au haut des stèles dékhanaises le slûpa,
ce vieux symbole funéraire du Puri-nirvâna, se refuse obstinément
à se laisser déloger, comme il est advenu dans le bassin du Gange,
par la conception gréco-bouddhique du trépas du Bienheureux.
''' Sur ce pnini , cf. ci-dessus, t. 11, p. 3aG cl 5.5o.
616 Ii\FF,IIENCE DR LliCOLE DU P, \NUH\RA.
A cette exception près, la comparaison des stèles prouve de façon
péremptoire la substitution du répertoire du Nord-Ouest à celui
de l'Inde centrale : mais ])cut-ètre vaut-il la peine d'insister sur le
singulier bonheur avec lequel l'école d'Amaràvatî a plus d'une fois
traité à sa mode les sujets gréco-bouddhiques. Déjà nous avions
remarqué, à propos de la figure 298. l'habileté qu'elle avait su
mettre dans la représentation détaillée des miracles du Buddha sans
figurer celui-ci autrement que par des symboles'''. Quand cette res-
triction traditionnelle est enfin périmée, sa virtuosité ne se donne
([ue plus librement carrière, et n'accepte les modèles gandliâriens
eux-mêmes qu'à condition de les modifier à son gré. C'est ainsi par
exemple que, dans la scène de l'Illumination, nous constatons chez
elle une tendance, jusqu'alors inédite, à restreindre le rôle de
l'armée de Mâra au profit de ses filles : la tr tentation 11 qui réside
dans les voluptueuses altitudes de ces déesses prend décidément
le pas dans ses compositions sur l' te assauts des peu eftVayants
démons, réduits à la taille de nains (fig. 5o6 b et 5o8). Ou bien
nous voyons qu'elle insiste sur tel incident du retour du Buddiia à
Kapilavastu qui, en le mettant en présence de son ancienne épouse
et du fils qu'elle lui avait donné, pose de la façon la plus drama-
tique le problème moral du monachisme. Nous ne connaissons rien
au Gandhâra (cf. fig. 281 c et f/) qui surpasse en patliétiqne les
deux versions qu'Amarâvatî nous a laissées de cette scène (fig. 509
et Fergusson, pi. 60, 2). Nous ne ferons pas davantage difficulté
pour convenir qu'en face des médiocres représentations gandhâ-
riennes de la soumission de l'éléphant furieux (fig. 267-969), tel
médaillon dékhanais (fig. 5 10) témoigne de beaucoup plus de
talent, tant dans le rendu de l'agile lourdeur de l'animal que dans
les détails pittoresques de la mise en scène. On n'en saurait douter,
et l'on ne peut que s'en réjouir : conscients et soucieux de leur
originalité, les ateliers des Andhras ont su garder en face des mo-
<'> Cf. t. I. p. /i.^5-'..S0('l [f. \). 3i8.
LA VOIE T)E MER. r.l7
dèles indo-grecs, que sans doute ils ne connaissaient guère que
par le dessin, leur liberté d'allures et la saveur spéciale de leur style.
Mais si, à l'occasion, l'école du Gandhâra peut se trouver en état
d'infériorité passagère, elle n'en gardait pas moins dans l'ensemble,
grâce à sa création du type du Buddba et à sa manière directe
d'aborder la représentation des scènes légendaires, une supério-
rité attestée par l'imitation même dont nous voyons qu'elle iïit
partout l'objet.
§ II. La voie de mer.
De même que Matluirâ a été le grand marché d'art entre le
Gandhâra et leMadhyadèça, Amarâvatî, située non loin de l'embou-
chure de la Krishna, semble avoir été l'un des grands ports d'em-
barquement de l'influence gréco-bouddhique pour son exportation
en Indochine et dans l'insulinde''). Cette exportation, à son tour,
n'est qu'un des aspects de l'influence civilisatrice (pie l'Inde a
exercée, à partir de notre ère, sur tous les pays transgangétiques.
Cette indianisation de la Basse-Asie, ordinairement ignorée eu
Europe, n'en est pas moins, dans l'histoire générale du vieux
monde, un fait presque aussi important que l'iiellénisation tant
célébrée de l'Asie antérieure. En un sens, elle n'en est que le pro-
longement. Elle emprunte les mêmes routes et s'exerce, au moins
en partie, par les mêmes agents. Enfin elle nous est connue par
les mêmes sources; et qui voudrait l'étudier aurait aussi à contrôler
les traditions locales par le téinoignage des navigateurs grecs ou
des pèlerins chinois et à préciser les données des monuments à
l'aide des textes indiens, sans parler des inscriptions sanskrites
retrouvées sur les édifices. Tant d'analogies ris(pieraient de nous
égarer si nous ne gardions présente à l'esprit la ditîérence essen-
tielle dont elles s'accompagnent. Dans l'Inde, l'hellénisme s'est
trouvé confronté avec une civilisation déjà ancienne, pleinement
'' Voir encore ci-(ies8ous, p. 682 et 689.
618 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
consciente d'elle-même, et au milieu de laquelle il n'a jamais
coniph' qu'un nombre ti'ès restreint de représentants : aussi son
iniluence, en somme superficielle, se borne-t-elle après tout à
l'introduction de notions scientifiques et de procédés artistiques.
Autrement profonde a été l'action indienne dans le Sud-Est de
l'Asie. L;\ il semble bien que de nombreux émigraiils — pareils
à ceux qui envahissent encore actuellement l'Afrique orientale
— n'aient rencontré devant eux que des populations sauvages
d'cr hommes nusT>. Ce qu'ils ont implanté dans ces riches deltas
ou ces îles fortunées, ce n'est rien moins que leur civilisation,
ou du moins sa copie; ce sont leurs mœurs et leurs lois, leur
alphabet et leur langue savante, c'est tout leur état social et
religieux avec une image aussi approchée que possible de leurs
castes et de leurs cultes. En résumé il ne s'agit pas ici d'une
simple influence, mais, dans toute la force du terme, d'une véri-
table colonisation.
En ce qui concerne plus particulièrement la propagande reli-
gieuse, on se serait attendu, si les hommes ne passaient leur temps
à démentir leurs théories par leurs actes, à ce que seules des reli-
gions à missionnaires, comme le Bouddhisme, en eussent profité.
Quand on songe à la menace d'excommunication qui pèse sur tout
brahmane qui quitte flnde, surtout par mer, il semble impossible
que l'hindouisme ait pu avoir sa part dans ces conquêtes morales.
Pourtant — sauf à Ceylan, dont la conversion au Bouddhisme
remonte plus haut dans le passé — ce sont les religions sectaires
que nous trouvons d'abord et surtout en vogue dans les contrées
au delà du Gange. Et nous n'avons pas à chercher bien loin qui
lurent leurs guru ou précepteurs spirituels : ce sont ces paiHJtta et
ces pdçupata, ces lettrés et ces ascètes, brahmanes plus ou moins
authentiques, religieux plus ou moins fidèles à leurs vœux, dont
nous parlent les textes et les inscriptions, et dont nous trouvons
partout l'image sur les monuments du Cambodge et de Java (cf
fig. 5iG, 5i8-52o). Dès lors le champ de notre étude se trouve
LA VOIE DE MER. 610
singulièietnenl rétréci : car, non contente d'écarter l'art bralima-
ni(|ue, elle ne vise même pas dans son ensemble l'art bouddhique
de ces lointaines régions. Tout ce qui nous intéresse ici, ce sont les
FiG. 5a8. — PàScika ou Vaiçbatana, en Sébinde (of. p. 1^3, 18."), GS."!, 700).
Personnage d'angle dans une cella de Danddn-Uiliq. HniUeur des pieds à l'aisselle: o m. (js.
D'après une [ilioldgr. communiquée par Sir Aurel Steiw (cf. Ancknl Kholan^ I, fig. 3o el 3i, et II, pï. II).
vestiges que ce dernier a pu conserver de l'influence hellénistique,
et ce sera merveille s'il en subsiste encore. Aussi quelques pages
rapides sufliront-elles à donner un premier aperçu de notre sujet
et à tracer un cadre que les recherches archéologiques ont à peine
commencé à remplir.
G20 INFLUENCE DE L'ECOLE DU GANDini'. \.
Ceylan. — Les iradilioiis locales placent la colonisation indienne
de Cevlan an milieu du vi'' siècle avant Jésus-Christ; et cette
date n'aurait rien que de vraisemblable, si elle n'avait pour but
de faire intervenir la personne du Buddlia. La conversion de l'île
au Bouddhisme serait d'ailleurs postérieure de trois cents ans et
l'œuvre d'un propre fils d'Açoka : retenons qu'elle dut commencer,
comme celle du Gandhâra , vers le milieu du m" siècle avant notre
ère'''. On sait que Ceylan est resté jusqu'aujourd'hui l'un des
loyers les plus actifs de la Bonne Loi. Ce qui nous importe sur-
tout, c'est que statues et peintures continuent à orner les autels et
à décorer les parois de ses sanctuaires. De cette prospérité artis-
tique nous avons de sûrs témoins , au v"= et au mu" siècle de notre
ère, dans les pèlerins Fa-hien et Hiuan-tsang, celui-ci par oui-dire
et celui-là de visu. Enfin les précieuses chroniques singhalaises
contiennent d'abondants renseignements sur le nombre et la riche
décoration des fondations religieuses. Certes nous ne suivrons pas
jusqu'au bout l'auteur du Mahâranisa quand il nous énumère, à
propos de l'érection du Mahâ-thûpa par le roi Dutthagâmani au
i" siècle avant notre ère, toutes les images et les scènes dont on
aurait à cette occasion décoré le tabernacle intérieur''^'. Les infor-
mations qu'il nous donne se trompent visiblement d'époque et ne
valent que pour des temps beaucoup plus rapprochés de celui où
il écrivait (v^ siècle). Il n'en est pas moins vrai qu'il nous énumère
d'une haleine, sous quarante rubriques, toutes les scènes de la
carrière du Maître qui figurent au répertoire gandhârien. Il ne
connaît pas moins bien les scènes d'enfance et de jeunesse, sans
parler des vies antérieures; et d'autre part Fa-hien nous apprend
''' Cf. ci-dessus, t. II, p. ûio. citation du Muhdvama (cli. xsx)^, \oir
''' Le Mahâ-lhùpa est aujourd'hui le yAimualre de PEcole des Hautes Etudes,
Ruwanveli Dagoba , près de la vieille ca- Section des Sciences Religieuses, pour
pitaled'Anurâdha-puraou°gràma, l'Anu- l'année 1908-1909, où le passage a ëté
rogrammum de Ptoléinée; cf. J. Ssuther, (Hudié en détail; et sur la date de Dut-
Architectural Remaiiis, Anurddimpuia , ihagàmaiii, cf. W. Geiger, Miilulriimsn.
Ceyloii, p. a.3 et ])1. XX1I-\X\V. Sur la p. \xxvii.
LA VOIE DE MER. 621
qu'on leiidait le cheinin des processions avec les représentations
des cinq cents jdtaka, repeints de façon tout à fait vivante n. Hélas,
toute cette peinture, autant en aura emporté le vent et détruit la
Kio. 539. — HÎBiîi, EN Sérisde (cf. p. 107, i38, 65.3).
lirilish Muséum. Peinture murale provenant de Domoko. Hauteur: o nt. Co.
D'après une pholoijr, comtiiunifjuéi^ par Sir Aurel Stein. Cf. Désert Cathaij, Il , pi. \I h.
pluie de la mousson, sauf quelques figures par hasard conservées
aux creux du gigantesque rocher de Sigiri. Et d'autre ])art, c'est
en vain que dans les ruines des anciennes capitales on a cherché
jusqu'ici les bas-reliefs de pierre, seules œuvres qui auraient pu
0
622 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
subsister jusqu'à nos jours. Nous sommes donc réduits présente-
ment aux statues du Maître, dont nous réservons l'étude pour le
chapitre prochain.
Java. — L'archéologue est singulièrement plus favorisé quand
il aborde l'autre paradis terrestre, celui de l'hémisphère austral.
Dans l'île plus luxuriante encore de Java, il a mieux à faire qu'à
énumérer des œuvres perdues. Les monuments parlent pour eux-
mêmes, à commencer par celui de Boro-Boudour, perle de l'Insui-
inde , et l'une des merveilles artistiques du monde , ainsi que celui-ci
linira bien par s'en apeixevoir unjour. Sur l'énorme sttipa, prétexte
l'une somptuosité décorative ailleurs sans exemple, nous ne re-
viendrons que pour corriger l'impression fausse que nous en avons
donnée avant de l'avoir vu (t. I, p. 80). Nous y cherchions un
dôme juché sur une superposition de terrasses, à la façon de l'Inde
du Nord-Ouest. Il nous est clairement apparu depuis qu'en dépit
des murs verticaux et coupés à angles droits de ses galeries infé-
rieures, toutes les lignes maîtresses de l'édifice sont des courbes.
Lui-même n'est, en tout et pour tout, qu'un dôme à la vieille mode
indienne, seulement beaucoup plus fouillé, sillonné verticalement
d'escaliers et horizontalement de promenoirs, enfin coifl'é lui-même
de coupoles secondaires!". L'inlluence qu'il a subie, aussi bien dans
sa conception générale que dans la distribution de sa décoration,
ne lui vient pas directement du Gandhàra, mais, comme il était
naturel, de l'Inde méridionale où son ancêtre s'appelle Amaràvati :
car là aussi le dôme comiuence déjà à se rehausser de frises super-
posées de bas-reliefs auxquels les fidèles devaient nécessairement
avoir accès (cf. fig. 68). Entre les quelque deux mille panneaux
sculptés qui ornaient jadis les murailles de Boro-Boudour et dont
environ seize cents sont conservés, nous irons droit à ceux qui,
dès la première galerie, racontent la vie de Çâkya-muni depuis
(ii. B. E. F. t. -0., IX, 1909, p. 1, ou Beginnings oj Biiddlusi Aii , p. -joô.
LA VOIE DE MER.
623
sa nativité jusqu'au début de sa prédication. S'il subsiste quelque
trace de l'influence gréco-bouddbique, c'est dans ces scènes que
nous aurons le plus de chances d'en découvrir.
FiG. âiio. — HÎRiii, EN Séiunde (cf. \). i.i8, i'i2, '172, 653, 787).
Muséum fur \olherhunile , Bn-lin. Peinture sur Iode provenuiil de Tour/un. Hauteur: 0 m. ou.
lleproduite en coulotirs dnus Moiiiititmil!^ et Slvttioircs ^ l. XV!I (itiog), pi. WIII
H A. v<j\ Lk C»iq , Cfintsrlio (1913), pi. !ni.
L'entreprise paraît d'avance désespérée. Sans doute Java est,
comme Ceylan, une colonie indienne, mais elle l'est devenue plus
tardivemenl. Aurait-elle récusa civilisation dès le T' siècle de notre
ère, elle n'a connu le Bouddhisme que bien après. Au commence-
lueiil du \'' siècle Ka-liieii atteste qu'r^on y avait à peine idée de la
624 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
loi (lu BudflliaT), tandis que les rr brahmanes y fleurissent w; et il
est peu probable que le prince héritier de Kaçmîr qui s'inslitua son
missionnaire trait converti toute lapopulatioii^n. Il l'aut également
compter tant avec la date du Boro-Boudour, (jiie les savants hol-
landais rapportent au ix*^ siècle de notre ère, qu'avec les conditions
matérielles de sa décoration. Les scènes y forment bien — et ceci
est un premier héritage du passé bouddhique — autant de tableaux
séparés; mais ces panneaux, trois fois pluslarges quehauts (ils mesu-
rent environ 9'"/io Xo'"8o), forcent les sculpteurs à submerger le
sujet principal sous une débauche de figurants et d'accessoires : dé-
faut d'autant plus sensible que, pour la plupart, ils se font un point
d'honneur de ne laisser vide aucun coin de la surface disponible.
Enfin il leur a été donné à tâche de délayer l'enfance et la jeunesse
du Maître en non moins de 120 tableaux. C'était les condamner
à recourir à des épisodes de pur remplissage, ce qui ne les empêche
pas parfois d'empiler dans le même cadre plusieurs incidents sen-
sationnels f^). Ajoutez que quelques scènes, telles que les quatre
sorties, la coupe des cheveux et le passage du Gange''), n'ont pas
d'antécédents connus au Gandhâra. Et cependant, malgré toutes
ces circonstances défavorables, nous n'avons pu passer en revue
le cycle de la Nativité, de la jeunesse et de la Bodhi, sans noter
presque à chaque scène une ressemblance indéniable et portant à
tout le moins sur la portion centrale du tableau. L'expérience est
facile à reprendre, même en ne se servant que des médiocres des-
sins publiés jusqu'ici''^'. Et qu'on ne vienne pas dire que ces ana-
logies proviennent du fait que les ce îles des Mers du Sudn appar-
tenaient, comme le (iandhâra, à la secte des Mûla-Sarvâstivâdins
C P. Pelliot, Bulletin de l'École *'' Cf. t. I, j). 348, 3G5, /ii5.
française d'Extrême-Orient, IV, 1904, '•'" Voir les planches de i'alhum de
p. 274. Leemans, reproduites par M. Pleyte,
''' Sur ces diverses tendances, et aussi Die r>ii<lillia-Lcfrende in den SLulptiiren
sur le caractiTe livresque de leur œuvre, des Tempels von Horo-Biidur. Amsterdam,
voir ci-dessus, t. I, p. 3o5-3o6,3io, 1901-1902, notamment fig. i3, 28,
etc., et 617. 3o, 4o, etc.
LA VOIE DE MER. 625
et lisaient les mêmes biojTrapliies du Biuldlja. Qui oserait sérieuse-
ment soutenir qu'il a suffi à des artistes aussi éloignés dans le
temps et l'espace de consulter le même programme pour acroucher
justement des mêmes compositions?
Hâtons-nous de l'avouer, on serait tout aussi mal venu à prétendre
qu'après tant de voyages et de siècles écoulés, ces ressemblances
soient tout à fait pi-ochaines. Si les motifs de Boro-Boudour remon-
tent à ceux du Gandhâi-a, c'est bien entendu par l'intermédiaire
de ceux de l'Inde. Prenez la représentation du Grand miracle de
Çrâvastf (jui décore la plus baute des galeries sculptées (fig. 5 i 9) :
elle est avant tout la transposition dans le sens de la largeur, au
gré des convenances locales, de telle stèle en bauteur de Bénarès
(fig. 5 1 1 ) , lointain succédané des compositions gréco-bouddbiques
(fig. 79 et ^69). Un aulre élément appréciable de ditTérenciation
consiste dans les modes malaises dont nous voyons par exemple
attifées les images jumelles de Pàncika et de Hârili (fig. 5 1 /i-5 1 5).
Enfin, si les types du religieux brabmanique et du moine boud-
dhique (fig. 5 16-517) l'entrent dans la formule habituelle, on ne
saurait refuser à celui du Yaksa une pointe d'originalité (fig. 5i3).
Mais à travers toutes ces différences de conception ou d'exécution,
il nen persiste pas moins dans les scènes quelque chose de l'ordon-
nance générale, dans les personnages quelque chose du sentiment
des prototypes gréco-bouddbiques : or, ce sont là des traits qui
ne s'inventent pas deux fois. Nous ne tarderons même pas, quand
nous en viendrons à nos conclusions, à démêler l'influence clas-
sique jusque dans le faire si spécial de l'école de Java. Ses qualités
les plus évidentes sont la justesse des proportions, le naturel des
gestes, la variété des poses, de même que la mollesse de ses lignes
paraît à l'œil européen son principal défaut. Admettons que ces
|iarticularités soient chez elle des dons naturels. Déjà plus suspecte
dempriint à la technique occidentale sera l'élonnante profondeur
des hauts-reliefs que le ciseau des Javanais a su tirer, sans se laisser
rebuter par la grossièreté du grain , de la pierre volcanique de leur
/lO
iiirtiiMmii: xatiovim
626 INFLUENCE DE L'ECOLE DU GANDH\li\.
île. Mais où l'hésitation n'est plus permise , c'est sur la question de
savoir d'où leur est venue leur science du raccourcie).
L'Indochine. — La maestria avec laquelle ces artistes exotiques
emploient des procédés aussi lallinés lait le plus grand honneur
à leur exceptionnelle habileté de mains: et ce n'est pas un si mince
éloge pour leurs bas-reliefs que d'être rangés d'emblée parmi les
chefs-d'œuvre de la sculpture bouddhique, à côté de ceux d'Ama-
ràvatî ou du Gandhâra. On sent encore mieux l'étendue de leur
virtuosité quand on passe aux grandes comj)Osilions continues qui
se développent à perte de vue sur les murailles, contemporaines
ou postérieures, du Bayon d'Angkor-Thoni ou d'Angkor-Vat. Devant
ce pêle-mêle de figures aux méplats à peine accusés, plutôt décou-
pées que modelées, et entassées avec une totale ignorance du rac-
courci ou de la perspective, les artistes Khmèrs nous apparaissent
comme décidément inférieurs à leurs confrères de Java; et l'on
regrette presque que ce ne soient pas ceux-ci qui aient eu à leur
disposition le magnifique grès du Cambodge , si tendre au sortir de
la carrière, mais qui durcit rapidement à l'air et est susceptible
d'un si beau poli. Il ne faudrait pas croire d'ailleurs que les monu-
ments cambodgiens de la bonne époque (vui'' au xn^ siècle) soient
uniquement brahmaniques, ni que le système des bas-reliefs
encadrés y soit complètement inconnu. Le Bouddhisme a pénétré
d'assez bonne heure dans cette partie de l'Indochine'-). 11 y a
introduit avec lui son imagerie et celle-ci a apporté avec elle ses
procédés. Les frontons de Vat-Nokor. près de Kompong-Gham,
''' Cf. ci-dessous, p. 7G8-770. chine-" aété duiiiié par M. L. t^iNOT dans
'■' A la suite d'une ambassade chez les le n° d'oct. 1909 de la Buddhist Revieiv,
-Muiundas? Cf. Sylvain Lévi, Deux peu- p. 28 1 el suiv. En ce qui concerne les
;(fes- w(ro»«Ms(daasles n-Mélanges de Har- monuments, il suffit de renvoyer le lec-
lezi, p. 176 et suiv.); Ed. Chavannes, teur au Cambodge de M. Avmonier, et à
B.E. F. E.-O., III, p. ioo; P. Pelliot, Ï Inventaire descriiitif des Monuments liisto-
{bid.,Y>. 2i8-3o3. — Le meilleur résumé liques du Cambodge de M. Lunet de La-
de l'histoire du rr Bouddhisme eu Indo- joNQuiiîRE.
LA VOIE DE MER.
627
sont décorés de scènes de la légende du Buddiia, et il en est de
même de ceux d'un édifice plus ancien, le temple deBanlâi-(îlimar,
qui doit remonter au xi" siècle. Nous reproduisons ici, d'aj)rès une
photographie due au regretté général de Beylié, celui qui repré-
sente ft la visite d'Asita n : non plus assis à l'européenne , mais accroupi
FlG. Ô3l. (^HAR DU Soi.lilL, EN SÉRINDE (cf. p. i6'i, 653).
Peinture Jps grnltes de Qumiura.
D'après A. GniNWEDEL. Altb. Kulla. Tarie, (îj;. 67.
à la mode malaise, le vieux lislii n'en continue pas moins à tenir
dans son giron leiifant prédestiné et à faire le geste traditionnel de
porter l'une de ses mains à sa tête(fig. 5 i 8; cf. fig. i G i). Nous avons
déjà eu plus haut l'occasion de montrer deux stèles d'Angkor-Vat,
figurant l'une la naissance (fig. i53)et l'autre la tentation du Maî-
tre (fig. 2o5) ; et nous y reconnaissons comme toujours un souvenir
de la création gandhârienne à travers l'imitation interposée de ses
lu,.
628 INFLUENCE DE I/ÉCOLE DU GANDHARA.
répliques de l'Inde nirridionale. C'est d'Aniarâvatî, par exemple,
que viennent les quatre dieux Brahmâ de la Nativité ou la fille
deMéra''): et nous découvrirons bientôt la même provenance aux
Buddlias assis sur les replis du Nâga (fig. Bsi) comme au beau
bronze cam de la figure 586.
L'introduction de la civilisation et des religions indiennes ne nous
est pas de moins bonne heure attestée dans le Campa que dans ce
royaume de Fou-nan dont hérita au vi'^ siècle le Cambodge. Est-il
besoin d'avertir le lecteur que le Campa s'étendait le long de la côte
orientale de l'Indochine, sur l'étroite bande de territoire resserrée
entre la montagne el la mer, où, après des siècles de luttes, l'Annam
a fini par le supplanter? Les guerres contre l'envahisseur descendu
du Nord et qui apportait avec lui la civilisation chinoise, se compli-
quaient encore de batailles presque fratricides avec leurs voisins
et cousins cambodgiens. Aussi n'est-on pas peu surpris que ce cha-
pelet de vallées exiguës ait pu néanmoins se peupler de temples
de briques, ornés de sculptures de pierre. Inventaire a été dressé
de ces œuvres qui réclament au moins une humble place dans
l'histoire pour le nom de l'art cam '■-K 11 serait cruel de se montrer
pour lui trop sévère : mais on ne saurait s'en dissimuler l'ordinaire
médiocrité. Ajoutons que les monuments bouddhiques sont de beau-
coup les plus rares. Pourtant les fouilles de Dong-Du'o'ng ont per-
mis de remettre au jour les ruines d'un sanctuaire complet, avec
son couvent et ses chapelles. Voici par exemple (fig. 622) l'une
des scènes qui décorent le piédestal de la tour principale'^) : l'extrême
''' Cf. t. I, p. 3o/i-3o5 et 402. M. G. '"' (les recherches mélhodiques, dont
GoEDÈs a montré dans le t. Il des Mémoires MM. Fixot et L. dk Lajonqdière ont pris
concernant l'Asie orientale, que la figure l'initiative, ont été menées à bonne fin
de femme placée à la gauche du lîuddha par M. H. Parmentier, chef du service
sur la ligure 2o5 est interprétée au Cam- archéologique de l'Ecole française d'Ex-
bodge comme représentant la Terre en trême-Orieut, dans son définitif /)(ve«taire
train de se tor-dre les cheveux. Remar- descriptif des monuments cams de l'Annam.
qucrons-nous que Mâra a déjii à Ajantà ''' Ibid., p. -'i66-i8i et fig. io/»-i07.
la même monture et les mêmes bras mul- Sur la fig. 1 1 4 on croit de même recon-
tiples qu'au Cambodge? naître l'une des quatre grandes sorties.
LA VOIE DE MER.
629
Fig. 53i!.
Fig. 533.
FifT. 53i.
FiG. BSa-SSi. — Types vr. uiiahmane, en Sérim)E i cf. p. sSS-aSt), 6")3, 770).
Fig. 53a. — Britisli Muséum. Tète de stuc provenant de harasluir. (Coll. .Sri/.v.)
Fig. 533. — Crnquis de M. Le nom: , d'après A. rox Le Coq, Chotseho, pL 3 g d.
Fig. 53Ù. — Cro(jxtis du même, d'après A. CmjyiVEDEL , Altb. Kults. Titrlc, fig. 555.
gaucherie de rexécution n'empêche pas d'y reconnaître le retour
à la maison du cheval el du fidèle écuyer du Bodhisaltva, et l'on
630 INFLUENCE DE L'ECOLE DU (;ANDHARA.
identifierait de même les autres scènes de la jeunesse, depuis la
nativité jusqu'à la sortie du monde.
Ce que furent au juste les premières productions de l'art boud-
dhique au Pégou et en Birmanie, les vastes ruines du vieux Prome
et celles de Pagan le savent: mais elles le tiennent caché jusqu'ici.
Le regretté Ed. Huber a signalé qu'cr entre les peintures d'Ajantâ
et les fresques inédites qui, par exception, décorent l'intérieur de
quelques sanctuaires en amont de Pagan, il y a un air indubitable
de parenté''' VI. Quant aux centaines de panneaux de terre cuite
vernissée qui décorent les soubassements de pagodes, les repré-
sentations schématiques qu'ils nous donnent des vies antérieures
ne se déchiffrent qu'à l'aide des inscriptions dont elles sont accom-
pagnées'-', et les influences s'y laissent d'autant plus malaisément
démêler que le climat du bassin du Gange semble avoir détruit
leurs modèles indiens. Il n'y a pas davantage à tirer des scènes
de jàlaka trouvées dans la vieille capitale siamoise de Sukhodaya
(Sukhotai)'^'. La récente mission de M. L. de Lajonquière dans
la Chersonèse d'or, autrement dit la presqu'île de Malacca, n'a pas
été plus fructueuse'*"). Il faut en prendre notre parti. De l'ancien
art bouddhique de l'Indochine nous ne savons encore presque rien.
Quant aux sanctuaires modernes ou modernisés, depuis les grottes
de Moulmein sur la baie du Bengale jusqu'à celles des Montagnes
de Marbre sur le golfe du Tonkin, et des pagodes malaises de
Nakhon Sri Thammarat aux pagodes laotiennes de Vieng-Chan et
de Luang-Prabang, nous y trouverons bien quantité de Buddhas,
de toutes matières et de toutes dimensions, depuis les petits ca-
chets d'argile jusqu'aux colosses de bronze : mais n'y cherchons
pas d'autre souvenir de l'art gréco-bouddhique !
''' B.Ë. F. E.-O. , \l , 1911, p. 1. *■'' Foi'RNEREAD, Siam ancien, t. II.
'*' Cf. A. Grlnwedel, Buddhistische p. i3 et siiiv.
Sludien ; Glasuren von Pagan (Maùgala- '*' Bulletin de la Commission archéo-
celiya); A.S.I., Ann. Bep. igo6-j el logique de l'Indochine, 1910 et 1912,
igia-iS (Pagodes de Pet-leik, etc.). p. 8i.
LA VOIR DK MER. (VM
11 va d'ailleurs sans dire que plus d'un des bateaux qui condui-
saient de rinde en Indochine et dans les îles de la Sonde, pour-
suivait sa route jusqu'aux ports de Chine. Nous voyons même par
les récits que nous fait Yi-tsing des « actes n de soixante pèlerins
chinois, ses contemporains, que dans la seconde moitié du vu'' siècle
la route maritime devient la plus fréquentée ''). C'est celle que Yi-
tsing a suivie, à l'aller comme au retour, et que, trois siècles plus
tôt, Fa-hien avait déjà prise pour rapporter dans sa patrie ce pré-
cieux bagage de textes et d'images bouddhiques, qu'il tremblait
de voir jeter par-dessus bord pendant la tempête -). Par elle était
sans doute venu vers le même temps ce religieux indien, nommé
Gunavarman P', qui, en l'an /ia5 de noire èic, peignit dans un
temple de la ville de Cho-king, aujourd'hui Chao-tcheou, dans le
kouang-tong, la scène du Dlpankara-jàtaka , justement l'une des
créations les plus certaines de l'école gandhârienne. Plus tôt encore,
vers 280, un certain Seng-houei , issu d'une famille sogdienne,
c'est-à-dire originaire du pays de Samarkand, vient à la cour
chinoise par le détour du Tonkin, où ses parents s'étaient établis
pour les besoins de leur commerce ('^^ C'est également l'instant de
se souvenir de ce marchand du pays de Ta-tsin qui visita le Ton-
kin (^), etc. Ces quelques exemples suffisent pour nous avertir que
le même va-et-vient dont nous sommes témoins à la même époque
en Occident se produisait, grâce au commerce et à la religion,
jusqu'aux confins de l'Extrême-Orient : et dès lors nous compre-
nons mieux comment la pénétration artistique a pu de proche
en proche s'opérer, aussi bien par voie de mer que de terre.
''' Éd. Ciiava:snes, Rel. Ém., et Voija- '^' T'oiiiig Pao, 190/1, p. lyij-aoo.
geurs chinois, p. 13 (Guide Madroile de '*' T'oung Pao, mai 1909, p. 199 et
la Chine du Sud). siiiv.
"' S. Béai., Rom. icg., p. lxw et cf. '*' Uu\th. CJiinu and tlie Roman Oririil,
p. Lxxi et Lxxxiii ; cl", ci-dessus, t. H, p. io3. Cf. PniAiLX, India and Rome,
p. l'xh. p. i3o.
C.-Jâ IXFI.UKNCK DE i;E(,nLK DU CANDHARA.
^ \\\. La IIOUTK DE TIÎRRE.
La route tei'resti'e de l'Exti-ème-Orient était bien connue de
Ftolémée et nous en avons déjà touché un motC': car toute la
partie située entre l'Euphrate et la Bactriane coïncidait avec celle
de rinde. Après un assez long séjour à Bactres, les caravanes s'en-
gagaient dans la haute vallée de l'Oxus et, par le pays des Kômêdai
(le Kiu-mi-to de Hiuan-tsang), franchissaient la branche de rimaiis
qui sépare aujourd'hui le Turkestan russe du Turkestan chinois.
Au sommet se trouvait le Xî6ivo5 TTvpyos, la rc Tour de pierre -n , peut-
être à l'origine un simple cairn de cailloux, pareil à ceux qui mar-
quent le haut des passes de l'Himalaya , et dont l'affluence des cara-
vanes avait fait une importante station de la route. De là celle-ci
menait à Kashgar, puis aboutissait par l'Issedon scythique et l'Isse-
don sérique, au passage que, sur les conseils de son explorateur
Tchang-k'ien, l'empereur VVou avait ouvert de vive force, de 1 1 5
à 1 1 1 avant notre ère, entre Si-ngan-fou et Cha-tchéou (aujour-
d'hui Touen-houang). Pratiqué juste au point de jonction entre la
race turque au Nord et la race tibétaine au Sud, ce long couloir,
que les investigations de Sir Aurel Stein nous ont montré protégé
par un prolongement de la fameuse cr Grande Murailles, a été le
principal chemin de communication entre la Chine et l'Occident.
On sait, en elfet, quels formidables obstacles naturels s'opposent
encore, en dépit des ressources de nos ingénieurs, à l'ouverture
d'une route à travers le Tibet ou entre le Yunnan et la Birmanie.
L'importance politique de cette sorte de pont jeté entre les civili-
sations, ou, si l'on préfère, d'isthme battu à la fois par les sables
du désert et les incursions de la barbarie, est donc considérable.
Son importance économique ne l'était pas moins, puisque c'était
la voie suivie par les soies, pour lesquelles le reste du monde était
'"' Cf. ci-dessus, t. II, n. Sai-Sa-j.
LA ROUTE DE TERRE. 633
alors tributaire de la Chine. Les convoitises qu'excitait cette mar-
chandise de luxe durent être pour quelque chose dans les campa-
unes qu'on attribue avec vraisemblance à Kaniska sur le versant
FiG. r];i5. — Brahmase et hutte iie roseaux, en Sérinde (cf. [). a5(j, 653, 770).
Croquis de M. Lfiioink. d'après ïon Lk Coq, Chotscho, pi. i*^.
oriental de Tlmaiis. De leur côté, les marchands de l'Orient romain
firent tout leur possible pour se débarrasser au moins des intermé-
diaires. Ptolémée nous raconte, sur l'autorité de Marinus de Tyr,
(]u un négociant macédonien, du nom de Maès, aurait envoyé ses
agents jusqu'à la capitale des Sères. Certains historiens ont même
63/1 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
pii prétendre que des considérations du même genre n'étaient pas
étrangères aux longues luttes entre les Faillies et les Romains. Plus
tard nous voyons l'Empire byzantin s'entendre avec les Arabes
contre les Sassanides pour tâclier de leur ravir le r(Me lucratif
d'honnête courtier entre la Chine et le Levant. En fait le courant
du trafic n'a dîl se tarir que quand l'industrie de la soie, en dépit des
précautions des Chinois pour conserver leur monopole, a fini pai"
s'introduire d'abord à Khotan , puis en Asie Mineure et en Europe '''.
Cette esquisse de géographie historique met aussitôt en lumière
trois points particulièrement intéressants pour notre objet. Tout
d'abord une route si fréquentée et, sauf accident, si sûre, se prê-
tera non moins aisément aux rapports artistiques et religieux qu'aux
relations commerciales. Les pèlerins se mêleront aux marchands,
les textes et les œuvres d'art aux marchandises, et bientôt moines
et artistes suivront, tant et si bien que nous les rencontrerons à
toutes les étapes du voyage. En second lieu, tout ce qui aura pé-
nétré de l'Inde dans la Haute-Asie par la vallée de Kaboul, la
passe de Bàmiyan et Bactres, comptera à l'actif de l'inlliience
gandharienne. Tout à l'heure, en Indochine comme en Insnlinde,
nous avions à débrouiller l'appoint mêlé par la vallée du Cange et
le Dékhan à l'apport spécial du Nord-Ouest : le fait qu'en Sérinde
tout ce qui sera indien y parviendra par le canal du Gandhâra et
n'aura pu manquer d'en prendre la marque au passage, est tout à
fait bienvenu pour nos recherches. Malheureusement — et ceci est
notre troisième point — nous devrons payer aussitôt cette simpli-
fication au prix d'une complication nouvelle. Dans la Basse-Asie,
l'art bouddhique était sans doute très mâtiné d'influences diverses,
mais du moins tout ce qu'il contenait de classique était par défini-
tion originaire du Gandhâra : au contraire, en Bactriane et dans
le Turkestan chinois, l'influence hellénisante a pu, a même dû
s'exercer directement. Venue sans rompre charge de Syrie, pour-
'■' Voir M. A. Stein, Ancienl Khotan, I, p. 229 et Désert Calhaij , II, p. 208 et suiv.
LA ROUTE DE TERRE.
635
quoi se serait-elle astreinte à toujours passer par le' détour de
l'Inde du Nord? Et qu'on ne croie pas lever la difficulté en posant
comme règle générale que sera gandhârien et aura reflué du Penjàb
en Asie centrale tout ce qui sera bouddhique en même temps que
FiG. 536. — Le BuDDiiA et ses moines, en SiiiiiNDE (cl. p. 276, 3i5, 38g, 6.53, 770).
Biilish Muséum, l'eiiilure murale provenant de Miran.
D'apré!. .M. A, Stei> , Dcserl Calhui/, 1,'pl. V.
grec : car il n'est pas encore prouvé que le Gaadhâra ait été le
pays natal de l'art gréco-bouddhique.
La Bactriane. — Nous l'avons déjà dit : la l'éponse définitive
à cette question dort sous les tumuli dont de rares Européens
ont constaté l'existence aux environs de Balkh. Jamais nous ne
l'avons mieux senti qu'en ce moment : l'ignorance où nous sommes
de l'école baclrienne est, après la disparition de la peinture gan-
dhàrienne, la plus regretlable lacune que présentent nos docu-
636 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
ineiits. Les récentes explorations en Asie centrale ont renoué les
maillons épars de la chaîne de transmission depuis Kashgar
jusqu'au Japon : il n'y a plus que le premier anneau qui manque.
On ne saurait trop déplorer un contre-temps d'autant plus fàclieux
que de longtemps l'Afghanistau ne semble pas devoir sortir de sa
politique de farouche isolement et s'ouvrir aux recherches archéo-
logiques. Mais le fait que nous manquons actuellement de certi-
tudes n'est pas une raison suffisante pour rejeter la seule chose qui
nous reste, à savoir des présomptions. Nous avons déjà dû émettre
tour à tour, à propos de la Bactriane, deux hypothèses plus faciles
à concilier qu'on ne croirait au premier abord. D'une part, nous
avons écarté sommairement les prétentions qu'elle pourrait avoir à
être le berceau de l'art gréco-bouddhique; de l'autre, nous tenons
que les monuments qu'y signalent les pèlerins chinois étaient
de pur style indo-grec (^'. Nous avons eu beau retourner la ques-
tion sous toutes ses faces, nous ne voyons pas qu'on puisse s'inscrire
en faux contre l'une ou l'autre de ces assertions; mais nous recon-
naissons qu'elles sont pour l'instant indémontrables.
Sur l'art bouddhique bactrien nous ne possédons en effet que de
maigres informations. Fa-hien et Song Yun ont coupé au court
entre Khotan et l'indus (^', et ainsi nous sommes réduits sur le pays
de Po-ho au seul témoignage de Hiuan-tsang. Tout d'abord les
ff cent couvents 11 qu'il mentionne à Bactres — autant qu'à Koutcha
ou à Khotan, et beaucoup moins qu'à Kashgar — contrastent
assez défavorablement avec les ff milieu et davantage qu'il attribue
au Gandhâra. Mais ce qu'il dit par ailleurs de l'antiquité des sanc-
tuaires, de la beauté de leurs statues et du nombre de leurs sliîpa
— genre d'édifices qu'il éprouve pour la première fois le besoin de
décrire'^) — tout cela fait bien augurer des fouilles de l'avenir. Un
' Cf. t. 1, ]). 5, et t. II, p. 4'i3-'i')/i. p. i3/i) et lY^tude des autres voies de
■' Nous laissons ici de côlé les récils pénétration entre l'Inde du Nord et
elatifs an iMaitrêya de la vallée de Dàrêl l'Asie centrale.
(Fa-hien, ch. vu: Hiuan-tsang, Rec, I, ''' Cf. I. I, p. 63.
(
LA ROUTE DE TERRE.
637
mot jeté en passant, et que commente sa Biographie, prouve même
qu'émule du Gandhâra, la Bactriane avait aussi essayé de s'ériger
en terre sainte : pour mieux la faire ressembler au Magadha, les
moines locaux n'hésitaient pas à qualifier modestement sa capitale
FlG. 537. DvÀllAPÀLA, l'ORIEUR DD FOUDRE, DU iniDEM' tl DU PÉIASK (cf. p. iOq, 0133 j.
Sciilplurn rupestre de la grotte n° IV de Yun-kang (Chine).
D'après Ed. Cravanne'^, Mistion, pi. CXVII.
de «petite Ràjagriha, tant y sont nombreux les sacrés vestiges C t.
La floraison de l'art bouddhique en Bactriane est donc certaine :
et, sans doute, le moindre spécimen exhumé de la banlieue de
Balkli ferait beaucoup mieux notre affaire, car rien n'est plus vain
que d'essayer de deviner par avance ce que recèle un tumulus.
'■' Biograpliie do IIiuan-tsam;, li'iiil. S. Real, p. 'i8. (If. ci-dessus, t. 11, p. /iili-'iiy.
638 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
Mais enfin, de ce grand lleuve dont la source est, croyons-nous,
au Gandhâra et l'emboucliure dans le Pacifique, nous connaissons
déjà presque tout le cours. Ne pouvons-nous marquer du moins
en pointillé sur la carte la petite partie encore inexplorée? Il serait
absurde de prêter à l'art bactrien un caractère très différent de
celui dont nous constatons dûment l'existence sur sa frontière du
Sud-Est dans le Kapiça, ou du Nord-Est dans la Sérinde. Tout au
plus inclinerions-nous à croire que ses monuments ressemblaient
peut-être davantage, sinon pour le style, du moins pour l'aspect
extérieur et les matériaux de construction en usage, à ceux de
l'Asie centrale qu'à ceux du Penjâb et de la vallée de Kaboul.
Parmi les dons, si chèrement payés, que le ciel a faits au Gan-
dhâra, nous avons dû compter le beau schiste bleuâtre que lui four-
nissaient en abondance les collines voisines et qui lui tint lieu de
marbre. L'emploi d'une bonne pierre n'est pas un médiocre avan-
tage, en architecture comme en sculpture; c'est même un élément
de supériorité qui, à égalité de talent, ferait pencher la balance.
Or il y a lieu de penser que, dans les plaines alluviales de l'Oxus,
la pierre faisait défaut. On aura donc dû se rabattre habituellement
sur le système de la brique crue ou cuite et recouverte de mortier
pour les édifices, de l'argile ou du stuc armés d'une carcasse inté-
rieure pour les statues. Ce sont justement là les procédés que nous
allons trouver partout employés dans le Turkestan; et ils nous
offrent provisoirement un moyen grossier, mais très apparent, de
caractériser le double aspect de l'art gréco-bouddhique, au nord et
au sud de la ligne transversale du massif himâlayen. Même nous
n'avons pu nous empêcher de voir dans leur introduction tar-
dive au Gandhâra la preuve d'une réaction d'influence redescen-
dant de la Haute-Asie par la vallée de Kaboul (^'.
On nous dira peut-être : Si vous admettez que l'art bactrien ait pu
ainsi réagir sur la décadence du Gandhâra, pourquoi n'en aurait-il
"' Cf. l. II, p. 586.
LA ROUTE DE TERRE. 639
pas été de même dès l'origine? Que fallait-il, en effet, de votre
propre aveu, pour que l'école nouvelle sortit du creuset ? Seule-
ment l'amalgame de deux éléments, l'un grec et l'autre boud-
diiique. Or, qui contestera l'existence d'une culture hellénique dans
une région naturellement riche, où les colonies grecques furent
plus nombreuses que partout ailleurs en Haute-Asie et qui,
d'Alexandre à Hélioclès, connut deux siècles de domination grecque
ininterrompue? Quant au Bouddhisme, le témoignage d'Alexandre
Polybistor qui, natif d'Asie Mineure, écrivait en Italie entre 80 et
60 avant J.-G. , n'est probablement pas de ceux sur lesquels on peut
faire grand fond. Sa mention des rSamanéensn en Bactriane ne
nous a été conservée que par Clément d'Alexandrie et Cyrille, dans
un passage où ils ne figurent que pour faire pendant aux gymno-
sophistes de l'Inde, aux mages de la Perse, aux druides des Galates
et aux prophètes des Egyptiens ('). Elle vaut toutefois d'être retenue
si l'on songe que le Bouddhisme, introduit dès 260 avant notre
ère sur la rive droite de l'Indus, n'a pas dû mettre très longtemps
à traverser les montagnes. Vous avez beau contester l'existence
d'aucune activité artistique en Bactriane et faire remarquer que cet
antique berceau du mazdéisme était peu propre à enfanter l'art
gréco-bouddhique, rien n'empêche théoriquement que celui-ci n'y
soit né dès le milieu du n*" siècle avant notre ère, au lieu d'en être
encore à faire ses premiers essais au Gandhàra cinquante ans plus
tard. Nous n'aurions, en effet, aucune objection décisive à faire
valoir contre cette théorie si le milieu du 11" siècle n'était justement
lépoqueque nos historiens classiques choisissent pour rayer a l'opu-
lente Bactriane aux mille villes n du nombre des nations*^). Et
sans doute, en s'exprimant ainsi, Justin parle à notre point de vue
européen, et la disparition des Grecs ne devait pas empêcher la
Bactriane de survivre sous ses nouveaux maîtres Çakas, puis Yue-
tche. Toujours est-il que cette invasion de barbares n'était guère
''' Voir les ])assages citu's dans Phiaui.v, India and Route, p. i35. — '■' Justin,
m, 1.
640 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
propice à l'essor d'un nouvel art. On ])Ourrait tout au plus soute-
nir que la naissance do l'école gréco-bouddhique lut le contre-coup
indirect des événements qui forcèrent les descendants des colons
hellènes à se replier avec armes et bagages dans leurs récentes
conquêtes indiennes, au sud de l'Hindou-Kousb. C'est alors seule-
ment que d'irano-grecs qu'ils étaient jusque-là, ils sont vérita-
blement devenus indo-grecs, et que leurs praticiens se sont trouvés
en contact permanent avec une communauté bouddhique sufTisam-
ment ancienne et florissante. Bref, ce seraient les artistes gréco-
bactriens qui ont créé l'art gréco-bouddhique : mais nous croyons,
jusqu'à preuve du contraire, que l'occasion de le créer ne leur a
été offerte qu'au Gandhâra.
Le fait même que nous risquons une pareille assertion nous im-
pose d'autre part la tâche d'exposer au moins en deux mots la façon
dont nous comprenons, en ce cas, l'introduction de l'art gréco-
bouddhique en Bactriane. Mais puisqu'il est entendu que nous na-
geons en pleine hypothèse, il ne faut pas craindre d'aller jusqu'au
bout de la nôtre. Faisant état, en attendant mieux, des vraisem-
blances et des analogies, nous croirions volontiers qu'il a fallu
attendre que le clan des Kusanas eût conduit les Yue-tche à la
conquête de l'Inde du Nord , et que sur les monnaies de Kozoulo-
Kadphisès se marquât, comme nous l'avons vut^', une certaine
accoutumance au Bouddhisme, prélude de l'éclatante conversion
de Kaniska. Tout pesé, nous placerions les premières c: fondations
royales 11, dont Hiuan-tsang nous parle, dans la seconde moitié du
r' siècle de notre ère, et nous inclinerions provisoirement à penser
(jue le u'^ siècle a marqué, aussitôt après le plein épanouissement
de l'école gandhàrienne, celui de ses deux «fdialesii les plus impor-
tantes comme les plus voisines, celle de Bactres et celle de
Mathurâ. — Non pas que nous voulions pousser trop loin le paral-
lèle entre ces deux cités : le fait que l'une était une ville sainte de
'■' Cf. I. 11. p. /.38.
I. \ lioUTE DE TERRE. G'il
l"lran et l'autre de l'Inde souligne assez le contraste entre elles.
Il nous suffît que, dans l'une comme dans l'autre, l'église des fidèles
iǫ ^^=A^
FiG. 538-53g. — HÀRiii (comme avatar de Kouax-Yin). f.n (Ihise
(cf. p. i4o, lia, (564 , 787),
lùg. .758. — Statuette de porcelaine blanche du Musée Guimel. Hauleur: 0 m. 38.
Fig. i)3g. — Statuette de porcelaine peinte de la collection II. Gktty. Hauteur: om.SS.
Pour cette dernière, cf. A, Gettt, The Gods nf Nftrtlurn BmW'ism , pi. \XVI.
bouddhiques ait emprunté au Gandiiâra ses modèles d'images de
piété, quelle que soit ensuite la façon dont les artistes locaux les
aient interprétées : et l'on devine aisément que cette interprétation
dut rester singulièrement plus classique au Nord-Onest qu'an Sud-
iMmiMCitir. jfATic
6'i2 INFLUENCE DE F.'ÉCOEE DU GANDHIra.
Est. Eli même temps, il n'en faut pas davanlage pour que ces deux
villes aient joué le rôle d'entrepositaires de l'art gréco-bouddhique,
l'une auprès du continent indien et l'autre de l'Asie centrale : et
cette fois encore il est probable que, ce faisant, Bactres aura
mieux su sauvegarder la pureté du style classique, si même elle
n'en a pas rajeuni quelques formules grâce à sa situation privilégiée
sur le chemin de plus grande communication entre l'Occident
et l'Orient de l'Asie. Ahiis, ces réserves faites, nous persistons à
penser qu'il subsiste une réelle analogie dans les rapports historiques
qui reliaient au foyer central du Gandhâra ses deux satellites de
première grandeur, devenus à leur lourdes foyers secondaires.
Plus l'on avance dans l'étude de la diffusion de l'art gréco-boud-
dhique vers la Haute-Asie et plus clairement apparaît l'importance
du fait que l'empire de Kaniska se trouvait ainsi placé à cheval sur
l'Hindou-Koush. Nous comprenons mieux que jamais les raisons de
la reconnaissance que, nous l'avons ditt^', la tradition bouddhique
a toujours vouée à ce roi barbare, en jugeant de l'impulsion que
sa seule influence a pu naturellement donner à la propagande
simultanée d'une doctrine et d'un art religieux auxquels il était de
naissance parfaitement étranger. Si la conversion d'Açoka s'est
répercutée dans toute l'Inde, celle de Kaniska a gagné d'un seul
coup la meilleure part de l'Asie centrale. C'est bien à lui que semble
dîi de ce côté le deuxième grand bond delà Bonne Loi : après celui
qui l'avait menée du Magadha au Gandhâra et au Kaçmîr , celui qui
lui lit iVanchir le Toit du Monde et lui ouvrit la route de Chine.
Non content de réunir sous le même sceptre les bassins supérieurs de
l'Oxus, de rindus etdu Gange, Kaniskaaurait voulu annexer encore
celui du Tarim. Du moins Hiuan-tsang nous l'assure : et ce qui
donne une singulière consistance à son témoignage, c'est qu'il a vu
en visitant l'Inde du Nord, dans les pays de Kapiça et de Cinapati,
les monastères qui avaient été assignés comme résidences aux otages
' r.r. ci-dessus, I. Il, p. /ii8 el 5i8.
LA ROUTE DE TERRE.
r.'ir.
royaux ramenés par Kaniska de ses campagnes chinoises O. Or,
d'après les annales des Han postérieurs, en 107-1 i3 après J.-C,
FiG. 5io. — TïPES DU BoDDHA ET DE Maitréya, EN CiiiNE (cf. p. 236, 663, 66g, 700, 706).
Sculptures rupesires, stuquées et peintes, dans la grotte n° VI de 1 UH-fca/ig'.
D'après Éd. Cuiïjsm'^ , llksiim . pi. CWVII.
le roi de Kashgar aurait dû eu effet livrer comme otage l'un de ses
proches parents, nommé Ch'en-p'an, au roi des Yue-tche. Par un
*'' Ces otages, fort hien traités, pas-
saient l'été au Kapiça, le printemps et
l'automne au Gandhâra, l'hiver h Ci'na-
pati ilans le Penjâli. Cf. Hilan-tsang,
lier., I, p. o() et 1-3; M. A. Stkin, Ane.
Kli(il(tii, p. 55-50, iG/i, ■y.û'.i.
6/i'4 INFLUENCE DK l/KCnLE DU GANDI1\RA.
accord curieux, c'est tout à la fin de son règne et de sa vie que
la légende place l'expédition de Kaniska dans la région du Nord.
S'il est bien mort, comme le voudrait notre clironologie, vers
l'an iiat^', ce serait donc les armes de son successeur Huviska
qui auraient rétabli, entre ii/i et lâo, ce même Gli'en-p'an,
tout frais sorti des couvents du Nord-Ouest, sur le trône de ses
ancêtres. Quoi qu'il en soit, les sinologues s'accordent à placer
en l'an i 50 de notre ère l'introduction officielle du Bouddhisme à
kashgar. Dès lors la grand'route de Chine s'étendait devant lui*^).
Et sans doute le premier rôle continua quelque temps à être réservé
au Gandhâra : c'est à un artiste de Puskarâvati que le Sùtràlankâra^^'i
confie encore la tâche daller décorer un monastère de Tashkend.
Mais il n'y a plus lieu d'être surpris que, dans le Céleste Empire,
le métier de traducteurs de textes sacrés et de colporteurs ou fabri-
cants d'images ait été surtout rempli au if et au m" siècle par des
Baclriens ou des Sogdiens, sujets des Yue-tche.
La Sérinde. — Quand nous passons le contrefort des Pâmirsqui
sépare le Turkestan russe du Turkestan chinois, nous nous trouvons
d'ailleurs parmi des populations beaucoup moins différentes qu'on
ne pourrait s'y attendre de celles que nous venons de quitter : et Les
Sères, nous dit en passant Pausanias (VI, 26), sont un mélange de
Scythes et d'Indiens, n Si par rrScythesn il entend, selon l'heureuse
expression de M. F. W. Thomas'*' « la ceinture extérieure et encore
mal civilisée de la race iraniennes, il a tout à fait raison pour
son temps. Les dernières découvertes — car nous sommes ici sur
''! Comme nous l'avons déjà dit, à Khotan, proliablemenl par infiltration
p. 4 19, n. 1, Kaniska serait mort étouffé à travers le Karakorum depuis l'Udyàna
par ses propres officiers, qui se refusaient et le Kaçmîr, cf. M. A. Stein, Ane. klio-
à le suivre davantage: apparemment il en Inn, p. 56. Ce mode différent de propa-
était des Yue-tche comme des Parthes, gation expliquerait le caractère différent
dont Tacite nous dit que, prompts à tra- des sectes dominantes au nord et au sud
hir leurs rois fi/i)irtfes, VI, 36), rtlongin- du bassin du Tarim (cf. t. 11, p. 386).
quam militiam aspernebantî) (XI. lo). ''' iv, ai; trad. Ed. HuBcn. p. 117.
''' Pour re qui esl de son inlroilnctioii '*' J. 11. 1. ^)'., lyoO, |i. kjcS.
LA ROUTE DE TERRE. 6'i5
un terrain beaucoup mieux exploré — ne nous montrent en ell'et
dans le bassin du Tarim que des populations parlant des lanjjues
indo-européennes, surtout des dialectes iraniens, et, dans le Sud,
une forte colonie indienne, employant dans ses actes administratifs
et sa littérature relijjieuse un pràkrit très voisin de celui du Pen-
jâbW. Toutefois il faut également compter de bonne heure avec la
pénétration de la civilisation et de la langue chinoises. Nous dirions
volontiers de l'ensemble du pays ce que Hiuan-tsang nous rapporte de
l'oasis de Khotan, que ce fut à l'origine un terrain de chasse disputé
entre deux princes exilés, l'un de l'Inde*'^), l'autre de Chine. Fina-
lement, celui-ci l'aurait emporté sur son rival. «Le Li-yul, disent
de leur côté les Annales tibétaines, n'est ni in lien ni chinois (enten-
dez qu'il est un mélange des deux). Les habitudes du peuple sont
tout à fait semblables à celles de la Chine : la religion et la langue
sacrée sont tout à fait semblables à celles de l'Inde, n Ajoutons qu'il
en était de même des alphabets et de l'art. A ce moment de son
histoire, ce pays, si peu favorisé qu'il fût par la nature, devient le
champ clos où se rencontraient les deux grandes civilisations de
l'Extrème-Oi'ient. Le général Pan-tchao y établit à partir de 78
après J.-C. la domination des fils du Ciel et fixe à Koutcha en qi
le siège de sa vice-royauté. L'expédition présumée de Kaniska dans
l'Ouest du pays, vers l'an 1 1 0, n'aurait été qu'une réaction momen-
tanée contre ces conquêtes. Mais si la suzeraineté chinoise a fini ,
après bien des vicissitudes, par se maintenir dans la région, il n'y
subsiste pas moins jusqu'à nos jours une colonie indienne impor-
tante. Le bassin du Tarim nous apparaît ainsi comme une sorte
d'Indochine continentale , sauf peut-être qu'ici les deux zones
d'influence sont moins nettement délimitées que dans la péninsule
transgangétique : et comme celle-ci a accaparé ce nom expressif,
nous emploierons celui, presque synonyme, de Sérinde comme
'"' M. A. Stein, At)r. Khntaii , p. 16/1. fils iTAçoka, comiin- du iiiyllilqiii' l'Viiii-
'^' 11 serait venu de Taksarilà. Plus eus un (ils d'Enée. Cf. M. A. Stein, ;/'»/.,
lard ou i'[iroiiva le besoin d'en faire un p. il)8, iGi.
6/if) iNFLUEiXCi' DH i;i:r,ni,i'. n[i gandiivim.
désignation ancienne du pays qni est devenu sur nos cartes le Tur-
kestan oriental ou chinois, et qui n'est guère turc que de langue.
L'exploration archéologique est ici trop récente pour que nous
ne devions pas en décrire brièvement les conditions et le théâtre.
Imaginez, au cœur même de l'Asie, une vaste dépression sablon-
neuse qui forme le bassin du fleuve intermittent du Tarim jusqu'à
sa perte dans le lac nomade du Lob-nor. Au sud, la formidable
barrière du Kouen-lun, rebord du plateau tibétain, tombe presque
à pic sur la plaine. Au nord, celle-ci est bordée parle rempart, encore
très élevé, du Tien-chan ou Monts Célestes — l'Imaiis scythique,
autre contrefort du fameux Toit du Monde. Tout autour, au
pied même des montagnes, règne une frange d'oasis. Deux routes,
menant d'Occident eu Chine, les relient, bifurquantàKashgar pour
se réunir de nouveau au couloir de Touen-houang. Chacune d'elles
égrène un chapelet de villes et de bourgades : au nord, Aksou,
Koutcha, Karashar, Tourfan, Hami; au sud, Yarkand, Karghalik,
Khotan, Keriya, Niya, Cherchen, Charklic[. Le climatest extrême,
fait de froids polaires l'hiver, et de chaleurs torrides l'été: mais
il est excessivement sec. Tout ce qui pointe au-dessus du sol est
vite blanchi, rongé, détruit par les terribles bourrasques, qui
chassent devant elles les dunes comme des vagues; tout ce qui
demeure protégé sous la couche de lœss ou de sable est, comme
en Egypte, admirablement conservé, le bois et le stuc encore
intacts, l'encre des manuscrits à peine pâlie, le coloris des pein-
tures toujours frais. Là gît la chance des archéologues : on sait
comment ils viennent de la mettre à profit^. Ils ne faisaient d'ail-
''' Aux renscignemenis iloimés t. I, allemandes (A. Grïn«edel, Bericlil ttber
p. 4-5, il faut ajouter : i° l'apparition arclidnlogisclie Arbeileii. in Idikiitscliari
(lu /)('/(f//pr/ //cpo/7 de Sir Aurcl Stein suc '""/ l'iitiidniiii^ . Miuiicli , 1 906, et .1//-
sa première mission [Ancient KItolaii , hmUliisùsclie Kultslutteit in Chinesisrh-
9 vol. 10-4°, Oxford, 1907) et dure'citde Turkistan, Berlin, igi-J ; A. von Le Coq,
sa seconde mission {Riiins of dcsert Ca- VÀotscko, Berlin, 1912: 3° l'installation
Ma^, 2 vol. in-8°, Londres,' 1912); a° la au Musée du Louvre de la collection
publication des rapports sur les missions P. Peli.iot.
LA ROLTE DE TERRE.
6-'i7
l'iG. h'ii . - Stèle chinoise^[6Go ap. J.-C] (cf. p. ayf), 37o,JG(î:i, liSii, 688,^701, /Oti).
Musée du Louvre. Provenant de Long-men. Hauteur: 0 m. tio.
Mission de M. Philippe BEHiatLor.
leurs que se précipiter sur les traces des pèlerins cliinois. Si pré
cieiix que soit le butin qu'ils ont rapporté, si inattendues qu'aiei
II
6/(8 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
ét('' quelques-unes de leurs découvertes, on pourrait soutenir qu'à
notre point de vue ils ne nous ont rien appris de nouveau. Que le
panthéon bouddhique du Gandhâra ait, par l'intermédiaire de la
Sérinde, gagné la Chine, nous le savions déjà. Mais à présent nous
faisons mieux que de le savoir, nous en touchons les preuves pal-
pables. Que cela fasse une différence, le contraste du présent para-
graphe, bourré de noms et de faits, avec celui que nous venons de
consacrer à Bactres et qui sonne si terriblement le creux, est là qui
l'atteste.
Essaiei'ons-nous à présent de résumer l'œuvre collective déjà
accomplie? Sur la route du Sud, qui est restée le domame parti-
culier de la mission anglaise, les eaux qui dévalent des montagnes,
apportant avec elles la fertilité et la vie, prolongeaient jadis beau-
coup plus loin qu'aujourd'hui la ligne de verdure de leurs peu-
pliers et de leurs roselières. Autant par le fait de la dessiccation
générale du pays que de la négligence musulmane, qui a laissé s'ob-
struer les cantHix d'irrigation, le sable a gagné du terrain sur les
cultures et le désert a pris sa revanche sur la civilisation. C'est des
anciens établissements abandonnés, maisons particulières, monas-
tères ou slilpa, que sont sorties les trouvailles. Sur la route du
Nord, celle des missions russe, allemande, française, japonaise,
les édifices de plein air étaient en général trop ruinés pour avoir
conservé aucune pièce de grande dimension; les découvertes les
plus importantes ont été faites dans les hypogées creusés au
flanc des collines voisines de Tourfan ou de Koutcha. De part et
d'autre, si on laisse de côté des manuscrits rédigés dans presque
tous les alphabets et les langues de l'Asie, des sceaux, des intailles,
des monnaies, des étoffes, des broderies, le gros des collections
est constitué, soit par des sculptures sur bois et des modelages
d'argile, soit par des peintures, les unes murales, les autres
exécutées sur soie, sur toile ou sur bois. Disons-le tout de suite :
ce qu'il y a de plus nouveau et de meilleur, ce sont encore
les peintures.
LA ROUTE DE TERRE.
G49
Fi(i. fj'ia. — Stèle chinoise, en deds siii.es [55/i ii(i. J.-C] i cf. [>. Ci6'^ , 77'^ )•
Musée lie Bn»lon. Hauteur de la partie vepruilnilc: i m.ao.
D'.iprrs Ars Asiatica , II, pi. \\1\.
Elles ii'onl pas seulement le grand avantage, déjà signalé^, de
nous rendre parfois une idée approchée de ce que dut être la pein-
'" Cf. i. Il, p. ioi.
650 INFLUENCE DE F/ÉCOLE DF r,ANDH\RA.
ture gandhàricnne. M. A. Griinwedel, qui est un artiste en même
teni])s qu'un pliilologue, vante avec complaisance chez les fresques
de koutcha la vigueur du dessin, l'habilelé de la composition,
voire même le pathétique de l'expression : et celles que Sir Aurel
Stein a mises de son côté au jour, notamment près de Miran ,
méritent les mêmes éloges. Quant aux statues, elles sont le plus
souvent établies en argile peinte sur un bâti de bois et de fascines
de roseaux. Aussi n'en retrouve-l-on guère que la partie la moins
friable et sans doute aussi la plus soignée, à savoir les têtes. Celles-
ci ne sont pas sans grâce, ni surtout sans originalité : malheureuse-
ment ce procédé d'exécution invitait et prêtait à la multiplication
indéfinie des moulages. Ici l'abus est certain, car on a retrouvé des
moules, en même temps que des poncifs pour les dessins. Tout
compte fait, il ne faut pas oublier que ces ruines du Turkestan,
restes d'édifices en torchis ou de grottes creusées dans des falaises
terreuses, sont des fondations plutôt mesquines et dues à de bar-
bares donateurs.
Ce serait donc s'exposer à des déceptions que de s'exagérer à
l'avance la valeur esthétique des collections nouvelles : mais rien
n'en saurait diminuer la valeur documentaire. Par comparaison
avec nos galeries d'antiques, un esprit infatué de l'idéal classique
pourrait déclarer n'y voir qu'un fatras hétérochte d'images de piété
et d'objets de rebut, héritage médiocre, et dès longtemps dilapidé
par les chercheurs de trésors, d'une civilisation aussi superficielle
que mêlée. Il n'en reste pas moins que cet étrange bric-à-brac,
réparti sur les dix premiers siècles de notre ère, et où se coudoient
tous les types et tous les styles, hellénique, iranien, indien, turc,
tibétain, chinois, jette définitivement le pont entre l'art de l'Asie
hellénisée et celui de l'Extrôme-Orient. Nous nous hâtons d'ailleurs
de convenir que, même au seul point de vue de l'inlluence clas-
sique, il y a un tri à faire, et de rappeler que tout l'apport venu
d'Occident ne saurait être inscrit au crédit de l'école du Gandhâra.
Il est bien clair, par exemple, que les représentations manichéennes
LA ROUTE DE TERRE. 651
retrouvées au Toui-l'an n'ont rien à démêler avec le Penjâb. De
même les plus belles intailles grecques ont dû être directement
importées du pays de Ta-tsin. Enfin, jusque sur les monuments
dont le caractère bouddhique est indubitable, il faut compter avec
la possibilité que le cadre décoratif, si indien que soit le tableau,
n'ait pas fait le détour de llnde. L'exemple le plus caractéristique
de ces bordures grecques, ou tout au plus irano-grecques, entou-
l'ant une composition gréco-bouddhiijue d'origine indienne, nous
est fourni par les admirables peintures de Miran, au sud du Lob-
iior. Bouddhiques étaient sans conteste deux petits temples ronds
dont les voûtes abritaient un slûpa intérieur; bouddhiques sont les
scènes qui se déroulent sur le fond, d'un rose tout pompéien, de
leurs parois, ici des épisodes de la vie du Maître, là le fameux
jdtaka de Viçvantara ; mais sur la bande qui régnait au bas des
murailles, tantôt des anges ailés, tantôt des amorini ou des génies
mithraïques, sans compter d'autres personnages encore plus pro-
fanes, semblent directement transférés d'une église ou d'une villa
syrienne des premiers siècles de notre ère. Ainsi que Sir Aurel
Stein a résumé ses impressions devant une apparition si inattendue
en pareil lieu : « le style gréco-bouddhique de l'Inde avait mis son
empreinte sur la frise, et l'art contemporain de l'Orient romain, tel
qu'il s'était transmis à travers la Perse, avait laissé son reflet sur la
[dinthet^'ii. Nos réserves ne sont donc pas de pure forme; mais nous
nen devons pas moins constater que la meilleure part des objets
d'art religieux qui ont été exhumés, sont de caractère bouddhique
et par suite d'origine indienne. Sur ce point les fouilles ont nette-
ment confirmé le témoignajfe des voyageurs et des historiens chi-
nois. Mazdéisme, manichéisme, nestorianisme ont bien pu suivre
dans le sillage du Bouddliisme*'-' : mais c'est avant tout la Bonne
Loi et la forme indo-grecque de son imagerie que les artères mon-
"' M. A. Stein, Deseii V.athmj . 1, de i'élépliant sur Im lig. i /i 7 , comparez
p. 489: llg. 189-148 et pi. IV, 5. notre figure \hh,\.
Pour ie geste dont s'accompagne le don '"' Cf. ci-dessus, I. Il, p. fjGi et suiv.
652 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
dialcs, douL nous venons de déterminer le trajet, ont d'abord et
surtout charriées jusqu'en Chine.
Les preuves de cette assertion se lisent déjà dans les relations
des explorateurs eux-mêmes; car ils étaient mieux préparés que
personne — ne cherchez pas ailleurs les l'aisons de leur éclatant
succès — à définir et à commenter leurs propres trouvailles.
Nous devons nous borner à signaler, ou pour mieux dire à rappeler
les traits les plus caractéristiques d'une analogie si généralisée.
Elle s'étend, on le sait, jusqu'aux édifices. Les stûpa de Ravvak,
près de Khotan, ou de Mauri Tim, au N.-E. de Kashgar, sont, par
exemple, tout à fait conformes aux modèles de l'Inde du NordO,
tandis que les plafonds de plusieurs cryptes de Qyzyl sont, au
témoignage de MM A. Griinwedel et P. Pelliot ('■'), exactement du
même type que celui de Pândrenthân (fig. 57). Si nous passons
maintenant aux scènes légendaires, il sera beaucoup plus court de
dire qu'elles se représentent presque toutes, et toujours conformes
aux prototypes gandhàriens, depuis le Dipanhava-jdlaka jusqu'à
celles qui suivirent le trépas du Maître. Il suflit de reproduire une
fois de plus ici les et quatre grands miracles ii, pour qu'on juge de
la fidélité des répliques à travers les différences de style (fig. 52 3).
La seule variante importante concerne le tableau de la Nativité,
qui est complètement retourné; mais l'accident est clairement
imputable au fait que le poncif de cette scène a été employé à
l'envers; et, en effet, pour que tout rentre dans l'ordre accoutumé,
il suffit de regarder cet épisode par transparence. Enfin, parmi
les personnages, nous avons déjà dû noter en passant quantité
de figures empruntées aux superstitions populaires de l'Inde et
à peine modifiées au cours de leur déplacement. Faut-il les énu-
"' Cf. M. A. Strin, Ai\c. Khultni, I. ''' A. GftmviEDEL, Altbmldhisttsche Kult-
fig. i3 et 09-66; II, |)L 1 «t xiii-xviii. slatten in Cliinesisch - Tiidistan, 1912,
XXII, XL. Cf. nos lig. 16 ot 1 7 et /lrt7(«'o- lig. 890 i; photogi'iipliie P. Pelliot,
logical Surveij of India. Aniiiud Report dans L'Art décoratif, n° ii3, août
igio-ii, pi. XIII. i9'f>, p. 53.
LA ROUTE DE TERRE. 653
nither tous à nouveau : démons grotesques (fig. 52^), Nàgas et
Garudas (fig. 62 5), Vajrapàni et Lokapàlas, roupie tutélaire
(fig. BaS-bSo), dèva du Soleil (fig. 53i), type de l'ascète braii-
Fic. ^Iii. — MiSQUE DE Gabliia ( T'ien-kéoc) , Ac Japox (of. p. '10).
Collection R. Petui cci.
manique (fig. 532-535), pour finir par le Buddlia accompagné
de ses moines (fig. 536)? Cette gerbe de faitst'', recueillie au
hasard, prouve suffisamment l'importance d la persistance de
l'influence gréco-bouddhique en Sérinde : or, c'est tout ce qu'il
nous importe de retenir ici.
'"' Cf. t. II, p. 1 9, 3-j, n. 1, io, Ga ,
100, 193, i38, 160, 169, i63, 9.5().
3 1 0 , 33a , 389 , etc. — Pour des détails
de parure, de costume ou de coidure,
voir encore p. 78 , n. 9 , g^ (cf. fig. ^io.-j)
et 193 (cf. tig. 598).
654 INFLUENCE PE I/KHOLE nU GANDHIra.
On le conçoit aisément, une analyse minutieuse des publications
parues et des collections exposées allongerait hors de toute propor-
tion cette étude. Nous avons en efl'et alTaire à un développement
artistique qui s'est prolongé pendant plus de mille ans. Parmi les
sanctuaires du Sud, quelques-uns, nous dit Sir Aurel Stein, déjà
llorissants au ]f siècle de notre ère — et c'est une des raisons qui
nous ont ci-dessus empêché de faire descendre trop bas les débuts
de l'école gréco-bouddhique''' — ont dCi, comme Niya et peut-être
Rawak, être abandonnés dès la fin du m" siècle devant l'invasion
des sables; d'autres, comme ceux de Dandan-Uiliq, de Domoko
ou d'Endère, ne l'ont été qu'au vui''; quelques-uns enfin et, peut-on
ajouter, la plupart de ceux du Nord ont continué jusqu'à l'arrivée
des musulmans (xi"" siècle), et parfois même après, à être entourés
de la dévotion populaire. Ces derniers durent par suite se prêter
soit à des additions nouvelles, soit à des réfections ou à de pré-
tendus eud)ellissements : cette manie de restauration sévit encore
de nos jours dans les grottes de Touen-houang. Aussi, pour l'œil
averti de M. Grûnwedel, la décoration sérindienne se répartit-elle
entre cinq ou six styles diflereuts, gandhârien, iudo-scythe, vieux-
turc, ouïgour, tibétain : et ces diverses périodes sont d'autant plus
aisées à distinguer que le contraste entre les donateurs et les artistes
les souligne. Depuis les élégants types indiens, en passant par les
K chevaliers T) tokhariens, armés de l'épée et de la dague, jusqu'aux
Ouïgours empêtrés dans leurs robes aux longues manches; depuis
l'artiste qui signe du nom romain de Titus (^^ les fresques de Miran,
en passant par des Sérindiens, jusqu'au peintre chinois qui s'est
représenté lui-même, le pinceau à la main, sur des fresques de
Tourfan''', il ne tient qu'à vous d'en faire la revue, soit au British
Muséum, soit au Musée d'Ethnographie de Berlin. De son côté, le
<■' Cf. t. II, p. '.39. (^' Cf. A. Grijnwedel, AUhuddhkikche
''' M. A. Stein, DescrI Ctithay, I, KMllstiiltrn in Cliiiiesisch - Tiirkislan,
|j. igi-igS; la iecliire est de M. A.- lig-. 336, 338; ou les lielles planches du
M. BovER. Chotstlio de A. vo\ Le Coq.
LA ROUTE DE TERRE.
655
Louvre est suffisamment pourvu, grâce à la mission de M. P. Pelliot,
de têtes de mortier ou d'argile, pour qu'on puisse les échelonner
depuis les plus « aryennes ■«, comme on dit, jusqu'aux plus mon-
goles'''. C'est tout un monde nouveau, toute une variété de types
FiG. hhh. — Mahàkàla (Dai-kokod), au Japon (cf. p. 199, 670).
Statuette de bois de la collection R. Petbvcci.
et de styles que les iouilies ont ainsi fait surgir de terre. Aux
liabiles et heureux explorateurs revient la tâche de les étudier
dans le détail et, à cette occasion, de renouveler de fond en comble
notre connaissance des antiquités de l'Asie centrale : nous pouvons
'' es. 1/ irl (h'cur(tlif, 11' l'io, :iiiùl 1910, |i. i() el planche hors texte.
056 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
nous en fier à eux de ce soin. Pour nous qui, ne l'oublions pas,
n'avons ici d'autre dessein que de suivre à la piste, dans l'espace
et dans le temps, la diffusion de l'art ,oréco-bouddhique, notre
l'Ole sera terminé quand nous aurons montré comment se ménage
la transition entre le point de départ et celui d'arrivée, de Kasiigar
à Touen-houang — entre le début et la fin de la période, du
u* au x^ siècle de notre ère.
L'abondance et la diversité des trouvailles ne doivent pas en
effet nous faire perdre de vue le fait qui domine le jeu complexe et
touffu de toutes ces influences etbniques, venues des quatre coins
cardinaux. A prendre les choses d'un peu haut, il n'y a, comme
nous le disions en commençant, que deux grandes civilisations et
deux grandes races en présence, à savoir, pour nous servir d'une
expression brutalement nette, la blanche et la jaune. Aussi bien
tous les témoignages sont-ils d'accord sur le partage, dans l'espace
comme dans le temps, des deux grandes influences. Sur la route
du Midi, en dépit de la désolation du pays et du climat, Sir Aurel
Stein se réconforte en retrouvant jusqu'au sud du Lob-nor non
seulement le style classique, mais la jeunesse, la beauté, la joie de
vivre méditerranéennes'''. Sur la route du Nord, par un accord
d'autant plus curieux à relever qu'il n'a rien de prémédité,
M. A. Griinwedel se réjouit de respirer jusqu'à Koutcha quelque
chose de l'atmosphère antique; au contraire il déplore le caractère
sinistre, funèbre, démoniaque des œuvres de Mourtouq et de
Tourfan, en même temps qu'il y signale l'apparition rr d'éléments
distinctement chinois'^N. Les voyageurs qui arrivent de l'Est
éprouvent des impressions analogues, mais inverses. Les Annales
des Wei du Nord regrettent de constater qu'ffà l'ouest de Tourfan,
les gens ont des nez proéminents et des yeux profondément enfon-
cés n, ce qui est évidemment moins conforme à l'esthétique chinoise
qu'indo-européenne (''. En revanche Song Yun a la satisfaction de
''* M. A. Stein, Désert Cathay, p. k%h et passiin. — <^' Zeitscli. fiir Ethnologie,
1909, Heft VI, p. giS-yiG et 896. — '-^^ M. A. Stein, Ancieiil klwlan, p. liy.
LA ROUTE DE TEliRE. f)57
trouver encore à Tso-mo, entre Cherchen el Khofan, r un Buddha
et un Bodhisattva qui n'ont point des figures de barbares '')ii : en-
tendez que leur type tire déjà sur l'idéal mongol, l.a frontière
arlisliijue, coïncidant (ou peu s'en faut) avec la frontière etbiiique,
est, on le voit, assez flottante : elle n'en existe pas moins et coupe la
vSérinde à peu près par la moitié. La démarcation des périodes,
également indécise en son milieu, n'est pas moins tranchée aux
extrémités. Si longtemps qu'ait persisté l'influence gréco-boud-
dhique (au moins jusqu'au vin'= siècle), c'est aux n*" et uf siècles
de notre ère que les explorateurs sont d'accord pour rapporter
l'époque de sa plus grande floraison autour de khotan et de kout-
cha. Sans doute l'école locale était dès lors contaminée d'éléments
gréco-romains ou gréco-iraniens, comme plus tard sassanides ou
byzantins; mais elle n'en était pas moins un rejeton de l'art gan-
dhârien, à telles enseignes qu'on y a retrouvé de petits modèles en
schiste bleu évidemment importés de leur pays d'origine ('-'. D'autre
part Song Yun attribue à Lu-kouang, c'est-à-dii'e à la fin du
IV* siècle au plus tard, l'érection des statues déjà chinoises dont
il vient d'être question; mais c'est surtout parmi les peintures sur
soie de Touen-houang, au viu'' et au ix" siècle, que nous nous trou-
vons nettement en présence d'images bouddhiques complètement
interprétées à la chinoise (^l En résumé, l'histoire de l'art boud-
dhique dans l'Asie centrale se divise en deux grandes périodes,
comme son aire de dill'usion en deux grandes zones, oi^i dominent
d'un côté la culture indo-européenne, de l'autre >ino-mongole.
Entré indo-grec par Kashgar au ii" siècle de notre ère, quand il
ressort trois siècles plus tard par Toueng-houang pour pénétrer
en Chine, il n'est déjà plus (pie sérindien. Petit à petit, sous l'in-
fluence du milieu, le style gréco-bouddhique s'est mué, le long de
'"' Song Vdn, traduction d'Ed. Ciia- '*' M. A. Stein, Ancieiu Mwinn,
VANNES, dans le Biillcliii de l'Ecole f mu- pi. XF^VIU.
çaxse d'Ea-tii'me - Orienl, 111, ir)o3, *' M. A. Stein, Désert Cuthmj , 11,
|). Bgi. [)1. VI : cf. fij]'. i()i), |il. VII, etc.
CANDUÀHA. - II. I^•^
iir. :<ATruNALr.
658 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
l'intenninable chemin, en un style qui ne peut plus être qualifié
que de sino-bouddliique.
La Chi>e. — Comme le pays qui lui a donné naissance, l'art
bouddhique de la Sérinde est donc à deux visa<jes ou plutôt à deux
masques : car aucun de ces deux aspects ne leur appartient en
propre. Simple lieu de passage et terre de transition par excellence,
l'Asie centrale reflète tour à tour, plus ou moins fortement, les
deux grandes civilisations entre lesquelles elle se trouve insérée.
11 en résulte aussitôt que son partage entre les deux influences que
nous avons vues à l'œuvre nous atteste aussi bien fexistence d'un
art chinois à l'Est, que d'un art indo-grec à l'Ouest. Tel est du
moins à nos yeux le plus clair résultat de notre étude. Lors même
que nous ne soupçonnerions pas autrement que la Chine possédât
déjà une école nationale, il nous faudrait l'admettre par hypotiièse.
Mais ce vieil art chinois n'est heureusement pas pour nous un
simple postulat. Si peu qu'ait été l'ouillé le sol du Céleste Empire,
les sépultures du Chan-toung, du Ho-nan, du Sseu-tch'ouan , nous
ont rendu des rc sculptures sur pierre n, que l'on connaît par la
belle publication de Éd. Chavannes''), et qui datent de l'époque
des Han (u'"-ni'= siècles ap. J.-C). Leur décor, moins sculpté que
gravé'^', paraît au premier abord dénoter une technique tout à fait
primitive; mais , après plus ample examen, on en est venu à penser
qu'il se ressent plutôt d'une exécution ([uasi fr industrialisée n de
motifs consacrés. Il y a tout lieu de croire que ces scènes, destinées
à être enfermées, la face sculptée en dedans, dans l'ombre de la
chambre funéraire, sans autre spectateur que le mort, étaient
abandonnées à de médiocres artisans, sortes d'entrepreneurs de
monuments funèbres. Mais à travers leur travail grossier et som-
'■' Éd. Chavannes, La sciitjnui-e sur la Revue de l'Université de Bruxelles, a.\vil-
pieiTe en Chine au temps des deux di/naslies mai 1910.
Han (1893); rétiide a élé reprise dans le '"' Nous reviendrons plus bas, p. 772-
premiur volume de la Missimi dans lu 778, sur cette questiondeleclmique, dont
Chine scpleiiirionule. CF. R. I'etricci, dans on devine Timporlance.
\.\ ROUTE DE TERRE. 059
maire on croit voir transparaître de grandes compositions, d'un
mérite artistique infiniment supérieur, dont ces ouvriers ne nous
ont laissé que la transcription mécanique et stéréotypée. Dans les
^&V\k
\L
l'"iG. Ôi5. — Hiniii (Ki-si-ho-djin), au Japon (cf. p. i3g, 070).
Statuellc de bois de la collecliim U. Cfaty. Hauteur: o m. 30.
Cf. .\. Getty, Tlie Goda of Nnrtbent Bn^hlltistn , pi. \\\II n.
allures des personnages, leur mode de groupement, le dessin de
leur silhouette, le choix de leurs attitudes, on a même voulu
relever plus d'une analogie avec le fameux rouleau attiihué à Kou
Kai-tcheC^ et aujourd'hui conservé au British Muséum, le(|uel
"'' \()ii' Ei\. ('.IIAVAN>KS, T'duiiir l'dn . iiese l'aiiiinig uj llic jouiili ceiiUinj ( liuv-
niai-s Kjtxj, p. yti-Sy; L. l!i\vo\, .1 ('.lu- imjrton Mcgaiinc , jans . l'jo'i).
660 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
témoigne d'un art déjà consommé. D'antre part, outre les dalles
intérieures des sépulcres, on a retrouvé des sculptures, piliers ou
lions, qui, destinées à la lumière du jour, sont des œuvres très
supérieures d'artistes dont les noms sont connus par des inscrip-
tions('). On est ainsi Forcément conduit à admettre, d'accord avec
les affirmations des Annales, et sans parler des bronzes archaïques,
l'existence en Chine, dès les premiers siècles de notre ère, d'un
ai't déjà ancien et ]deiiiement développé.
Tel est le tronc extrême-oriental sur lequel est veiuie se greller
l'influence gréco-bouddhique. Mais il ne suffit pas de savoir qu'en
Chine celle-ci n'a pas trouvé table rase devant elle : il est égale-
ment très important, comme le prouvent les précédentes pages,
de fixer à quel moment de son évolution elle s'y est définitive-
ment installée. Etait-elle à son arrivée encore voisine de ses
sources occidentales et classiques, ou déjà transformée au cours
de la distance et du temps? La réponse à cette question dépendra
avant tout de la date à laquelle nous devrons rapporter les pre-
mières adaptations faites sur place des modèles gandhâriens.
Impossible, par suite, de nous contenter des traditions plus ou
moins légendaires qui font remonter à Tan 67 après, voire même
à l'an 2 avant notre ère, la première introduction de livres,
d'images et de çromami bouddhiques^-). Ce qu'il nous faut, pour
fonder nos conclusions sur une base solide , ce sont des monuments
importants et datés. Or. les premiers que nous rencontrions
— nous en devons encore la publication à Ed. Chavannes'^) —
appartiennent seulement au v° siècle. Qu'on ne s'étonne pas
trop s'd a fallu tant d'années pour transporter de proche en proche,
sur les interminables routes de l'Asie centrale, un matériel déco-
ratii aussi considérable cl, pour le pays, aussi nouveau. D'autre
'" Cf. Bdshell, Chinese Arl . I, p. 59. lions ilirecles oiiverles par Tc'liang--k'ifin
Voir Kokha, 2^5, 227, 233. avec l'Occident dès le ii' siècle av. J.-C.
'-' Nous reviendrons plus has, dans ''• Mission dans lu Chine seplenlno-
nos Conclusions (p. 856), sur les rela- nalc, l. 1, fasc. a et planches.
LA ROUTE DE TERRE.
r.r.i
part la vieille Chine semble avoir longtemps et énergiquement
résisté à l'invasion des idées et des images nouvelles. On dirait en
vérité qu'elle a fait faire antichambre au Buddtia. Celui-ci n'aurait
même pénétré dans l'antique forteresse confucéenne qu'à la faveur
l'iG. ô'iG. — HÀiuTÎ (Ki-si-Mo-DjiN). M Japi.n (cI. p. i3(j, 070, 7157).
Slatuetle de bois, de la collection II. (iETrr. Ilnutear: 0 m. s3.
Cf. A. Gettt, TIic Cmh r,f yorihern IhMhhm . pi. XXXII b.
d'une révolution politique, grâce aux armes des barbares sectateurs
qu'il avait racolés dans l'Asie centrale. C'est sous la dynastie tan-
goute des Ts'in antérieurs qu'un moine cbinois dédie, en 366, la
première des cr mille grottes n, et sans doute aussi le premier îles
rt mille Buddliasii de Touen-houanp-. C'est la dvnastie tongouse des
662 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÂRA.
Wei du Nord qui, au v"^ siècle, creuse et décore les sanctuaires
rnpesLres de Yun-kang, près de Ta-tong-fou, et au vi*", ceux du
Long-men, oii les T'ang ne font que continuer leur œuvre. En
somme les bas-reliefs et statues de Yun-kang, exécutés entre /i5o
et 5oo, restent les plus anciens monuments actuellement connus
de l'art bouddhique en Chine, et il est douteux qu'on en découvre
jamais qui soient antérieurs au iv" siècle.
Une date relativement aussi basse apporte avec soi ses indica-
tions. Elle laisse tout loisir, d'une part, à l'école indigène, pour
évoluer et même, dès le v^ siècle, se codifier à sa guise; de l'autre,
à l'école étrangère, pour se modifier profondément au contact
d'un milieu nouveau. Quand l'art gréco-bouddhique parvient enfin
au Chan-toung et au Ho-iian, il venait de se transformer de la
façon que nous avons vue en Sérinde. Aussi quiconque feuillette
le précieux album de Ed. Chavannes, est-il plutôt surpris de trou-
ver des preuves encore si visibles et si abondantes de son influence.
Assurément, les scènes de la jeunesse du Buddha (tir à l'arc, vie
de plaisirs dans le gynécée, sommeil des femmes, départ de la
maison, etc.) ont déjà subi le travestissement auquel on pouvait
s'attendre : types, costumes, architectures, accessoires, tout est
devenu cbinoisC). Mais il est remarquable de retrouver, exactement
observé, l'ordre traditionnel des scènes et, dans chacune d'elles,
le concept original de la composition. Les épisodes du cycle de la
Bodhi et de la carrière du Maître sont d'ailleurs restés beaucoup
plus proches des modèles gandhàriens, en raison du costume
stéréotypé du héros principal et de ses moines. Non moins évidente
est l'allure indianisante des Bodhisattvas, de leurs proportions,
de leurs draperies, de leurs attitudes. Certaines de ces der-
nières sont caractéristiques; à côté de la façon indienne de s'asseoir
nous rencontrons par exemple, comme sur nos figures 76, 79,
io8-/no, 658, etc., les variantes à l'européenne des deux pieds
''' Mission, n" 20/1, elo.
LA ROUTE DE TERRE. CG?,
croisés on de la jambe repliée sur l'antre genou (fig. 5Ao). Enfin
beanconp de soi-disant nouveautés ne sont qu'un groupement
inédit d'éléments empruntés. Tel est par exemple le cas de ce
tète-à-lète de Buddhas, incoiniu dans l'art mais familier aux textes
de l'Inde, et dont nous avons déjà expliqué l'origine'''. De même
le groupe consacré du Long-men n'est l'ait après tout que d'un
Buddha encadré de moines*'-', de Bodhisattvas et de Lokapàlas
(fig. 5/ii; cf. fig. 5/19) : seulement ces derniers ont pris un air
particulièrement belliqueux au cours de leur traversée de la
SérindeP. Sans doute çà et là des détails exceptionnels arrêtent le
regard. Il en est de purement grecs, comme le pétaset*' dont est
coilTé un des gardiens île la porte dans l'une des grottes de Yun-
kang (fig. 5 3 7). Il en est de purement hindous, comme les devn à
têtes et bras multiples qui veulent, dans la même grotte'^', représen-
ter Çiva et Visnu, et qui d'ailleurs n'auraient jamais réussi à se
faire reconnaître de nous sans le taureau de l'un et l'aigle de
l'autre. Enfin il en est de purement chinois, comme ces suites de
donateurs qui défilent d'un si beau mouvement dans leurs attitudes
recueillies. Mais le fond même de la décoration de tous ces sanc-
tuaires est bien encore et toujours une simple adaptation chinoise,
greffée sur une adaptation sérindienne, de l'art gréco-bouddhique
du Gandhâra.
Nous n'avons pas à suivre ici les destinées de ce stock considé-
rable d'importation étrangère dans l'évolution ultérieure de l'art
chinois. Rappelons seulement que ce croisement artistique a par-
faitement réussi : son innombrable postérité de bronze, de jade,
de buis, de porcelaine, de laque, etc., en est la preuve. Poussahs
rieurs et ventripotents ou génies guerriers qui ne sont que l'inter-
prétation chinoise du double type indien du Yahm; rrlohansn aux
traits accusés ou suaves figures asexuées de Bodhisattvas, de tout
'■' Cf. t. II, p. 378-380 et (Iff. 5Gi. ' Und., p. 160-1 6a.
''' Sur le type de ces moines, cf. ci- ' IhkL, p. 16g.
dessus, t. II, p. 277-278. '■'' Yiin-kaiig, jji-otlp n" IV.
66'i INFLUENCE DE L'ECOLE DU GANDHARA.
ce petit peuple vulgaire ou i-atfiné, comique ou pensif, mais à coup
sur extrêmement varié, qui a envahi les autels l'amiliaux comme
les pagodes, nous avons déjà signalé les lointaines origines. Notre
intention n'est pas d'y revenir dans le détail; mais sur l'ensemble
une remarque générale s'impose. On n'aura pu manquer de noter
à chaque fois, d'une part la clarté de la ressemblance iconogra-
phique, de l'autre l'obscurité du rapport mythologique entre les
figures indiennes et chinoises. Quel est au fond le lien entre la
représentation du vautour GarudaW et la conception du tt Chien
céleste n? Qu'y a-t-il de commun entre le ventre ou la besace de
Pou-tai(-) et la sublime compassion de Maitrêya? La Kouan-yin à
l'enfant (fig. SSS-BSg), en laquelle s'est transmuée Hâriti'^', n'est-
elle que le prête-nom de quelque déesse-mère indigène? C'est aux
sinologues qu'il appartient de débrouiller ces épineuses questions.
Leur ditlîculté même n'est pour nous qu'une preuve de plus à
porter au bilan de l'influence étrangère. On devine en effet ce qui
est advenu. Le caractère vague et flottant des croyances populaires
et surtout le fait que le pinceau ou le ciseau d'aucun artiste chinois
ne s'était encore avisé de les fixer, ont seuls permis, sinon déter-
miné l'adoptioo des idoles indiennes. De celles-ci on s'est contenté,
faute de mieux; et le résultat de cet expédient est qu'on a revêtu
de figures, dont la ressemblance crève les yeux, des conceptions
qui à l'examen se découvrent fort dissemblables. Mais, réciproque-
ment, ce désaccord du fond sous l'analogie de la forme achève de
dénoncer l'emprunt.
Il suffit présentement de rappeler ici tous ces faits, dont nous
réservons pour nos conclusions le commentaire historique. Si nous
avions conservé les premières œuvres bouddhiques de la peinture
chinoise, attribuées à ce même Kou Kal-tche et à son maître VVei
Hsieh, nous pourrions sans doute entrer dans des considérations
moins superficielles. 11 est des emprunts plus subtils, des rapports
' Cf. t. II. p. 35-io. — " lU.. |i. 128. — !' Ihld, 1). lio.
LA ROUTE DE TERRE. 665
plus intimes que ceux de pure forme. Nous sommes prêt à recon-
naître que, dès le iv"^ siècle, les peintres chinois n'avaient plus rien
à apprendre en ce qui concerne la vigueur du dessin, le rythme
Fiii. ô'j-. — Vaiijiamam (Bi-fhm(ini, Ai^ Jai'on i_cf. p. la'i, ()7o).
Statt/i'llr PII hois jii'iitl (lu Mimt'f (îuitiict.
des hgnes, le don du mouvement : ne craignez-vous pas qu'il leui-
manquât encore le sentiment de la sérénité et du rêve mystif[ue,
c'est-à-dire justement ce que leur apportait l'art houddhique, em-
preint d'avance dans le paisible sourire et le regard intérieur di-
ses Buddhas? Nous convenons, comme i! est juste, que les deux
666 INFLUENCE DE L'ECOLE DU GANDHARA.
autres des et trois religions n ont fourni leur appoint; que le confu-
cianisme a ouvert, grâce à sa morale en action, une mine inépui-
sable de tableaux d'histoire; tandis que le taoïsme, avec son mer-
veilleux pantliéon et son sens aigu de la nature et de ses mystères,
devait donner naissance à des personnages et à des paysages
étrangement vivants. Où cependant les Chinois, si bien doués au
point de vue intellectuel, mais qu'on s'accorde d'autre part à nous
représenter comme positifs et réalistes, auraient-ils puisé l'inspira-
tion de ces figures idéales et presque immatérielles qui — tout
indianiste de bonne foi doit à son tour le reconnaître — sont
une des plus hautes réalisations artistiques du divin et le point
culminant de l'art bouddiiique ? A moins d'être plus royaliste
que le roi, on ne peut qu'accepter la réponse des Chinois eux-
mêmes : car ils ne songent nullement à dissimuler que ces tran-
scendantes créations, nulle part réalisées avec plus de maîtrise,
portent toutes des noms indiens et ont été enfantées par la spé-
culation indienne.
Le Japon. — Ce qui nous confirmerait dans cette idée, c'est que
ce sont avant tout ces sortes de créations et ce genre de qualités
que l'art bouddhique allait importer avec lui jusqu'aux îles pro-
chaines''' : car, la Chine une fois conquise, rien ne devait plus l'ar-
rêter que l'Océan — si même celui-ci l'arrêta et qu'il ne faille pas
quelque jour reconnaître les plus lointains et défigurés de ses
rejetons dans les monuments de l'Amérique centrale. On nous le
montre pénétrant en Corée dès 872 , au Japon en 552. Mais, dans
ce dernier pays, la situation n'était pas du tout la même qu'en
Chine, deux siècles auparavant. De quelque talent qvi'elles aient
fait preuve depuis, les îles du Soleil Levant ne possédaient pas
''' Cf., outre l'ouvrage de Fenollosa, Einigcs ûhcr die Rildnerei der Narii-
Cl.-E. Maitee, L'art du Yamatn (Revue période, ilans Ostasint. Zeitsehrift, I,
de l'art ancien et moderne, 1901): 11°' 3 et 4;II,n° 1 (igia-iS); la revue
G. MiGEON, Au Japon (1908); W. Cohn, d'art sino-japonais k'okku, etc.
LA ROUTE T)K TERRE. 667
encore un art vraiment digne de ce nom. C'est sous l'influence
de l'école gréco-boiiddiiique qu'elles auraient enfin abordé la
représentation de la figure liumaine : et, en effet, les images, qui
[•'iG. ô'iS. — Maitrèïa (Mi-KO-Kon), AU Japom (rf. |). i'Hj, bfig).
Statiiplli' en cuivre, de l'épiiqw Siiih!.
vont aller se multij)lianl, ne sont guère à l'origine que de Biiddlias
et de moines, de Bodhisattvas et de deva. Ainsi l'imagerie gan-
dhc\rienne ne se heurtait ici à aucune école indigène, capable do
lui opposer ses sujets, ses procédés et son gciU. Mais d'autre part,
il faut sans doute laisser s'écouler un assez long intervalle di-
668 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU CANDHÂRA.
temps entre l'introduction des doctrines, voire des idoles boiid-
diiiques, et la constitution d'ateliers locaux. On ne fait elVecti-
vement remonter qu'au vu'" siècle la fondation des premiers cou-
vents et l'exécution des ])remières peintures ou statues : encore
celles-ci seraient-elles dues à des artistes coréens immigrés. Cette
date tranche à l'avance pour nous la question qui nous occupe.
A pareille distance de l'époque comme du lieu de ses débuts, on
se doute combien affaiblie avait pu parvenir l'influence classique
que nous poursuivons. C'est en vain que, flattant l'inévitable pen-
chant de tout indianiste, ie zèle pieux des archéologues japonais
a parfois prétendu rattacher directement leur école nationale à
ses sources indiennes. Persuadés avec raison qu'ici comme en
Chine les œuvres les plus anciennes ont aussi le plus de chance
de conserver la marque originelle, ils ont remonté à travers les
écoles de Kamakura (xni^-xiv^ siècles), de Kyoto et de Nara, droit
à ce fameux monastère de Horyuji qui, le premier de tous,
aurait été fondé en 607 de notre ère. Mais là même il faut
bien se rendre à l'évidence : quand, à travers un intervalle de
six siècles et l'épaisseur d'un continent, l'art du Gandhâra a
pénétré jusque dans les îles du Pacifique, il y est arrivé plus
chinois que grec.
Assurément ce n'est pas qu'on ne puisse retrouver çà et là des
traces appréciables, parfois même frappantes, de l'influence clas-
sique. Sans parler de la figure 5c)o, sur laquelle nous aurons à
revenir ci-dessous, qu'on compare seulement à nos stèles gandhà-
riennes (fig. [lob-ko'j) la garniture d'autel reproduite sur la
figure 566 : 0!i voit aussitôt pourquoi le Buddha et son cortège
portent ainsi jusqu'au Japon, dans le canon de leurs proportions
et de leurs draperies, la marque indélébile de l'art grec. Il n'en
est pas moins vrai que pour trouver les modèles immédiats des
plus vieilles images nippones, nous n'avons pas à aller plus loin
que la Chine. Un exemple caractéristique fera comprendre notre
pensée. C'est bien du Gandhâra (cf. fig. /i 1 o ou ZiaS) que vient
LA ROUTE DE TERRE. 669
le Mi-ro-kou (Maitrêya) de la figure 568. Vous le reconnaissez
à sa pose caractéristique comme à la rondeur de son visage, aux
chutes de ses vêtements comme à sa pensive mélancolie. Mais
vous n'ignorez plus qu'il a fait escale en Sérinde, puis à Yun-kang
(fig. 5/|o) et à Long-men. C'est là qu'il a pris, avec sa haute
FiG. 549. — A'atçratana, ad Tibet (cf. p. 127, 671).
British Museuiit. Provenant de Lhassa. Hauteur: o m. 3ù.
tiare, l'abondance des étoffes qui recouvrent son siège. Enfin nous
pourrons mettre au compte de l'inexpérience japonaise ce qu'il peut
avoir de trop anguleux dans son allure de primitif Et maintenant,
après cette sommaire analyse, concluez. Ce n'est pas nous qui
contesterons, devant ce morceau, la remarquable survivance du
motif gaiidliârien : mais qui ne voit que ce serait un abus de
langage de parler d'une œuvre restée gandhârienne? Ce n'est
670 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHARA.
pins que rinterprétation japonaise d'un modèle chinois, lui-même
traduit d'une adaptation sérindienne d'un prototype indo-grec.
Rien ne serait plus facile que de recommencer cette expérience :
il suftirait de confronter avec les albums de Ed. Chavannes les
planches des Selected Relies ou du Kolcka. Aussi bien les archéo-
logues japonais sont-ils trop experts pour ne pas le reconnaître
eux-mêmes ('). Tout leur art bouddhique des périodes Suiko et
Tempyo sort immédiatement, pour les sculptures, des grottes
de Yung-kang et du Long-men, pour les peintures, de celles de
Touen-houang : ou du moins ce sont là les meilleurs points de
comparaison dont nous disposions à l'heure actuelle. En d'autres
termes, c'est à travers l'art chinois des Wei et des T'ang que le
panthéon bouddhique de l'Inde est venu, par l'intermédiaire de
la Corée, prendre ses quartiers au Japon. Gela est vrai pour les
Bodhisattvas autour desquels continuent à voltiger ces ondoyantes
écharpes que les artistes nippons ont essayé de réaliser jusque dans
le bronze et le bois; pour les figures de saints arhats qui ont engendré
sur place une si étonnante lignée de portraits de bonzes; pour les
gardiens des temples ou du monde, avec leur armure guerrière
(fig. 5/17) ou leur musculature outrée; pour les petites divinités
populaires de la richesse (fig. 5ii) ou des enfants (fig. 5^5-566),
etc. A tous ces modèles, déjà transformés par le génie chinois, le
.lapon a appliqué sa verve fantaisiste ou sa veine mystique, tantôt
s'amusant à des pochades caricaturales, tantôt se haussant aux
régions surhumaines de l'idéal. Qui oserait soutenir qu'il soit
regrettable que d'indo-grecques ces figures soient devenues sino-
japonaises, et qu'une reproduction stéréotypée eût mieux valu
que ces originales transformations?
Le Tibet. — C'est donc sans regrets superflus — et qui, dans
l'espèce, seraient déplacés — que nous suivons le déclin croissant
''' Voir M. Chùti Itô, dans Kokhti, (ii't.-iiov. igoG.
LA ROUTE DE TERRE. 671
de rintluence classique à mesure que nous avançons vers l'Exlrêine-
Orient. Cependant nous avons déjà atteint les bornes de l'ancien
inonde et l'endroit où la route de terre rejoint celle de mer. Le
cycle est fermé, et nous devrions clore ici notre tour d'Asie, s'il
ne convenait au moins de mentionner une branche de l'art boud-
dhique trop importante pour que nous la passions complètement
sous silence, à savoir l'art lamaique. Volontiers nous caractéri-
serions d'un mot la situation qu'il occupe à notre point de vue :
quand on considère que l'influence gréco-bouddhique a contourné
le Tibet au Nord comme au Sud, par l'Inde comme par la Sérinde,
on est tenté de le définir, si mal que cette métaphore s'applique
à un plateau de cette altitude, comme un point de remous entre
deux courants ; et, en effet, son panthéon est le lieu de ren-
contre d'images dérivées aussi bien du bassin du Gange que de
la Haute-Asie. Il arrive même parfois qu'en se retrouvant face à
face, des personnages, au fond identiques, ne se reconnaissent
plus dans la forme : tel est, par exemple, le cas du Vaiçravana
à la lance (fig. 5^9) et du Mahàkàla à la vivante bourse, qui
ne sont tous deux que des variantes déformées de notre Pâncika
gandhàrien'''. Nous avons déjà eu l'occasion de montrer, à propos
des miniatures bengalies et népalaises, l'une des voies par les-
quelles l'imagerie bouddhique a pénétré au Tibet '-); nous voyons
mieux à présent comment des cousines éloignées de ces mêmes
images n ont pas tardé à venir les rejoindre à travers les passes
montagneuses qui du Turkestan chinois ou du Sseu-tch'ouan
mènent à Lhassa. L'Inde mystique et voluptueuse y importa avant
tout, outre la figuration de la légende du Maître'-'', ses représen-
tations, tantôt idéales et tantôt obscènes, de Buddlias et de Bo-
dliisattvas; au compte de l'Asie centrale nous pouvons aujour-
d'hui inscrire sans crainte, outre les scènes de ses enfers man-
*'' Cf. ci-dessus, l. il, p. i -27-128. /« vie du Buddha d'après des peintures
''' Icon. bouddh. de l'Inde, I, p. 180. tibétaines. {Mémoires concernant l'Asie
'^' Cf. Hackin, Les scènes figurées de orientale, t. II.)
672 INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
darinaiix, les arhats et les magiciens [siddha), les tr gardiens de
la loin ou «du monde n, et sans doute aussi tout un contingent
de démons qui vint encore renforcer la garnison locale du a pays
des neiges n '').
Les deux apports se laissent différencier d'autant plus aisément
qu'en les juxtaposant les praticiens tibétains se sont bien gardés
de les confondre. Ce n'est pas au Tibet que personne pourra se
plaindre, comme en Chine ou au Japon, des transformations
opérées dans les thèmes importés, que celles-ci soient dues à la
réaction du goût national ou à rirré])ressible fantaisie des artistes.
Par-delà l'Himalaya, il semble que les modèles bouddhiques soient
tout de suite et entièrement tombés, faute de concurrents laïques,
entre les mains de moines plus soucieux d'ortiiodoxie traditionnelle
que de renouvellement estbétique, et qui se sont fait une loi de
les répéter indéfiniment. Ce signe d'impuissance créatrice peut
d'ailleurs, au point de vue documentaire, avoir son prix. Si le
panthéon des lamas, avec ses perpétuelles et machinales répliques,
a vite fait de lasser les yeux du critique d'art, il reste, par sa fidé-
lité stéréotypée, le paradis de l'iconographe. Même l'amateur le
plus profane ne peut qu'être frappé du caractère relativement
archaïque de ses plus récentes productions. 11 ne faudrait pas tou-
tefois nourrir trop d'illusions sur l'antiquité des modèles si con-
sciencieusement recopiés. C'est seulement, ne 1 oublions pas, au
milieu du wf siècle que la civilisation indienne a passé les mon-
tagnes, avec le Bouddhisme, sa littérature et son art; c'est à la fin
du vni" siècle que les Tibétains exercèrent leur passagère domi-
nation sur l'Asie centrale; c'est enfin à partir du x' que leur pays
devint le commun refuge des moines indiens et sérindiens, fuyant
devant l'invasion musulmane. Ainsi leur panthéon ne s'ouvre qu'à
une époque assez basse et nous n'oserions en fermer les portes
avant la fin du wf siècle. On peut regretter que le clergé la-
'"' Cf. A. Gkï.wveukl, Mythologie du Bouddliismc au Tibcl cl en Mongolie.
1
L\ noiTF, IIK TKKRE. (i7;i
maïqiie, non moins conservateur que celui de l'ancienne Egypte,
ne nous ait pas transmis un état plus anciennement fixé de l'art
bouddliique : mais il est plus simple d'admirer qu'une imagerie
si mêlée et si tardivement formée nous remémore encore si clai-
rement, à travers son adaptation indienne ou chinoise, le vieux
répertoire gandhârien.
CAM>HÀUA. Il /|3
iuritiur.niE tATio>.
67Û HESUME HISTORIQUE.
CHAPITRE XVIII.
RÉSUMÉ HISTORIQUE.
(lUiVlE GÉXÉRALE DES IMAGES Dl lUDIIIH.)
Résumons : De la double et inverse expansion de l'Hellénisme
vers l'Orient, à la suite des conquêtes politiques d'Alexandre, et du
Bouddliisme vers l'Occident, à la faveur des missions religieuses
d'Açoka, est née au Gandhâra, grâce à un ensemble de circon-
stances particulièrement favorables, une école d'art indo-grec.
Plongeant par ses racines jusque dans la période de la domination
grecque sur le Penjàb, déjà formée au i"' siècle avant noti'e ère,
elle achève de s'épanouir aux siècles suivants, tombe dès le m'' dans
une profonde décadence, prolonge son agonie jusqu'au v% est déli-
nitivement renversée au vi'" : le semblant de renouveau, purement
extérieur et adventice, dont elle se pare aux viir-ix" siècles, n'est
même pas un de ces derniers rejets comme il en pourrait pousser
sur un tronc al)attu en pleine sève. Suit un long ensevelissement
de huit cents ans, et qui paraissait définitif, quand un retour de la
domination européenne dans le même pays a fait reprendre un
intérêt de plus en plus éclairé aux seuls débris qui subsistent: des
pierres sculptées, des modelages en mortier, des poteries, quelques
objets de métal, à peine quelques traces de peinture. Cependant
les sept premiers siècles de notre ère ne s'étaient pas écoulés que
le répertoire de l'école s'était répandu jusqu'aux confins extrêmes
de l'Asie orientale : aloi's même qu'elle avait déjà péri dans son
pays d'origine, son influence, plus ou moins atténuée par le temps
et les conditions locales, continuait à se faire sentir dans l'Inde,
en Insulinde, en Sérinde, jusqu'à l'arrivée des Musulmans, — et,
là où ces derniers ne se sont pas installés en maîtres, à Ceyian,
en Indocbiue, en Chine, au Japon, au Tibet, jusqu'à nos jours.
Telle est, ou plutôt telle veut être l'esquisse du tableau bisto-
ri(jue que nous avons essayé de brosser. 11 nous a fallu y entasser
RESIMK HISTOI'.Kjl E. 075
tant de pays et tant de siècles, et. en dépit de la relative pauvreté
des sources, y accumuler tant de traits épars (jue nous crai[{nons,
pour avoir voulu trop édaircir les clioses, de les avoir linalenient
quelque peu endjronillées. Peut-être ne serait-il [)as mauvais,
comme à la lin de la seconde et de la troisième partie de ce travail,
de procéder à une sorte de mise au point et de repasser sur les
lignes inaîtresses pour les dégager de la multiplicité des détails.
Mais cette fois le cas n'est pas tout à lait le même. Un sommaire
pur et simple des trois précédents cliapitres ne se composerait
guère que d'inutiles répétitions. Il y aurait, semble-t-il, mieux
à l'aire : ce serait de choisir, entre les nombreuses figures que nous
présente l'école, la plus caractéristique de loutes, et, l'isolant du
reste de l'œuvre, de suivre son évolution particulière non seule-
ment au Gandliàra, mais dans le reste de l'Inde et en Extrême-
Orient. En concentrant toute la lumière des documents sur une
série linéaire unique, nous risquerons moins de perdre le fil de
notre exposé : de plus, au lien de nous borner à répéter nos
théories sous une forme seulement plus concise, nous les passerons
à la pierre de touche d'une application spéciale. Le tout sera de
bien choisir le sujet de notre expérience. Or il existe justement
au répertoire y\n personnage dont on ne contestera pas l'impor-
tance, puisqii il s'agit du fondateur même du Bouddhisme, ni non
plus le caractère original, puisque nous y avons reconnu dès
longtemps la cr marque de fabrique n de l'école. Nous ne pourrons
mieux contrôler notre histoire de l'art gréco-bouddhique qu'en la
résumant dans celle du type indo-grec du Buddlia.
Aussi bien le légitime souci de ne pas sacrifier le reste de la pro-
duction iconographi(jue et légendaire du Gandhàra au prestige,
si grand qu'il soit, d'une seule figure, nous a ius(pi'ici em[)êché
d'accorder à l'évolution de cette dernière l'attention ([u'elhî com-
porte et le développement qu'elle paraît mériter. A la vérité, sur la
question des origines, nous ne voyons rien à ajouter. Le spécialiste
a beau être censé lu; dcvoii' rien ijjnorcr, on ne nous demandera
43.
676 liESLiMh: Il ISTOIUQUE.
pas de dire quel doiialeui' a le premier passé à un artiste hellé-
nisant la coniniaiide d'une image du Maître (cai' il l'aut de toute
nécessité placer Tinitiative de ces deux hommes à la naissance de
cette création). Nous n'avons même pu établir de façon certaine
s'il s'agissait d'un has-reliel poui' décorer un siùpa ou d'une statue
pour consacrer un viluira (cf. t. 11, p. 338). Enfin cette conversa-
tion s'est-elle tenue dans le bazar indigène, ou chez le «résidentn
grec de Peukélaôtis, ou, mieux, dans l'atelier improvisé par le four-
nisseur attitré de la colonie étrangère et devant des modèles de
statuettes purement helléniques de sa fabrication , du genre de notre
ligure /176? Ce sont là autant de circonstances que nous ignore-
rons probablement à jamais : car les entrevues les plus fécondes ne
sont pas toujours celles dont il a été dressé procès-verbal. Mais si
de cet entretien nous ne savons pas grand'chose. du moins nous en
tenons le résultat : tf Poui'riez-vous aussi faire un Buddha?n, a dû
dire l'un des interlocuteurs. — cr Pourquoi pas?n, répondit l'autre.
Et le Buddha fut (fig. /i/i5). Nous avons déjà analysé cet unique
et savoureux mélange d'éléments grecs et indiens, hérétiques et
orthodoxes, réalistes et idéalisés, oi!i se trahit si visiblement l'inter-
vention d'une main occidentale et, qui plus est, travaillant (comme
on dit) tfde chien. Telle quelle, celte création aussi hybride que
tardive n'en est pas moins l'une des réussites les plus répandues
et les plus durables qu'aucune école ait jamais eues à son actif.
Adoptée d'enthousiasme par l'univers bouddhique, elle est devenue
et demeurée pour les fidèles la seule façon de concevoir et de
figurer leur Maître. Et c'est aussi pourquoi nous ne serons pas
surpris de constater que son histoire reflète celle de l'art gréco-
bouddhique tout entier.
§ I. Le DiG-rutn du Buddha n'DO-OREC.
On a quelque honte à le répéter, mais il faut le redire une fois
encore. On a bien pu supposer que la Communauté bouddhique
LE DIf;~VIJA}A DU BUDDH V INDO-GREC. 077
avait dn posséder de bonne heure des images de son fondateur:
mais de cet fr archétype indien primitif '')•)! jamais encore on n'a
relevé \a moindre trace. Il y a pis. Une constatation significative
nous enlève tout espoir que quelque fouille j)Ius heureuse ou
mieux suivie nous eu procure jamais le moindre spécimen. Quand,
à Bodh-Gayà, à Barhut, à Sànchi, nous trouvons la vieille école
indienne en pleine activité, nous avons la stupeur de découvrir
qu'elle est en train de tenir industrieusement l'étrange gageure de
représenter la vie du Buddlia sans jamais figurer le Buddlia. Tout
au plus iudique-t-elle par un symbole sa constante, mais toujours
invisible présence. Le fait est anormal, sans doute : mais, fondé sur
le témoignage autographe des vieux sculpteurs eux-mêmes, il est
incontestable et d'ailleurs incontesté. On imi devine l'immédiale
conséquence. La totale absence de l'image du Maître sur les scènes
de sa propre biographie, telle qu'elle se pratiquait dans l'Inde
centrale au if et au i*^'' siècle avant notre ère, suffit à établir défini-
tivement la priorité des Buddhas qui, comme nous avons vu, com-
mençaient à foisonner sur les sculptures du Nord-Ouest. Le type
du Gandhàra n'est plus seulement le premier connu : il devient
désormais le plus ancien qu'on puisse connaître. Et enfin, comme
ici-bas les choses ne s'inventent guère deux fois, il en résulte encore
que, sauf preuve du contraire, le prototype de tous les Buddhas
de l'Asie est le Buddha indo-grec.
Que cette conclusion soit assez inattendue et contraire à l'ordre
naturel des choses, qu'elle n'ait surtout rien d'agréable à enre-
gistrer pour un indianiste, nous n'en disconvenons pas. Certes, il
eût été infiniment plus indiqué de découvrir les premières images
du Bienheureux aux lieux mêmes qui l'entendirent d'abord prêcher
sa doctrine: ou, s'il faut se résigner à ne les rencontrer (jue sur
les extrêmes confins Nord-Ouest de la péninsule, il eût été moins
humiliant pour ranimn-propre indigène de ne pas apercevoir le
'' A. Grlnwedei, , B. kiiiisl, r"é(l., deuxième édition el pai' siiile (le riklilion
p. 15a; l'hypothèse a (lis|iaiii fie la aiijflaise, mais a été reprise par d'autres.
(i78 liKsiMi'; iiisToninuE.
géiiio {jrec deboiil aiiiirès de leur Itorceaii. C'est le cas où jiimtiis
(le 1 avouer :
. . .Un ne saik'iidiiil jjiière
Do voir Ulysse en celte alTaire '''.
Mais qu'y pouvons-nous ? Le vrai n'est pas l'orcénient le vrai-
semblable, et mieux vaut ne pas tergiverser avec les l'ails : leur
Iranquille insolence écrase d'avance tontes les contradictions et
dédaigne tous les commentaires. D'ailleurs, dans leur élrangeté
même, ils nous ont paru susceptibles d'une explication fort natu-
relle ('■^'. Tout pesé, chacune des deux écoles aurait justement fait,
en son temps et en son lieu, ce à quoi l'on pouvait s'attendre d'elle.
Celle de l'Inde centrale subissait encore le joug magique de la
coutume alors que, sous l'influence occidentale, celle du Nord-
Ouest en avait déjà rompu l'encliantement suramié. Cela est tout
à fait dans l'ordi'e, et l'on n'aperçoit pas, à regarder les choses
d'un peu près, qu'elles eussent pu se passer autrement qu'elles
ne firent.
Ce qui prouve bien d'ailleurs que la magnifique innovation
improvisée par les artistes du Gandliàra ne se heurtait dans la
péninsule à aucune prohibition rituelle, c'est l'enthousiasme et la
promptitude avec lesquels fidèles et artistes de la vallée du Gange
et du Dékhan adoptèrent à leur tour le type indo-grec du Buddha.
Quant au reste de l'Asie, comme l'idole du Maître y a pénétré en
même temps, sinon même plus tôt que la doctrine, aucun préjugé
dogmatique ne saurait avoir trouvé le temps de s'y créer contre
elle. Ainsi toutes les voies étaient largement ouvertes devant la
réincarnation plastique du Buddha. Nous la voyons aussitôt, pendant
religieux du roi rakravartin , se lancer à la conquête du monde; et, si
les archéologues n'écrivaient en prose, il ne nous resterait plus, tel
un barde de cour, qu'à entonner son dig-vijaija. L'esprit critique
nous contraint au contraire à faire remarquer tout de suite qu'à
<'■' La Fontaine, Fahles, X, i3. — '-' Cf. I. 11, p. 36k el siiiv.
LE DIG-VI.Iir\ \)[ RII)r)Il\ INDO-GREC. 679
cette ftinvasion des quatre points cardinaux^, il eu est au moins
un (|ui iuan(|ue, celui de l'Ouest. En dépit de ses attaches occiden-
tales, cette région de l'horizon d'où lui venait pourtant le phis clair
l"'io. 55o. — BoDnisATTïA-liiDDiiA, \ MATiriin (cf. |i. ;!ai, ii'it), 370, (iof), GSi, (n)8).
Musée (le Malkurà, n" A i . Proiienaiit de kulrà. Ilmileur : n m. jo.
D'npivs .!, Ph. VnCKr, , A. !^. l., A'iii. J\fj}. njofj-m, pi. WIIl (f.
de ses caractères somatiques, est restée longlcinps close au TîUiMlia
indo-européen. Quand enfin il y a j)énétré, ce n'a été (|Uf par
le détour de rK\trêine-()rient et sous l'orme de hibelot d'étagèi'c.
Ce n'est ni la place ni l'instant d'entreprendre l'élucidation des
(180 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
raisons de civilisation générale (jni oui reniUi l'Iran et l'Asie anté-
rieure quasi imperméables aux doctrines comme aux images boud-
dhiques. Bornons-nous à constater que, si la Bonne Loi et son héros
éponyme n'ont guère dépassé de ce côté le 60'' degré de longitude
Est, ils se sont en revanche répandus, des steppes glacées du Nord
aux mers chaudes du Sud, sur tout l'Orient de l'Asie. Pour cette
pacifique conquête deux voies principales, nous le savons, leur
avaient été ouvertes par les pionniers de la civilisation indienne,
navigateurs au long cours ou chefs de caravanes, celle de terre au
Nord-Est, celle de mer au Sud-Est: il ne nous reste qu'à l'y suivre.
La conquête Di Sud-Est. — Nulle part peut-être ne se sent
mieux qu'ici le manque d'enquêtes suivies et méthodiques dont
souffre encore l'archéologie de l'Inde. Ne doutons pas que le travail
déjà fait pour les inscriptions ne s'étende un jour aux statues et que
nous ne finissions par posséder une liste continue d'images datées
du Buddha : quand la liste ainsi dressée sera également accom-
pagnée de fac-similés satisfaisants, les bases d'une étude sérieuse
de l'art bouddhique seront enfin jetées. Pour l'instant nous devrons
nous contenter de réunir une série assez incohérente, entrecoupée
de dates sporadiques : l'essentiel est que déjà , à travers toutes les
lacunes, nous sentions toujours le même fil courir sons nos doigts.
Nous n'avons d'ailleurs à noter ici que les étapes les plus impor-
tantes de la mai'che triomphale, et que seul l'Océan put arrêter,
du Buddha indo-grec vers l'Orient. Quelques spécimens choisis,
plantés comme des jalons aux principaux centres religieux et artis-
tiques du Bouddhisme, suffiront à justifier notre entreprise. Enfin
du côté où nous dirigeons d'abord nos pas, le terrain a été d'avance
et un peu partout repéré par le Service archéologique de findé.
Pour commencer, nous allons tout de suite rencontrer, aussi bien
à Amarâvatî qu'à Mathurâ, desBuddhas sûrement datés du n^ siècle
de notre ère — et, pour la justification de notre thèse, nous n'en
trouverons aucun qui soit antérieur à la fin du 1" siècle.
I.E D7G-T/./I) I Dl BUDDHA IiNDO-dREC. fi8l
Parmi les imaoes de Mallnirâ, nous ne rappellerons ici (jue
j)Oiir mémoire celles dont il a déjà été question ci-dessus '') en i-aison
lie leur caractère exceptionnel (fig. 55o). Ces premiers essais de
l'école locale dilTèrent en effet par plusieurs traits du prototype
gandliàrien : mais elles n'eurent pas de postérité, et seules les
reproductions plus fidèles du Buddha indo-grec (fig. 55a-o53,
58/j) se sont prolongées jusqu'à l'époque des Guptas au v" siècle
(fig. 587). Quand l'invasion des Huns blancs vint détruire les
ateliers dont elles étaient sorties, déjà leur suite avait été prise
par les statues du bassin moyen et inl'érieur du Gange, depuis
Prayàg ou Allaliabàd (fig. 554; datée 8.129 = /1/18-9 ap. J.-G.)
jusqu'au Bengale'-). Nous nous contenterons de quelques spéci-
mens caractéristiques relevés sur le site des deux plus durables
pèlerinages, celui de la Première Prédication, près de Bénarès, et
de l'Illumination, près de Bodh-Gayâ. Les figures 555, SOy, 588
(cl. fig. 90(), ^98, 507, 5 1 1) représenteront les nombreuses images,
assises ou debout, que nous ont rendues les l'ouilles de Sàrnath.
Quant à celles qu'a l'ournies avec non moins d'abondance le sol du
Magadha, et dont la lignée se perpétue sous la dynastie des Pàlas
jusqu'à l'invasion musulmane, les figures 55() (datéeS. 6/1 = 1 A."! '^)
ap..l.-C.). 557-558 et 588 />/s (cf. fig. 5oo-5oi) on donneroni une
idée. Il ne tiendrait qu'à nous de suivre ce modèle jusqu'en Bir-
manie î^). Mais le cbemin que nous avons déjà reconnu au cours du
précédent chapitre nous ramène à présent du côté d'Ajautâ. Parmi
les sculptures qui décorent aussi bien les chapelles intérieures que
les façades des cryptes, nous ne trouverons rien que nous n'ayons
'' Cf. t. II, p. 3a 1, n. 3 et 6o5, e( Smith el Hoey, Aiic. Biiddliisl Slaliialles ,
ci-flessoiis, |). 698. Nous sommes d'ac- fhins ./. A. S. B., LXIII, iSyT), p. i55.
eoid avec M. J. Vh. Vogel poui' rappoiler '' Le style de cette statue rappoile sa
les ligures oôo et ses pareilles (et aussi ilate à l'ère Çaka, el non Gupta.
la ftgure 556, citéeci-dessous) au n' siècle <*' Voir un Buddlia de pierre el des
après nolie ère, sous la domination des sceaux d'argile de Pagan dans A. Grix-
Kusanas. Les ligures 552-553 ne doivonl wedel, Buddh. Sltidkn (1«to//. a. d. A.
pas leur être très postérieures. Muséum fur Vûllcerkuiide , V, 1897),
" Voii- encore pour Çrâvasii V. A. p. i3o et lig. 88. <)0. 93.
6X-2 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
déjà rencontré dans lo Madhyadèça : mieux vaut donc choisir un
Buddha peint qui, bien que datant du vi'' siècle, est visiblement
[dus proche de la source originelle (fîg. 689; cl', fig. 5o3). Nous
remontons plus près encore avec ceux d'Amarâvatî (fîg. 585 ; cl.
fig. 5o6, 5 08-509), dont les premiers ne doivent pas être po.sté-
rieurs au u*" siècle de notre ère.
Ici nous attend une bonne fortune capable de consoler l'archéo-
logue indianisant de ses habituels déboires, et bien faite pour
donner confiance dans l'avenir des études comparatives que nous
esquissons en ce moment. Nous avions cru plus haut (p. 617)
pouvoir considérer Amarâvatî comme l'un des ports par où l'in-
fluence indienne avait dû gagner l'Indochine : or voici qu'on vient
d'exhumer à Dong-Du'o'ng, au sud-ouest de Tourane, dans l'an-
cien Campa et l'Annam actuel, la preuve manifeste de cette expor-
tation (fig. 586); car lors même qu'il faudrait admettre, contrt
toute vraisemblance, que cette statue de bronze ait été fondue sur
place, il ne s'agirait toujours que d'un simple surmoulage d'une
statue d'Amarâvatî ('). Si la riche moisson archéologique recueillie
à Ceylan avait été plus libéralement publiée, plusieurs cas ana-
logues se présenteraient aussitôt à nous. Que le roi Vasabha (vers
12/1-168 ap. J.-C.) ait dédié des images du Buddha au Mahà-
tliûpa. le fait est historiquement possible ('-) ; une chose certaine,
c'est que les statues mutilées qui subsistent près de ce stùpo re-
produisent d'une façon schématique, mais fidèle, les draperies et
le port des Buddhas d'Amai-tàvati (cf. fig. 559). 11 en est de même
des belles statues assises de Polonnaruwa et du colosse debout
''' Voir RotiGiER, iVo«ue//e« (/e'coMW'/-/e.s' Irchiiid, i8()."i. jjI. 1-lV): mais compa-
cames au Quang-nniii . dans le Bidl. de la rez les spécimens de l'art local des C.ams
Comm. arcli.dc l'Indochine, \ç\i^, f. ^i i. donnés par M. !>. Finot (Bulletin de
— La facture est à la vérité supérieure l'Ecole française d' Extrême -Orient, I,
à celle de Some Biiddliist Bronzes , prove- i<)oi, fig. 7, 8) et M. H. Pariientier,
nant de la région d'Amarâvatî et publiés Inventaire, fig. 108 et 1 17.
par M. Sr.WELi. (Journal of tlie Roijnl -' ;l/((//«'(vn»s((, wxv, 8() (trad. Gp:igei\,
Asnitic S(n-ielii 0/ Greal Uritain and p. aSa et xxxviii).
NE DIG-VLnyï DU BUDDHA INDO-GREC. fiS.'i
d'Akwana, haut de quatorze mètres('). D'autres au coutraii'e, sur
(jui les plis du vètemeul ont complètement disparu (-), se réclament
plutôt des Buddlias (ùipta de Bénarès, du type de la figure 555,
FiG. 55i. — TtTE m; Biddua, à xMaiéiluà (cf. p. 0()ii).
Mvst'e Je Lttkhttaii. Provenant do Mnlhunl. Hnitleur : o m. a8.
et s'apparentent par là directement à ceux du Cambodge et do
Java. Le plus beau de ceux qui aient été retrouvés à Angkor
( fiji;. oGo) soutient l'ort bien la comparaison avec les modèles in-
' Arcliwological Siin'cii of Ceijlni} .
Animal Report igoj, pi. \I1-\III ; cl.
\'. A. SmiTH, Hislorij oj Fine Arl In fiiilin
and Cejjloii. t'ig. 180, et fig. 178, 171).
197. La tradilinn locale n'attriijuc d'jii!-
leiirs la statue nipestre d'Akwana (|ii'aii
xiT siècle.
<'^' Archœolngieal Survey ofCeylon, An-
nunl Report Kjoi, pi. XIV: cf. V. \.
Sjirrii. Uixtorij of Fine Art in Inillu ami
Cei/ton. liji'. 5/4 ; conlrairernent à l'opinion
de Tautenr, nous iioyous (jue colle der-
nière image ne saurait (Hrc considérée
coiunii' aniienim.
68'i RÉSUMÉ HISTORIQUE.
(liens ('); c'est plus qu'on ne pouvait dire jusfpi'ici des nombreuses
images khmères (cf. lig. 2o5,52iet58i). Peut-être même les sur-
passe-t-il par l'intensité de l'expression et l'illumination intérieure
de la physionomie ; et c'est aussi par là qu'il nous paraît l'emporter,
en dépit des défauts de sa facture, sur les cinq cents statues, d'un
modèle quasi uniforme et aux traits quelque peu figés, qui ont
valu son nom à Boro-Boudour (fig. 56 1 ; cf. fig. 5i9 et 58o).
L\ CONQUÊTE DU NoRD-EsT. — Laissous cc poste avancé en sen-
tinelle sur le bord des mers australes et, du Gandliàra comme
base, reprenons à présent, à travers montagnes et déserts, les
âpres routes de l'Asie centrale. De loin les gigantesques Buddlias
de Bàmiyân nous indiquent la principale passe qui conduise dans
le Itassin de l'Oxus jusqu'aux tertres de Bactres; et là quelques
coups de pioche bien dirigés nous rendraient apparemment, en
même temps que des oeuvres de plus basse époque, des images
contemporaines des premiers Buddhas de Malhurâ. Du moins rien
n'est plus tentant que d'admettre la production parallèle des
mêmes effets sous l'action simultanée des mêmes causes dans les
deux capitales excentriques, labactrienne et l'indienne, du royaume
de Kaniska. Aussi bien, si l'on tient compte des ditlicultés plus
grandes qu'opposent aux communications les régions montagneuses
en comparaison des plaines, on peut dire que les deux cités étaient
situées à égale distance du Gandhâra. foyer de l'art indo-grec et
théâtre de la conversion (hi monarque indo-scythe. Il y a cent ans
et moins, il eut été possible de corriger par des fouilles ce que
ces vues de l'esprit ont de trop rigidement symétrique. Puisque le
plus clair résultat des sanglantes guerres afghanes a été de fermer
le pays qu'elles devaient ouvrir, force est de renoncer pour l'instant
au rêve passionnant de cet itinéraire, et, comme s'y est résigné
Sir Aurel Stein, de prendre directement à travers les montagnes,
•'' Cr. Bull, lie lu Cnmm. arct. de l' fiitlochine , 191 3. \i. 99-108.
I
LE DIG-VIJAYA DU BUDDH 4 INDO-GREC. 685
soit parla route de Gilgil, soit par celle dti Chitral. Au Kacinîr
même, c'est en vain que nous chercherons aucun vestige apparent
FiG. 5d2. — Bbddha GANDHÀniEN, À Mathuhâ (cf. p. 370, lJo6, 681, 68(), 708).
Musée de Lal.hium. Provenant de Cliaiibàrà. Hauteur: o m. 38.
des nombreux Buddhas de jadis, tant brahmanes et musulmans se
sont soifrneusement accordés à les détruire'*'. Mais les rochers
''' Cette désolante pénurie, à laquelle
fies fouilles suivies auraient vite remédié ,
ni> rend que plus précieuse la découverte
au Kangra d'un lironze d'ailleurs tardif.
Voir .1. Ph. \oGEi. . A. S. I., Aim. Rep.
Kjo'i-ô, pi. XXV et p. 107-109;
M. Vogel a [)arfaiteraent relevé ses ana-
logies peisislantes avec les images gréco-
houddluques, et nous nous jjornons à
renvoyer le lecteur à son ailicie.
686 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
môiDe des P.îmirs portent encore Ici trace de la propagation de
l'image du Maître('); et quand enfin nous débouchons dans la
Sérinde, le premier aspect de ses nombreuses figures de stuc ou
d'argile bannit île notre esprit toute crainte qu'aucune solution de
continuité se soit produite dans la chaîne de transmission.
Nous nous retrouvons ici en pays déjà exploré, et le nombre
des documents publiés nous permettra d'être d'autant plus bref.
Comme points de repère sur les deux routes, méridionale et sep-
tentrionale, du Turkestan, nous nous contenterons d'emprunter à
Sir Aurel Slein et à M. le professeur A. Griinwcdel deux statuettes,
l'une originaire de Rawak (lig. 662), l'autre du Tourfan (fig. 563):
leur ressemblance entre elles et avec telle autre, naliv^e de Mathurà
(fig. 552), nous rendra provisoirement moins cuisante la privation
de leurs pendants bactriens. Pour les «Mille Buddhasnqui depuis le
iv^ siècle marquent, décorent et sanctifient le nœud des voies com-
merciales entre la Chine et l'Occident, mais ont malheureusement
été pour la plupart retouchés parles restaurateurs modernes, nous
nous bornerons à renvoyer aux photographies déjà parues de
Sir Aurel Stein et de M. P. Pelliot'-'. A partir de ce moment, les
planches de Éd. Cha vannes guideront notre quête d'abord vers les
grottes de Yun-kang près de Ta-t'ong-fou , dans le Nord du Chan-
si (fig. 56 A), puis vers celles du Long-men, près de Honan-fou
(fig. 565; cf. fig. 54i). Colossales ou minuscules, ces sculptures
rupestres, dues au zèle sans lendemain des Wei du Nord et des
T'ang pour le Bouddhisme, nous mènent du v'' au vm' siècle. Mai^
déjà — sous l'inlluence de la civilisation chinoise bien que par
l'intermédiaire des Coréens — l'art bouddhique florissait dans la
nouvelle capitale japonaise de Nara. Ici encore ce ne sont pas les
documents authentiques qui manquent ; nous ne saurions mieux
faire que de recourir une fois de plus''' au fameux tabernacle
'"' Voir M. A. Stein, AiicIi'dI kliohiii. lij;. i(Ji : Mission Pelliot, il;iiis L'Art dé-
I, fig. 1. corail f, août igto, p. 5 4 -6 6.
' Voir M. A. Stein, Désert Catliaij, "> Cf. ci-dessus, t. II, p. ?iih cl 6()S.
S
LF, DIC-VIJAÏA DU lillDDH A 1NT)()-(!REC. 687
domestique fie la noble dame Tachibana Fiijin, moiie en -33
(fig. 566; cf. fig. 589 et 590).
Après i.a conquête. — Natil du Gandliàra comme le Buddlia
liistoi'ique l'était du Ivoçala, le Buddha plastique nous a ainsi et
toiH' à tour entraînés à sa suite jusqu'aux extrémités nord-est et
FlG. 553. BlDDHA GANDH.inlEN, À MilUCllÀ (cf. p. Go3, GoO, (iSi).
Musée (le Lakhiiau. Provenant du vjatt Mouiidi. Hauteur: o m. 5o.
sud-est de l'Asie. 11 ne dépendrait à présent que de nous de l'ei-
mer le circuit. Les mémoires de Fa-iiien et de Yi-tsing nous ont
déjà renseignés sur les communications maritimes entre la (Hiine
et ce ([ue les Cbinois appelaient les Iles des Mers du Sud'''. Une
trace au moins d'inlluence sino-japonaise se marque à Java dans
la façon dont le uiudie encore rond ou légèrement ovalisé de
cr. (.11, |). (iiii
688 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
Boro-Boudoui" (fig. 5 19) soudain s'effîie en pointe par en haut
chez les statues du Candi Mendut(fig. 568) comme de Long-men
(fig. 5^1, 565); si l'on tenait absolument à boucler le cercle, cet
indice suffirait à marquer le point de jonction des deux conrantsC.
Il ne semble pas d'ailleurs que celui qui redescendait du Nord ait
jamais reflué de ce côté-ci de Singapour, cette porte du monde
jaune ; c'est par extraordinaiie qu'à la fin du siècle dernier une
statue bouddhique est revenue par mer du Japon pour s'installer
dans un sanctuaire de Bodh-Gaya. A l'heure actuelle, si l'insulindc
est devenue musulmane, l'Indochine demeure fort inégalement
partagée entre les deux Bouddhismes, l'indien et le chinois, l'un
réimporté directement de Geylan sous sa forme la plus pure, l'autre
cliargé, au cours de son long détour, de toutes les superstitions
de la Haute-Asie. Quand ces deux brandies de la même religion
se rencontrent api-ès une séparation si longue, on ne s'étonnera
pas qu'elles ne se comprennent ni ne se reconnaissent plus. Exté-
rieurement, rien n'est plus difTérent d'un moine cambodgien qu'un
bonze annamite; et, alors même qu'ils parviendraient à parler la
même langue, il est permis de douter qu'ils se trouvent d'accord
sur aucun point de théologie, pas même sur l'idée qu'ils se l'ont
de leur fondateur. 11 n'y a vraiment plus, de part et d'autre, qu'un
élément à peu près pareil : ce sont les Buddhas des pagodes. Telle
est la première impression dont ne peut se défendre le voyageur,
et que confirmerait, si nous n'avions que faire ici de leur témoi-
gnage, la multitude gi'ouillante et stéréotypée des idoles modernes
dans tous les pays restés bouddhiques, de Geylan t\ la Mongolie,
en passant par la Birmanie et le Tibet. Grâce à la persistance in-
vétérée des types plastiques, les images du Maître se sont beaucoup
mieux conservées — ou, si l'on préfère, moins déformées — que
ses doctrines en traversant les difi'érents milieux où elles se sont
propagées ; et c'est aussi pourquoi nidie part ni jamais il n'y a
"' Sur co |iciiiit voii- H. H. F. /i.-O., 1\, hjdi), ]i. H3i. Vnir l'iicore ci-dessiis,
t. H, ]i. •->()7, 11. h.
LE DIG-VIJAYA DU BUDDHA INDO-GREC. GH9
d'hésitation sur leur identité. Mais puisque tous les Buddlias se
ressemblent, c'est donc que, de près ou de loin, ils descendent
tous d'un ancêtre commun. S'il est permis de dire, iconogra-
phiquement pariant, qu'il n'y a de Buddha que le Buddlia, c'est
qu'il n'y avait à l'origine qu'une unique formule, à savoir Tindo-
grecque.
De quelque côté que l'on aborde la question, qu'on descende la
filière des plus anciens Buddhas datés ou qu'on remonte de proche
en proche à partir de leurs plus récentes répliques, c'est tou-
jours à cette conclusion qu'il en faudra venir; car avec elle tous
les faits s'accordent, et aucun n'y contredit. Son autorité et son
importance ne feront que s'accroître si l'on spécifie tout de suite
qu'elle est valable pour tous les aspects connus du Bienheureux,
qu'il soit debout ou couché ou de quelque manière qu'il s'asseye.
A ces diflérences, fondées avant tout sur la posture, se réduisent,
on le sait, les seules variantes du motif : il n'en est aucune qui
ne se ramène à un modèle gandhârien. Nous venons de le vérifiei-
pour le Buddha debout (fig. GS/i-ôgo) ou assis à l'indienne (fig. bbti-
r)66); il sei';ut loisible de reconnnencer l'expérience sur les
images du Purinirvàna (fig. ^76-28.8], etc. Ce qui est vrai du type
assis lest aussi de ses sièges : les figures 77, yy, 6o5, /io8, /i58-
669, nous auraient vite renseignés, par exemple, sur l'origine du
lotus de la figiu-e .")()(). Du moins l'unique exception à cette règle
consisterait dans le thème du nouvel Illuminé installé sur les replis
et sous le capuchon du serpent Mucilinda : création bizarre, s'il
en lut, dont il semble qu'il faille laisser l'initiative à l'école
d'Amarâvatî (') et qui n'eut d'ailleurs de vogue qu'en Indochine
(cf. fig. bai). Encore hésitons-nous à nous jirononcer catégoriquiî-
ment, à cause de certaine petite leçon que nous ont récemment
donnée les fouilles. Il existe en effet — ceci n'est pas un apologue,
*'' Cf. t. I, ji. h\kki^). Fouiliuil 1)11 !■( il l'ii L'xisli' iiii ;iulre sur la façade de
eu a troLivi' un spécimen à Béiiaiès la grolle Vil d Ajanlà ( I..S'. ]Î./.,1V,
{A. S. i...\,w. n,'p. ujo'i-'>, |)i. xxxi) pi. xxvii).
(.\NriM un. - II. h'\
690 RÉSUMK HISTORIQUE.
mais en pourrait servir — une représentation du Buddlia assis à
l'européenne dont nous connaissons des spécimens un peu partout,
à Bénarès (lig. BGy ; cf. (ig. 607 c), au Wagadha, à Ajanlà, au
Campa, à Java (tig. 568), comme à Dandan-Uiliq, à Touen-
liouang, à Yun-kang, à Long-men, à Nara''), etc.; si bien qu'elle
fournirait toute une série supplémentaire de reproductions, si Ion
pouvait jamais tout reproduire. Or jusqu'en ces dernières années
nous avions toutes raisons de croire que, par une contradiction
assez inattendue dans les termes, ce modèle assis à la mode occi-
dentale était d'origine purement indienne, tandis que le tvpe semi-
européen du Gandliâra aurait toujours affecté la posture mystique
des yogi indigènes. Depuis la découverte par le D'' D. B. Spooner
du groupe de la figure /i85(^), si tardiC qu'il semble d'ailleurs, qui
oserait encore soutenir ce paradoxe ? Yeut-on un autre exemple
non moins convaincant, bien qu'il ne porte que sur un point acces-
soire? A propos dune grande statue déterrée à Rawak par Sir
Aurel Stein et qui était auréolée de petits Buddbas debout, obli-
quement disposés en éventail, M. le professeur A. Griinwedel
croyait pouvoir déclarer «qu'une telle représentation était jusqu'à
présent inconnues, et en rapprochait deux images observées par
lui-même à Qyzyl, près de koutcba''). En fait, ces irradiations
magiques d'images émanées s'étaient déjà montrées aux coins de
certaines représentations gandhâriennes du «Grand miracle n de
Çrâvastî (fig. 78-79); qu'elles reçussent à l'occasion les honneurs
du panneau, c'est ce dont ne permettent plus désormais de douter
les dernières fouilles de Takht-î-Baliai (cf. lig. /i8/i).
<'' h. houdd., I, lig-. 10 (i-r. |il. III. ''' Cf. ci-dessus, I. II. p. 3a6 et
IV); J. A., 190 ), |)1. k et 7 ; H. I'ar- 58{î. — Une aiilie slalue, pareillement
MENTIER, Iiwciitaire des monuments fams, assise, du Buddlia {jit niiililée dans les
(ig'. 117 ; M. A. Stein, Ane. Khotaii . II, mines de Taklil-Î-Baliai
pi. LUI: L'r\n décoratif, n° liS, août ''' Deutsche Literalui:cilu)tg, 7 mars
1910, p. G'i ; Ed. Ghavannes, Mission, 1908, p. 5()i ; cf. M. A. Stein, Ancient
pi. 128 et suiv., 180 et siiiv.: G. Mi- K Imlini, \ . i'ig. ti-}-('>â i^l Suiid-huried Ruiiis
GEON, Au Jupon, pi. 27, et plaque de terre of Klmiun, fronlispice; et A. (liii nwedel ,
cuilr du Miusée de Nara, etc. Altlt. huit. Turk., p. igG, 201-202.
i.E nin-vi.nn uv Bcnnin ixnn-r.nEr. coi
On ne saurait donc être trop circonspect avant d'aflTiimer que
tel ou tel caractère des images postérienres, trait de détail ou
d'importance, était ignoré de l'école du Gandhàra. En revanche il
serait par trop pusillanime d'Iiésiter plus longtemps à tii'er jusqu'au
FiG. 55-'i. — BuDDUA DE Prayàga ( cf. p. 6l 1, G8 1 . 700. 7<l3).
Trouvé il Miinkiiwar, dislricl d'AUahnbàd.
D'après uni' pholojj. il»' V Arrli . Surrq/.
bout les conséquences logiques de cette enquête en ce qui concerne
l'évolution du type du Buddha. Tout d'abord, le terrain étant défi-
nitivement débarrassé de la chimère du fftype indien originels, il
ne peut plus être question de regarder la création gandhàrienne
comme une adaptation hellénisante dnn modèle indigène préexis-
tant. Par voie de irciprocité, dans les mutations inévitables que le
44.
li'J-2 RÉSLMlî HISTORIQUE.
prototype aura subies d'Inde en Inde, on doit d'avance s'attendre
à suivre la marche d'une trindianisalionn progressive de l'original
indo-grec. Des principes analogues guideront notre revue des
Buddhas de la Haute-Asie: car cliez eux aussi se manilestent cer-
taines niodilications à mesure qu'ils passent de la Sérinde à la
Chine et de la Chine au Japon. Assurément nous ne pousserons
pas l'amour du parallélisme jusqu'à commencer également par
discuter, après la question du «type originel indienn, celle d'on ne
sait quel type chinois primitif. Libre à M. fcakasu Okakura de
décréter, sans d'ailleurs en apporter (et pour cause) le moindre
commencement de preuve, a qu'une étude plus profonde et mieux
informée des œuvres du Gandhâra révélera une plus grande pré-
dominance de l'inlluence chinoise que de la prétendue inlîuence
grecque Wn. Sa profession de foi pan-mongolique, contraire à toute
l'évidence des monuments et des textes, ne supporte pas la dis-
cussion. A des allirmations aussi tranchantes et injustifiées, notre
intention n'est pas de répondre sur le même ton en niant à notre
tour la part de la Chine dans le développement de l'art boud-
dhique: l'histoire nous apprend seulement que son intervention
a été beaucoup plus tardive. C'est ainsi — les documents chinois
nous en ont eux-mêmes donné l'assurance, — qu'elle n'a été pour
rien dans la genèse du type idéal du Buddha : mais c'est de la
ffsinihcatiomi de ce dernier que nous nous apprêtons à suivre les
progrès à travers l'Asie centrale.
§ II. L'évolution du type du Buddha.
H l;nil en toule chose garder la mesure. La fidélité, pour ne pas
dire la servilité avec laquelle, dans les lieux et les temps les plus
divers, les fabricants d'idoles bouddhiques se sont attachés à repro-
l\ \k\'^( (lh\Ki iiA. Tlie Idciils of llie Eiisl (Lonilrc^. ii.)i>''t).\). -jS i'[ {-l. \>. --3 .
/ÉVOLUTION ni' TVPF, PI lUHDIl \.
(i!),",
FiG. 555. — BiiDDiiA DE BÉNABÈs. (cf. |). 870, /181, (3 1 1 , 68 1 , 683, 701, 703, 716).
Trouvé et comervé à Sàniiith. Ilaiilcur: i m. Gii.
Cf. A. S. h, Ann. Bcp. lso/,..5, |il. XXI\ c.
fliiiie an moins Taspect d'ensemble du prololyjje indo-grec du
Bnddha, s'impose avec toute l'évidence d'un l'ait |)alpahlp. aisé à
69'i RÉSUMl': HISTORIQUE.
contrôler dans le premier album ou musée oriental venu : et c'est
pourquoi, s'ils risquent de baisser dans l'estime des criti(pies, ils
sont sûrs de garder la reconnaissance des iconographes. Quand les
premiers amateurs d'art japonais avaient l'impression de retrouver
dans leurs bibelots exotiques un sentiment classique des propor-
tions et de la draperie, et un caractère trplus indien que chinois'^' n,
ils ne se doutaient guère que leur opinion, alors si risquée en
dépit de sa justesse, serait un jour susceptible d'une si minutieuse
vérification. A la lumière des récentes explorations, leur hasardeuse
conjecture s'est muée en certitude historique. En même temps elle
s'est singulièrement précisée. Non seulement des traits étranges et
i'rappants, tels que l'exagération des oreilles ou la protubérance
du crâne ont trouvé ou trouveront une explication naturelle ou
satisfaisante : on pourrait déjà pousser les rapprochements jusqu'à
des caractères plus subtils. Il n'est pas, par exemple, jusqu'à cette
rondeur lourde du bas du visage, que nous avons à tort ou à
raison reprochée à nos statues gandhàriennes(^), qui ne se remarque
chez les Buddiias sino-japonais (fig. 56^1-566, BSs, Scjo) aussi
bien d'ailleurs que chez les Javanais (fig. 56 i, 568, 58 o). Mais,
encore une fois, l'air de famille de tous les Buddhas connus est un
fait d'évidence sensible, et que nous avons assez longuement vérifié
pour être siirs de n'être victimes d'aucune illusion d'opti([ue. Ce
qui importe à présent, c'est de marquer el, si possible, de coor-
donner, après les ressemblances, les dilférences non moins indé-
niables qui les séparent selon les pays et qui ne pouvaient manquer
de s'accentuer entre eux à mesure qu'ils s'éloignaient dans l'espace
et le temps de la souche de leur race. Car c'est bien au fond d'une
étude anthropologique qu'il s'agit. Un jour même, avec les progrès
de l'arcliéologie, tout un système élaboré de mensuration sera ici
de mise : mais il va de soi que nous ne saurions déjà prétendre à
tant de scientifique rigueur.
'"' GoNSE, L'art jiipniiiiis. 1, p, i(j(j. — '''' T. II. |i. '■'lïi-j.
F;HV0LUTI0N du type du IîUDDHA. 695
D'un certain nombre de ces \arialions, d'ordre soit corporel,
soit seulement vestimentaire, nous nous sommes déjà servis inci-
demment pour la chronologie interne de l'école du (îandliâraC) :
nous voudrions essayer à présent de dégager leur place et leur
valeur exactes dans la série universelle des images du Buddlia,
sans d'ailleurs (|u'il soit ordinairement besoin de descendre plus
bas que le x'^ siècle. Or, si nous reprenons de ce point de vue la
visite des collections ou simplement l'examen des recueils d'images,
nous remarquerons bientôt que les modifications les plus impor-
tantes, parce que les plus constantes, portent sur le traitement
des draperies et sur celui des clieveux. Et cette première consta-
tation ne pourra manquer de nous d:)nner à réfléchir. N'est-ce pas
justement l'exécufion technique de ces élénints''-' qui nous a le
plus clairement dénoncé l'origine occidentale des créateurs du
type? Et n'est-ce pas sur l'atténuation progressive de leur allure
hellénisante que nous avons bâti notre essai de classement chrono-
logique des Buddhas gandhàriens ? Il semble donc que nous ayons
seulement à étendre les observations déjà faites sur le clan originel
à tous les membres de la tribu, si dispersés qu'ils soient. Aussi
bien les circonstances historiques de leur transformation n'étaient-
elles pas, ici et là, sensiblement les mêmes? (}u'il se perpétuât au
Gandhàra ou qu'il se répandit dans l'Inde et en Extrême-Orient,
le prototype du Bienheureux ne pouvait que tomber des mains
de ses initiateurs dans celles de leurs imitateurs et continuateurs
indigènes : et comment ceux-ci n'en auraient-ils pas pris avantage
pour l'accommoder, consciemment ou non, à leurs idées et à leur
goût? Telle est laulre lace du problème que pose l'évolution plas-
tique de l'idole bouddhique par excellence. Dans les pages précé-
dentes, nous avons suivi avec les yeux conq)laisants d'un Européen
l'installation triomphante du Buddha indo-grec dans loiil l'Oiionl
du Vieux-Monde: et il n'est pas douleux, en ellet. qii il n v ait ('-lé
' (.('. ci-<le'isiis, I. il, 11. .");")(), ,553, ele. — " (jl. I. Il, p. 2'^t>., -î.^o l'I suiv.
cm liKSIMK IIISTORinCR.
l'ccii avec (MitlioiLsiasme, el (|u'arlisles et fidèles ne se soient [jarloul
inclinés devant le prestige de sa beauté. Mais il est non moins
évident que sur les deux points déjà signalés — et d'autres, plus
intimes — la teclinique grecque choquait à la fois leur esthétique
et leur orthodoxie, et qu'ils le firent bien voir. Regardé par l'autre
bout de la lorgnette, le difr-vijnya du Maître nous apparaîtra plutôt
comme la lente, mais irrésistible absorption de limage semi-
européenne qu'une école étrangère avait, par le seul jeu de sa
supériorité souveraine, imposée dès l'abord à l'admiration, voire
à l'adoration des peuples asiatiques. Toute action appelle une
réaction; et il est à la fois vrai de dire que le Buddha a conquis
l'Asie, et celle-ci son vainqueur.
Les cheveux. — Mais laissons ces trop ambitieuses généralités
et reprenons notre patiente analyse. Des deux traits convenus de
la figure du Bienheureux qui, par leur promptitude et leur persé-
vérance à se transformer, ont tout d'abord attiré notre attention ,
les cheveux et les draperies, le ]>remier est de beaucoup le plus
important: car là il ne s'agit pas seulement d'une alTaire de mode,
mais d'une belle et bonne hérésie. Deux choses sont en efl'et égale-
ment certaines : l'une, C[ue les statues du Buddha — si tant est que
le Buddha eût jamais du avoir de statue — devraient toutes,
comme on sait déjà''', avoir la tète rasée; l'autre, que ces mêmes
statues ont toutes, comme on peut voir, gardé leur chevelure.
Même dans les écoles qui, à la dilTérence de celle du Gandhâra,
représentent le Prédestiné en train de se couper les cheveux'^',
son crâne, après cette opération, n'en devient pas plus chauve.
On se rappelle peut-être à quel point cette question est étroitement
liée à la genèse de Yusnisa et comment cet ornement postiche
nous a |)aru devoir sou artificielle existence aux dévotes exigences
''' Ci. I.ll, |i. oyçi et siiiv. à ceUe place, a été depuis publie
'■■■') Cf. t. I. p. 3(i/i. Le fra{rmenl tle (M. A. Stei.n, Ane. Kliotan, pi. XLVIII,
scliisic lidMvé il Klidlan, el déjà signalé kli. oo3 ".).
r;i' VOMîTION DU TYPE DU BliDDHA. 697
(le fidèles rigoristes, compliquées de la routinière maladresse de
{[iielques ap])rentis sculpteurs C. La théorie a pu sembler assez
alambi([uée : elle n'en trouve pas moins sa confirmation dans la
revue que nous sommes en train de passer des images du Buddlia.
l''iG. 5.')(). — Blddfh 1 dk Mviuulii), .u: .\Iag\diia (cf. p. 6'jç), 681, 701).
Musée (h Calculla, n II. G. t. Provcmint de Ilnilli-Gaijd. Hauteur : i m. tS.
De lotis les signes caractéristiques du grand homme, celui qui lui
avait ainsi poussé après coup sur la tète est aussi le seul chez
lequel nous ])uissions rclevei" des modifications vraiment foncières,
et cela jusquà nos jours. Uusnisa,, s'il faut l'appeler de ce nom.
se porte en effet de bien des manières, non seulement l'ond, à I au-
''' Cf. l. Il, [). 295 et siiiv.
C98 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
cienne mode, mais encore conique comme au Canjbodge, ou en
pointe, comme au Siam, ou en forme de flamme comme au Laos,
ou de lyre comme à Ceylan (fig. 569-572). Evidemment les fan-
taisies individuelles ou nationales se sont ici donné carrière : et l'on
pourrait être tenté de voir dans ces et variations n une vérification
de plus de l'axiome des théologiens et que l'orthodoxie est une et que
l'hérésie est multiplet. En réalité elles proviennent simplement
du lai! qu'il n'existait sur ce point aucune tradition fixée. Et com-
ment les vieux textes sacrés, qui n'avaient même pas idée d'une
représentation du Maître, auraient-ils pu en effet dogmatiser à
l'avance sur une déformation, aussi tardive qu'inopinée, de ses
statues gandhàriennesW ? Au contraire, le fait que Yusnisa était
sorti d'une sorte de compromis entre donateurs et artistes ouvrait
désormais la porte à toutes les combinaisons possibles, selon les
hasards de l'heure et du lieu. C'est tout juste si, à travers ses
transformations, ce tt signe :i est demeuré d'ordinaire (mais non
toujours'-)) sur le sommet du crâne, à la place originelle de ce
chignon indien dont il n'est en définitive qu'une malfaçon.
11 est inutile d'insister sur les fioritures modernes, mais intéres-
sant de noter les trois variantes anciennes du motif. L'une des plus
curieuses nous est offerte par une image déjà familière de Mathurà
(fig. 55o) et se retrouve, non moins nette, sur une tête détachée
de même provenance, aujourd'hui à Lakhnau (fig. 55 1). Les
sculpteurs locaux ont bien renoncé à raser la tête du Buddha —
moins, semhle-t-il ici, par respect pour le modèle gandhârien que
par crainte de le faire méprendre pour un simple moine; mais,
probablement par déférence pour la mode locale, ils ont roulé en
spirale sur le sommet du crâne la longue mèche caractéristique
'"' ^otons toutefois que le cliclic ;mi- '■' Mous avons di'ja eu l'occasiou de
quel nous avons fait allusion plus haut signaler f[ne, sur les miniatures benga-
(l. II, p. 299) a pu (lonner prétexte aux lies du xi' siècle (cf. Iconogr. bouddii.,
modernes, pour figurer Viisnisa sous pi. X, i et i), il est de l'orme pointue
lorme d'une excroissance flamhovante et placé sur l'arrière de la lôte, comme
(cf. pour Yùrijci, t. II, p, 289). un loupel de clown.
L'ÉVOLUTION DU TYPE DU BUDDHA. 699
des Hindous. Au total ils ont l'ahriqué une figure du Maître (jui,
avec son cliignon ren forme de coquillages, mériterait, au même
litre que Çiva, Ti-pithète de /.«/wrf/m (". Cette bizarre éUicnhialion
FlG. 057-558. lilDUIlAS (DE STÏI.E PÀlA ) , AU Mai^DMA
("cf. p. 6i 1, 681. 701, 7oi , 780).
Fig. 557. — Musée <h' CalcuUa, n° Kr. lii. Provenant de kwLihdr. }{iinleur : i m. o5.
hig. 558. — Trouvé près de Rdjagriha; cf. J. .1. .S. nf Beng., L.MII , I, pi. U.iSijù.
n'eut d ailleurs, si l'on en croit les fouilles, aucun succès. Plus
dnral)le se montra un autre procédé dont s'avisa la même école
et qui s'amorce déjà sur les deux images en question : nous voulons
parler de cette façon d'arrêter rigoureusement sur le Iront la li;;ne
''' C'est éviilemment là nue mode ;'i boniaienl, l'omrne l'onl oncore la |ilii|)arL
l'usage des laï(|ucs: loiilefoisie uoni a pu des sddliu actuels, à se découxiir la léle
^Ire donué à des ordi-cs ascétiques qui se sans la raser.
700 RKsnMi'; insToiiionE.
(les clieveiix, dont la masse n'esl plus iii(li(jii('e que par un iiiofleli'
parlaitemeiit lisse : si bien que, tout en {jardant la silbouettc carac-
téristique du clii{;noii, la tète paraît entièrement i'asée(cf. fig. 584).
Ce mode de compromission entre les deux tendances opposées que
nous avons dites est fort ingénieux et d'ailleurs des plus commodes
pour l'ouvrier: aussi ne s'étonnera-t-on pas outre mesure qu'il ait
joui de quelque faveur. On le retrouve non seulement dans l'Inde
sur un Buddha du Madhyadêça (fig. 556), mais jusqu'en Sérinde
(fig. 563) et en Chine (fig. hko et 564). Il fut toutefois éclipsé et
supplanté à peu près partout par les «boucles frisottanles et toutes
tournées vers la droite n qui avaient pour elles l'autorité du texie
— encore que détourné de sa véritable application — des saintes
écritures. Tel est, on s'en souvient, le parti qu'avaient pris, de
guerre las, les artistes du Gandhàra. Mieux valait encore pour eux
s'exécuter de bonne grâce que d'exposer leurs œuvres à des
retouches du genre de celles dont la belle tète indo-grecque de la
figure 578 porte si visiblement la trace édifiante, mais déplorable.
Is fecil cui. . . placel : le coupable s'y dénonce assez de lui-même.
C'est pour flatter le goût ou les préjugés indigènes qu'une main
indienne s'est intentionnellement elïorcée d'eflacer par le flotte-
ment l'indécente luxuriance de la chevelure, en même temps
qu'elle se plaisait à reprendre les sourcils pour mieux en souligner
la jonction. Devant cet insigne te sabotage 11 , on conçoit que les
sculpteurs gandhâriens aient préféré se réformer eux-mêmes. Il ne
faudrait pas croire d'ailleurs que, pressés d'abandonner leur pro-
cédé favori des w ondes n, ils aient dû inventer tout exprès pour la
circonstance celui des boucles. Quelque archaïque qu'il dût paraître
à leurs yeux comme aux nôtres, ce dernier leur était égaicmeni
lamilier, et se montre sporadl(|uement sur des œuvres de bonne
époque. C'est ainsi que la figure i5-j en gratifie un dieu et la
figure i5i le neveu d'Asita, personnage encore respectable : mais
le fait qu'on le prête également à de simples lutteurs (fig. 3o3, cl
cf. I, p. 33/1) ou même à des démons (cf. fig. 598 et /i6o) prouve
I/EVOI.UTIO.^ DU TYPE FMI ISUDDHA. 701
assez qu'il n'avait pas à Torigiae le caractère hiératique et sacré
rjue finit par lui donner son association avec la tête du Maître.
Sous le bénéfice de ces observations, rien ne serait plus aisé —
car les têtes sont ce qui nous manque le moins — que'de suivre à
travers les collections publiques ou privées la progressive schéma-
tisation et la transformation finale de la chevelure et à la grecque t)
du Buddha gandhàrien. Gomme point de départ nous prendrions
quelque spécimen de bonne époque dont les ondes soient encore
souples et fluides (fig. 67^ et b-jMns; cf. fig. hhb-hhi^, 48o-
681, etc.). Mais bientôt nous verrions, sans que les mèches ces-
sent pour cela d'être longues, leurs ondulations commencer à se
dessécher et à se figer (fig. .576; cf. fig. A55-i56, /182, etc.). Sur
la figure 676, elles semblent déjà se rompre en petites vagnettes
distinctes. Enfin, sur la figure 677, apparaissent les boucles cré-
pues (' ; et il sulfira à celles-ci de se styliser à leur tour (fig. 878;
cf. lig. ^83), pour nous présenter d'avance l'apparence stéréotypée
des images de Mathurâ (fig. .^79; cf. fig. 687), de Bénarès
(cf. fig. 555, 567 et 588), ou du Magadlia (cf. fig. 556-558). Il
ne nous resterait plus qu'à suivre la fortune de ce procédé au
Cambodge (fig. 58i; cf. fig. 56o) et à Java (fig. 58o; cf. fig. 56i
et 568), en Chine (cf. fig. 54 1) et au Japon (fig. 082; cf. fig. 566
et 590). Mais, à l'aspect de ces dernières, surtout des figures 58 1
et 589, qui se douterait, si nous ne venions de suivre la filière
de leurs modifications successives, que ces rangées de rugosités,
pareilles à des alignements de grains de chapelet, représentent les
vestiges atrophiés des anciennes boucles? Il n'est pas surprenant
que les Bouddhistes d'aujourd'hui s'y trompent eux-mêmes. Nous
nous sommes laissé conter qu'au Laos les gens ont une façon à eux
de comprendre la coiffure spéciale du Maître. Un jour, disent-ils,
III
'■' Nous ne revenons pas ici sur la di'crit soinmairenionl les Biiddlias (!(■ si
manière dont lesdiles boucles ont envahi temps ( vi° siècle) , note ces cheveux courts
le soi-disant MAHiVi (cf. l.ll, p. ayfil — (58, '1/1). — Les musées indiens con-
l,.i Ilriliiil-Siiiiiliili! de \ arâlia-Miliira , (pii scrveiil miiiiliie de ces boucles délachées.
70-2 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
un de SCS fidèles, craignant qu'il ne jiiîl une insolation, a coiffé sa
tête rasée d'un iruit, préalablement évidé. de jaquier (ou arbre-
à-pain). 11 est de fait que rien ne ressemble mieux à l'écorce
rugueuse de la jaque que le crâne grenu d'un Buddlia laotien ou
siamois (cl. fig. 571-572) : mais tout de même nous croyons notre
théorie archéologique préférable. Nous ne sommes pas davantage
disposé à abandonner celle que nous avons avancée à propos des
draperies a à la grecques pour adopter la version mongole de leur
origine : car sur ce point aussi des fidèles, paisiblement ignorants
de fart hellénique, ont inventé de toutes pièces une explication
qui leur fût intelligible. Les artistes chargés d'exécuter la première
image du Maître, éblouis par sa splendeur, n'auraient pu copier
que la tremblante réflexion de sa personne dans l'eau : et les ondu-
lations serpentant sur cette eau rendraient compte des plis, à leur
gré inutiles et même disgracieux, qui courent sur le costume'').
Les draperies. — Mais laissons ces billevesées, pour significatives
qu'elles soient, et reprenons le fil de notre étude. L'expérience
qui vient de nous réussir sur les cheveux, nos documents nous
invitent à ia recommencer immédiatement à propos des draperies :
et, de fait, ils nous présentent également toute la série des nuances
intermédiaires entre le faux himation et la véritable sniighdii.
Nous partirions cette fois encore du beau manteau, si bien drapé
à la grecque, de la planche II (cf. fig. /i 7 7-^7 8 et /i8o); mais
déjà sur la figure 583 (cf. fig. 48i-/i83) nous en verrions l'étoffe,
naguère si hardiment creusée et si librement flollante, s'étriquer et
se plaquer sur le corps, comme si elle venait d'être mouillée. La
tendance à atténuer les creux et à mouler, pour ainsi dire, le torse
•'' Cf. A. CiiiiJwvEDEL et J. Bi'RGESs, Nous revîeiKlrnns flans un inslani (S m)
/J«(W/i/s( /!)■( îN /)i(/i'«, [). 17 1-1 72, d'après sur les légendes relalives à la création
G. HuTH, Geschichte des Buddhismus in de la première statue du Buddlia : nous
dcr Moii'olei, II, p. 609. Voir parlicu- avons afiaire ici à une variante de celle
lièremenl certains Bnddhas de Rawak cpic nous conterons p. 720-72-2 , d'après
(M. A. Stein, Ane. kliittan . p. /190). — le Divijàvadàna.
L'EVOLUTION DU TYPE DU BUDDHA.
703
et les membres se précise et s'exagère, à mesure que nous péné-
trons dans la péninsule, sur les images de Malliurâ et d'Amarâvatî
(fig. 586-087; ^'- ''S- 559-553) : toutefois on ne sait quel scru-
pule fait encore respecter, pour amenuisés qu'ils soient, l'indica-
tion Iraditiomielle des piis. Si nous descendons à la fois jusqu'au
^sr^^-..
:.» <^i^
Ê%
■A
l'io. .j.ji). — Blddiia i>k Cevlan (cf. p. 682, 707).
Sltiliie voisine du Ruaiiiveli Dagoba (Mahd-lhtipa) . ii Aiiiirddliniiiird.
v*' siècle et jusqu'à Bénarès (fig. 588; cf. fig. 55'i-555, 5G7), ces
dernières rides ont disparu, exactement comme sur un miroir d'eau
qui s'apaise. La personne du Bienheureux, voire même la ceinture
de son vêtement de dessous, achèvent de se dessiner à travers
la transparence voulue du lissu : seul un dernier Ilot achève de
retomber de sa main gauche en une savante cascade. Begardez-la
70'i RÉSUMÉ HISTORIQUE.
de près; c'est, ])ien une chute classique, dernier vestige de l'iiilluence
grecque. H ne nous resterait ])lus qu'à suivre l'extension et la per-
pétuation de cette même facture sur les statues debout ou assises
du Magadha (lig. boo, 557-558, 588 tts), d'Ajanlà (lig. 5o3),
du Cambodge (fig. 2o5. 5-21, 56o) ou de Java (fig. 5i2, 56i et
568). Parfois le fait que l'image est vêtue en vient à n'être plus
marqué que par une simple rainure coupant la poitrine et les
jambes, ou quelque plissement discret des coins du manteau. Force
est de convenir que nous assistons une fois de plus à l'élimination
progressive et méthodique de la technique hellénisante et à son
remplacement par un ])rocédé plus conforme à l'esthétique et aux
habitudes de l'Inde. Aussi bien, après les remarques que nous avons
déjà dû faire plus haut à propos des formes et du costume ''), il
nous est aisé de deviner les deux causes opérantes de cette trans-
formation : d'une part, le goiÀt indigène pour les surfaces rondes
et lisses, de l'autre la substitution aux épais lainages gandhâriens
des diaphanes mousselines de l'Inde. Nous venons seulement de
suivre l'action de ces deux causes jusque dans leurs ultimes ell'ets.
Mais il faut tout de suite remarquer que, par définition, elles ne
sauraient l'une et l'autre être véritablement agissantes qu'en des
pays de climat chaud et de colonisation indienne. Par le fait,
la loi de l'atténuation des draperies, s'il est permis d'employer
ce terme ambitieux, ne se vérifie grosso modo que dans la zone
tropicale : et ainsi nous ne saurions lui reconnaître la même aire
d'extension qu'à celle du frisottement des cheveux. Dans toute la
Haute-Asie nous discernerons bien une certaine schématisation
et des dispositions nouvelles dans les plis : mais jamais, comme
dans les Indes, ceux-ci ne brilleront par leur absence.
Serons-nous plus heureux si, au lieu de considérer le mouve-
ment d'ensemble de l'étofTe, nous nous attachons à tel détail par-
ticulier de vêture? L'espoir nous vient de découvrir dans la manière
f'i Cf. I. 11. |). ?>so ctsuiv.
L'ÉVOLUTION DU TVl'K DU BUDDHA. 705
de porter la saùghdti l'amorce d'un développement qui ait été par-
tout et uniformément suivi. Nous nous sommes déjà trouvé dans
l'obligation de faire remarquer à propos des moines que la manièi-e
indigène de cr faire des cérémonies -n consistait à se découvrir l'épaule
droite et que, par ailleurs, cette mode n'apparaît qu'assez tard sur
FiG. 56o. liuiiiiiv Di I^AMiiouuE ( cl. ji. liMI! , 701, /oij.
1 rimn'' fjor .1. Commajli.i-: ii riint)re (le In façade Sud dw liaijon dWn^kur-Thnin iiQjS).
les Huddlias du Nord-Ouest'". Ce qui n était au Gandhàra qu'une
exception tardive devient au contraire la règle générale sur les
images postérieures du Magadha et de Geyian, de l'Indochine et
de rinsulinde (■-'. Or il est non moins visible que cette coutume
indienne s'est également propagée dans la Haute-Asie. Dès Ravvak,
''' Cf. t. II, p. 270 et 553. une lois de plus les mêmes renvois aux
'■' Il nous parait inutile de répéter mêmes Ogtires.
GiMiHin». - II. 45
wpBiiirntt KlTIOxiir.
706 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
à cofé des Bnddhas vêtus jusqu'au cou nous en apercevons qui
montrent leur épaule droite C. Mallieureusement pour la théorie,
ils n'en demeurent pas là. Un développement inattendu et auquel
rinuc n'a plus de part, vient tout à coup en Sérinde se grelTer
sur le premier. Voici en efl'et qu'un pan du manteau remonte
par derrière et se rabat sur l'épaule droite, comme pour en voiler
la nudité. Ce trait nous paraît d'autant plus digne de retenir
l'attention des sinologues qu'il surprend davantage les yeux des
indianistes, et il conviendra de fixer aussi exactement que possible
la date, sinon les raisons de son apparition. Déjà dans la et Grotte
des Peintres T) à Qyzyl,les dessins de M. le professeur A. Griinwedel
relèvent côte à côte des Buddhas dont la sanghâù découvre seu-
lement l'épaule droite, à l'indienne, et d'autres où au contraire elle
laisse — dirons-nous, à la chinoise? — la poitrine à nu entre les
deux épaules vêtues. Cette dernière disposition est devenue cou-
rante en Chine dès le v° siècle (fig. 5/i 0-542, 56/i) et on la retrou-
vera juscjue chez les Buddhas sino-japonais et tibétains les plus
modernes'-': mais c'est justement par là qu'ils se dilTérencient à
première vue de leurs congénères Indochinois ou singhalais.
Ainsi les deux tentatives que nous venons de faire pour esquisser
les lignes directrices de l'évolution des draperies chez les idoles
bouddhiques n'ont qu'à moitié réussi. L'une s'est vu restreindre,
par des conditions particulières de civilisation et de climat, aux
seules Indes orientales, tandis que la courbe de l'autre a été sou-
dainement traversée par un élément spécial à la Haute-Asie. Mais
ces réserves ne sont pas les seules que nous devions faire. 11 faut
bien avouer que nos essais de et lois w n'ont qu'une portée purement
'■' M. A. Stein, Ane. Khotnn . H, mais prouve que les Chinois se rendaient
pi. XVII. comple de la dilïeience. Notons encore,
'"' Le témoignage chinois du xiT siècle à l'appui des remarques qui vont suivre
cité par F. Hirth (Ubcr freimk EiiiJIiisse sur les croisements d'inlluence, le cas
in lier CIniie'iiscIten kiinst, p. 5i) au sujet de ces honzes indiens chargés de décorer
du style des Buddhas du Magadha ne l'ait vers ce même temps le yamen d'un préfet
que confirmer nos documents indiens, du Sseu-tch'ouan.
L'EVOLUTION DU TVPE DU BUDDUA.
101
théorique, à chaque fois compromise parla multiple diversité des
faits. C'est ainsi que dans les Indes nous relevons des traces spora-
diques de draperies, comme si après tout elles ne s'effaçaient qu'à
regret (cf. fig. lîoo, BSg et surtout 689). En Chine nous rencon-
l''iG. GGi. — BiiDDin Dii Java (et', p. hS'j, (iij'i. 701, 70/1).
Ttjpe des lîwhlhiis du llnni-liinidniif.
irons à la même époque et quelquefois cote à côte, comme sur
la figure 56û, des Buddhas à la poitrine dénudée ou dont la robe
monte au contraire jusipùui cou. Parfois même, aux temps et aux
lieux où l'on s'y attendrait le moins, les plis traditionnels ressuscitent
comme sur telle statue de bois'') dont l'existence. n'est attestée au
''' Voir Si;i-icui Tam, Un a slaliic of hidn-ipreh liijlumœ [Kokka , l. \\,
Shaka in tlœ Seiryo-ji Temple sliuiving p. a^a-aSg).
lia.
708 RKSUMK HISTORIQUE.
Japon qu'à itarlii' du x" siècle (fig. Tj^o). Et certes nous voyons bien
comment il serait facile d'arranger les choses. Ces subites récur-
rences individuelles du type ancestral sont un phénomène bien
connu en anthropologie. Dans l'espèce elles étaient singulièrement
favorisées par le fait qu'on continuait, nous le savons, à colporter
dans toute l'Asie bouddhique des dessins des images les ])his cé-
lèbres ('), et que plusieurs de celles-ci se rattachaient directement
au prototype gandhâricn (cf. fig. Tk)!). Rien ne serait donc plus
aisé que d'ajuster ces variations et ces résurrections dans notre
svstème : ce sont les exceptions qui confirment les règles que nous
venons d'énoncer. — Sans doute : mais elles nous avertissent en
même temps avec quelle prudence il conviendra de les appliquer.
L'iNTERPliKïATION CHnONOI.OGIQUE lîT ESTHETIQUE DES FAITS. AuSsi
ne tenterons-nous pas de pousser plus profondément l'examen des
nombreuses espèces qu'embrasse le genre Buddha. Nous risquerions
à présent de ne ramener qu'une poussière de faits sans liaison
entre eux et dont chacun réclamerait une explication de détail,
d'un caractère surtout ethnique ou technique. Connnent mesurer
par exemple la part de la race dans l'épaississement du menton
javanais (fig. 58o), l'élargissement des lèvres khmères (fig. 58 1)
ou le retroussis des yeux sino-japonais? Ou encore qui définira
exactement le rôle joué par la matière dans la facture des images
d'argile moulée de la Sérinde ou des statues en pierre volcanique
de Java? Ces seuls exemples peuvent donner une idée des discus-
sions sans fin, et le plus souvent sans issue, où nous risquerions
à présent de verser. Mieux vaut nous borner aux seuls traits exté-
rieurs et marquants qui se laissent aisément vérifier presque à tout
coup et organiser tant bien que mal en séries continues. Le tout
n'est pas d'ailleurs de dresser des sortes de tableaux synoptiques
des modifications les plus répandues et permanentes : il faut
' (if. I!. l'iiïiii ci.i, Coiiférfiiccs au Mi(séc (ïiiii/ii'i eu iffii (Hilil. ilo viiljjiirisatinii .
1. Al), |l. 1-2 1 Ol 1 'iD.
i;i-:voi,i TTo\ ni" tvpk du ruddma. 709
encore les interpréter, tant au point de vue cftliétirpie que cln-o-
nologique.
Dune façon générale on peut dire que l'étude des documents
a corroboré lallirmation de j)rincipe que leur simple réunion nous
avait amené à poser (cl. plus haut, p. 691-692). Vérification faite,
tout se passe bien exactement comme si le type, fixé au Gandhâra
dès avant notre ère, s'était peu à peu et simultanément répandu
au Sud-Est comme au Nord-Est. A chaque siècle écoulé, à chaque
centaine de lieues franchie, il perd davantage le cachet de sa
fabrication étrangère; è mesure (jno passent les générations et
que s'accumulent les étapes, il est plus complètement assimilé par
son nouveau milieu. De ce fait dûment c )nstaté la conséquence
chronologique est évidente. — Réciproquement, dirons-nous, plus
un Buddha a dépouillé son caractère hellénisant, plus il est
devenu chinois ou hindou, en un mot, asiatique, et plus il est théo-
riquement éloigné de l'époque de sa création comme de son lieu
d'origine; et en effet nous savons d'avance (pour ne parler (|ue
des deux points extrêmes de son périple) que tout Buddha japo-
nais est postérieur au vi*" siècle et tout Buddlia javanais au v°. Mais
le jeu de ce transformisme paraît comporler plus de précision,
et c'est de la possibilité d'opérer un classement au sein des images
d MU même pays qu'il nous ouvre de loin la séduisante perspective,
l'oui' formuler la règle telle que nos recherches viennent de la
dégager, toute image dont les cheveux ondulent ou dont la robe
haut montée se drape à larges plis (cf. fig. ^80) est a priori anté-
rieure à toutes celles dont la tête s'ornera de cheveux crépus,
ou dont le manteau serré laissera à découvert l'épaule droite ou la
poitrine (fig. /i8i-/i83). Malheureusement les lois a priori ne sont
jamais valables que sous bénéfice d'inventaire, et, dans chaque cas
particidici', il faudra toujours compter avec le talent des artistes
ou la fantaisie des donateurs. Assurément, si exigeants qu'aient pu
se montrer les scrupules orthodoxes ou les lubies esthétiques de ces
derniers, il v a peu d apparence (|u une image fortement imprégnée
710 RÉSUMK IIISTORIQUE.
(le couleur locale remonte à la bonne époque classique. Mais, en
revanche, qu'est-ce qui peut nous garantir que telle statue portant
encore les traces non équivoques de ses origines hellénisantes n'est
pas soit l'œuvre tardive d'un dernier hon scul|)teur qui passait,
soit la copie ou la restitution voulue d'un ancien modèle popularisé
par l'imagerie? Pour ne pas citer d'autres exemples, le Buddha de
la figure hSk, en dépit du caractère tardif de la stèle, est néan-
moins vêtu jusqu'au cou, tandis que le grand Buddha du Long-
men (fig. 565), en dépit de sa draperie et même de sa chevelure
quasi gandiiâriennes, n'en est pas moins postérieur à celui de
Yun-kang (fig. 5()Zi). 11 faut donc nous résigner, à propos des
statues comme des bas-reliefs O, à ne poser qu'un principe général,
quitte à vérifier chacune de ses applications. Mais cette sage réserve
ne nous autorisera que mieux à rejeter, cette fois encore, une autre
forme d'a-priorisme d'autant plus insidieuse que, si rien ne la
justifie dans les faits, elle préexiste dans notre esprit à raison de
l'éducation que nous avons tous reçue. Qui ne croirait par exemple
à première vue que telle tète de Mathurâ (fig. Syg) ou de Boro-
Boudour (fig. 58o) est plus ancienne que le plus ancien type du
Buddha indo-grec? Et nous ne contestons pas en effet qu'elles ne
présentent un aspect plus rt archaïques : seulement nous savons
qu'elles lui sont postérieures la première de cinq et la seconde de
neuf siècles. Ceci peut servir de leçon, et empêcher que l'applica-
tion intempestive des méthodes de notre archéologie classique ne
fasse prendre pour le début d'un développement le terme. . .
écrirons-nous : d'une décadence?
Plus d'un lecteur sera peut-être surpris que le mot se refuse à
venir sous notre plume. Jusqu'à ces derniers temps la coutume
en Europe n'était guère de ménager les susceptibilités asiatiques
en parlant de leur vieil art religieux, si tant est qu'on lui lit l'hon-
neur d'en parler. Nous sommes tous trop imbus de la supériorité
") Cf. t. 1, 1». 6i4-6ir).
1
L'ÉVOLUTION DU TYPE DU BUDDHA 711
de notre art classique pour qu'aucune déviation de sa technique
ou de son objet ne soit pas immédiatement synonyme de rt dégé-
nérescence n ou même de ff dégradation". Avouer ici du type du
.^0^^^"^^'-
FiG. 562. BUDDUA UE LA SÉllJNDE MÉIUDIOMALE ( cf. p. GSG).
British Muséum. Provenant de Rawuk. Hauteur : o m. ij.
D'après M. A. Steij, Ancienl KhnUw , 11, pi. LWXll.
Buddlia qu'il s'est indianisé ou enchinoisé, cela ne revient-il pas à
dire (ju'il est tombé dans la laideur et le grotesque, juste punition
(le ceux qui s'écarlent de l'idéal de beauté créé une fois pour
toutes par les Grecs? \ oilà du moins où nous en étions, il n"v ii
7lf> RESrVK IIISTORIOI E.
pas tant d'années. L'indéniable mérite de la nouvelle critique d'art
oriental est d'avoir protesté avec vigueur contre la suffisance in-
justement dédaigneuse de nos préjugés européens : et Décadence,
nous dit-elle : en êtes-vous bien sûrs? Ne serait-ce pas simplement
recberche d'un idéal autre, et peut-être plus élevé, que le gréco-
romain ? Quelle obligation y a-t-il pour l'iiomme à se complaire
toujours et partout dans le rendu réalislique et vivant du jeu des
muscles et du mouvement des draperies? Pourquoi, par exemple,
l'atténuation dans l'Inde des saillies des biceps ou des pectoraux,
des angles des articulations, des creux des étoffes ne serait-elle
pas intentionnelle ? Les yeux ne se caressent-ils pas mieux à la
rondeur coulante et au fondu onduleux des contours ? La suprême
beauté ne doit-elle pas «baïr le mouvement qui déplace les
lignesn? Et ne voyez-vous pas d'ailleurs que l'artiste indien ne
supprime de parti-pris les détails physiques que pour mettre en
valeur les éléments spirituels de la personnalité, et qu'il ne sacrifie
le corps que pour mieux suggérer l'âme in En quoi les indiani-
santsne font qu'alterner avec les japonisants qui, les premiers, nous
dirent : rr Pourquoi vous rebuter dès f abord de ce qu'il peut y avoir
à votre gré de géométrique dans l'arrangement des plis et des cbe-
veux, de rigide dans fattitude, de schématique dans la construction
des têtes des vieux Buddbas japonais ? Seriez-vous incapables de
parvenir au degré d'abstraction requis pour en comprendre et en
sentir f intellectuelle et subtile beauté. . . ?n Tels sont à peu près
leurs discours ou du moins les plus persuasifs de leurs discours :
et ils méritent considération, ne serait-ce que pour la raison qu'ils
ébi-anlent des opinions préconçues et nous invitent à y regarder à
deux fois. Mais il nous plaît de signaler un symptôme encore plus
favorable, au jugement de tout esprit impartial. On a déjà dû
s'apercevoir que les partisans des deux thèses opposées sont re-
marquablement d'accord sur les faits qui forment le fond du débat;
seules, les appréciations qu'ils en donnent diffèrent, ff Schématisa-
tion, donc décadence, disent les uns. — Vous n'y entendez rien,
f/ÉvoLCTioN ne type ni' ruddha. 71?.
lépoiident les autres; on voit bien que vous n'êtes que des craicliéo-
lognesn (car c'est en ce mot que se concentrent leurs mépris) :
c'est cr idéalisation, donc progrès '% qu'il faut dire. ^ Et certes les
Fuï. .Î63. BuDDHA BE LA SÉIUSDE SEPTENTHIONiLE ( d'. [). t)8(), 7O0),
Muséum fur Vôlkerhunde , Berlin. Provenant d'Idikutschari. Hauteur : o m. 'iS.
D'après \. GniNwEDEr. , Idihtlschari , pi. IV, 1,
deux points de vue sont fort divergents; mais enfin lo tci'raui ilc
la discussion est le même et, dès lors, on peut causer.
Loin de cacher notre sympathie pour les efforts des fcesthètesi-
(s'ils nous permettent de leur donner ce nom sans aucune nten-
tion d'ironie), nous n'hésitons pas à proclamer notre adhésion de
principe à la partie positive de leuis doctrines, nous voulons dire
à celle qui peut aider nos yeux à se dessiller et notre esprit A
l\h RESUME HISTORIQUE.
s'ouvrir. Ils nous excuseront de ne pouvoir les suivre jusqu'au bout
des tenlalivcs de démolition où l'ardeur du bon combat a entraîné
quelques-uns d'entre eux. 11 est même permis de se demander s'il
était parfaitement judicieux de leur part de corriger si vertement
l'arrogance européenne sur les épaules innocentes, et d'ailleurs plus
qu'à demi indiennes, du Gandliara. Mais quoi, l'enfance de la
stratégie n'est-elle pas de porter la guerre dans le camp ennemi
ou supposé tel? C'est ainsi qu'il nous a été donné d'apprendre en
particulier que les Buddhas rc directement attribuables à l'influence
gréco-romaine 11 sont des tr poupées sans âmesn, et que, d'une
façon générale, l'art du Gandhâra, complètement dépourvu de
sincérité et de spiritualité, a été créé par des praticiens qui étaient
le rebut de l'Europe et est lui-même demeuré le rebut de l'Asie W.
C'est une opinion : mais nous venons justement de consacrer trop
de pages à réfuter par avance ce qu'elle a d'évidemment excessif
pour nous laisser piquer par sa vivacité ou impressionner par son
éloquence. Elle nous touche d'autant moins que nous n'avons au-
cune pi'étention, pas plus au titre d'archéologue qu'à celui d'es-
thète; et tout ce que nous avons promis en commençant, c'était
un essai d'interprétation et d'histoire, nullement une appréciation
critique de l'école du Gandliàra. Enfin le philologue est incapable
par métier de ces engouements furieux et de ces haines géné-
reuses auxquels les opinions des hommes doivent d'ordinaire tout
leur sel. C'est dans les moyens termes qu'il cherche instinctive-
ment la vérité, et il a ceci de commun avec le casuiste qu'il com-
mence d'abord par dire ; «Distinguons !n : en quoi ses méthodes
n'ont rien de divertissant pour personne. Aussi laisserions-nous vo-
lontiers au lecteur le soin de tirer ses pro|)res conclusions et au
Buddha indo-grec la charge de se défendre lui-même — ce dont
ils sont l'un et l'autre parfaitement capables, — si l'attaque contre
ce dernier n'était vraiment trop directe pour que nous puissions
''' E. B. Havell, Indinn Sculpture iiiid llallons de n'avoir pas, en la lésutnanl,
Paiiiiiiig-, p. h-2-h'i el suiv. Nous nous tialii ta pensée de l'auteur.
L'EVOLUTION DU TYPE DU BUDDHA.
71:
nous dérober à l'oblifTation de la relever dans un chapitre qui lui
est spécialement consacré.
Que veut dire, pour commencer, M. HaveJl par ses rtsoulless
puppetsn? — Hélas, nous croyons leiitendre. Il existe de par
-.M^
(cf. p. 345 , 369, 38o, fi8(î, 69Û , 700, 706-707, 710).
Statues ritpestres colossales daus la groiln n" X\IU lie )Hn-Kon^.
D'après Ed. Ciuxinne-», Mhs'io» , pi. (-XL\I.
le monde, aussi bien dans nos éjjiises que dans les temples de
l'Inde et les pagodes d'Extrême-Orient, quantité de statues parfois
exécutées d'un ciseau assez habile et à qui, en apparence, il ne
manque rien. Alais un cadavre aussi est complet en apparence. Et
en efTet, il ne leur manque qu'une âme, c'est-à-dire cette sorte
d'énergie latente, cette indéfinissable vibration des surfaces, d'iu-
1
71f> RÉSUMl'; HlSTOr.IOUE.
leusité plus ou moins forte. (I(^ (|iialilé plus ou moins fine, mais
qui garde toute frémissante et Iransniet imméfliatemcnt au spec-
tateur, comme par un courant magn6ti([ue, l'intention, I inspiration
du sculpteur. Il est tellement plus commode pour l'ouvrier et plus
économique pour le donateur de verser dans la reproduction ma-
chinale des modèles antérieurs ! Seulement ce n'est plus d'art ([u'il
s'agit, mais de production industrielle. La chose, certes, est arri-
vée au Gandhâra comme partout ailleurs : cette servilité routinière
n'est en somme qu'une manifestation de la loi universelle du
moindre efl'ort. Et c'est pourquoi nous n'avons jamais songé, pour
notre part, à prétendre que tous les Buddlias du Nord-Oncst fussent
des chefs-d'œuvre, ni même des œuvres d'art. Nous avons pris soin
de dire expressément le contraire, et n'avons pas davantage déguisé
le germe de froideur académique que recèlent les plus beaux d'entre
eux('>. Mais à quel homme de bonne foi fera-t-on accroire que les
Buddhas indiens ou japonais possèdent tous, par grâce spéciale,
cette et âme 15 gratuitement refusée à leurs seuls prototypes gan-
dhâriens? Le don de vie, qui n'est que la forme artistique du don
de soi-même — car, on ne saurait trop le répéter, il n'y a de véri-
table œuvre d'art que celle qui a été faite avec amour — a été en
tout pays le privilège exceptionnel d'un petit nombre d'artistes à
de rares périodes. Qu'il se soit rencontré dans le bassin du Gange
au temps des Guptas (cf. fig, 555 et 587), en Chine sous les
T'ang (cf. fig. 565), au .lapon à l'époque de Nara (cL fig. 566),
et qu'il ait enfanté en ces lieux divers des créations dignes de
l'admiration la plus vive — dussions -nous pour les admirer
abjurer une bonne part de nos conventions et de nos habitudes
classiques, — nous sommes prêts à le reconnaître, et même à
plaindre qui ne le reconnaîtrait pas : car il est plus d'un genre
d'idéal, et c'est toujours un gain précieux que la compréhension
d'une beauté nouvelle. Mais que cette étincelle divine n'ait jamais
<') a l. II. 1). 3oa. 388,. 570, etc.
1
LA LEGENDE \ 1;\P1M I DE L'HISTOIRE. 717
lui au Gandhàra, le beau Buddha île Mard^u ( fig. /i/i5), pour ne
citer que celui-là, se rit et triomphe, en sa grâce à la lois correcte
el pensive, de ce blasphème mensonger. Non, la seule épithète de
gandhârien ne doit pas être traduite par ce laideur matérielles, jjas
plus que le seul nom d'indien ou de japonais ne confère un brevet
(le T spirituelle beautés. 11 faut une bonne fois renoncer à ces con-
dauinations ou à ces réhabilitations en bloc, et juger chaque espèce
selon ses mérites. Stmm cnique. La conclusion est sans doute fort
plate ; mais qu'opposer à des paradoxes, sinon des truismes? Nous
ne rougirons pas de nous en tenir au juste milieu. Pour se guérir
d'un classicisme outré, il nous parait inutile de tomber'dans un
accès d'orientalisme aigu. Au dogme trop absolu de la prééminence
européenne, que nous abandonnons sans regret, nous nous re-
fusons à substituer aussitôt celui, non moins abusif, do riiil'ailli-
bilité asiatique.
§ 111. L\ I.KCENDE À L APPUI DE LHlSTOIRt:.
Il .semble que nous ayons cette fois épuisé les divers aspects du
Buddha indo-grec et de son innombrable progéniture. Après l'ana-
lyse iconographique à laquelle nous l'avions soumis (ch. \ui, .§ -j),
ne venons-nous pas de retracer à grands traits son hisluire, et
même de nous laisser entraîner à notre corps défendant dans des
considérations esthétiques qui sortent de notre compétence ? Aussi
en resterions-nous là, n'était tout un ordre de documents que nous
n'avons pas encore fait entrer en ligne de compte et qui suppor-
teraient mal dètre négligés ; nous voulons parler des textes relatifs
à l'image du Maître, .lusqu'ici nous nous sommes surtout attaché,
|i(iiir suivre l'évolution des statues, à leurs caractères extérieurs
et, comme on dit, somatiques : tout au plus avons-nous utilisé en
passant les données Iburnies par les inscriptions que quelques-unes
portent gravées. Mais ces idoles n'ont pas toujours été enfermées
entre les ipiatre murs d'un musée. .ladis elles se mêlaient intime-
718 RKSlMl': HISTUIUQUE.
ment à la vie de la Communauté. Qu'en sait, qu'en pense, qu'en
(lit la tradition bouddhique? C'est ce qu'il serait assurément inté-
ressant de connaître, et peut-être possible d'apprendre, du moins
dans l'Inde, seul pays où, pour notre part, nous puissions mener
cette enquête d'assez près. Peut-être même sera-t-on agréable-
ment surpris de constater combien la légende, pourvu seulement
qu'on prenne soin de la lire à la lumière des documents, peut
apporter de confirmations inespérées à l'hisloire.
L'absence d'images. — C'est un lieu commun pai-mi les india-
nistes, si étrange que l'assertion puisse j)araître, que le Boud-
dhisme, en bonne logique, n'aurait jamais du avoir d'art. 11 est
vrai qu'on en pourrait dire autant du Christianisme, et l'on sait
ce qu'il en est également advenu ; tant les faits se plaisent à dé-
mentir les théories les mieux déduites en raison ! Pour ce qui con-
cerne particulièrement fimage de son fondateur, non seulement
la doctrine ne la réclame pas, mais plutôt elle l'écarterait : «Le
Buddha disparu, la loi rester, aurait-il dit lui-même sur son lit de
mortC); et dans le Miliiula-paûha^^^ le révérend Nâgasêna enseigne
encore à Ménandre — c'est-à-dire au roi même dont le règne vit,
ou peu s'en est fallu, éclore les premières idoles gréco-boud-
dhiques'^) — que le Bienheureux après son ultime trépas n'est
plus visible que sous les espèces du Dharma-kàya, du «corps de la
Loin. Mais ces fortes paroles n'ont pas, à vrai dire, le sens que
nous leur prêterions volontiers après coup, et ne visent nullement
à prohiber les images. Le Bouddhisme ne s'est pas développé,
comme le Christianisme, dans un monde déjà envahi par le culte
des idoles et prompt à le contaminer à son tour; il n'est pas da-
vantage né, comme l'Islamisme, dans un milieu d'avance et déli-
bérément hostile à lidolàtrie. Nous avons les meilleures raisons de
penser que l'habitude d'adorer, et même l'art de fabriquer des
''' MahdpariiiibbiiiKi-siilld . m, i. — '■' Ivl. TiiENtKNKR, p. 70 : Irnil. Ilins Davids
1). ii3. — Cl Cf. t. II. p. '13:3 ul M.iv.
LA LEGENDE A L'APPUI DE L'HISTOIRE,
719
images étaient encore moins répandus dans l'Inde des brahmanes
avant Alexandre cjue dans la Gaule des Druides avant César. Pas
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l''iG. 565. — UuDDiiA(iii: i.'iipoyiii dusT'ang), e.\- Chine
(cf. p. 345, 370, (i8(i, 688, 69/1, 710, 716).
Statue rupestre colossale, dans une dos gi-otles du Lnng-men.
D'après lid. Chavansbs, Mission , pi. CCXX.
plus que les textes védiques, nous ne voyons pas ([ue les anciens
textes bouddhiques en soufllent mot, ni pour ni contre; et leur
silence s'explique justement par le fail (|uo l'idée ue s'en était pas
encore présentée à l'esprit indien. Sitôt que le temps en sera venu ,
720 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
les grammairiens ne manqueront pas de relever, clans Tusage de
la langue savante, le mode de désignation du fait nouveau des
idoles brahmaniques C. De même, quand la question des images
de leur Maître se posera devant les fidèles bouddhistes, leurs écri-
tui'os y apporteront explicitement les solutions opportunes; et si
ces solutions successives sont en outre contradictoires, c'est simple-
ment que, dans l'intervalle, les besoins de la conscience religieuse
auront diangé en même temps que les conditions de la production
artistique. Car ceux-mêmes de nos textes qui se donnent pour
tombés de la bouche du Buddha ne sont après tout que les dociles
interprètes des idées courantes.
Cependant le tenqjs a passé ; l'art s'est répandu dans la société
et a pénétré dans la vie religieuse de l'Inde. Déjà le type icono-
graphique des divinités les plus populaires s'est constitué, et celles-
ci paradent jusque sur les monuments bouddhiques de Barhut, de
Sânchi, d'Amarâvatî et de Mathurâ (cf. fig. Ix6k à ^75). Seule la
figure du Bienheureux ne s'y montre toujours pas et continue à se
dissimuler sous des symboles. De cette persistante absence nous
avons esquissé plus haut''^' les raisons archéologiques; mais nous
ne prétendons pas nier que les préventions morales des monas-
tiques directeurs de conscience de la Communauté n'y aient eu
aucune part. En tout cas un phénomène aussi anormal demandait
aussitôt une explication. Sans se faire prier davantage, les textes,
jusque-là muets sur la question, rompent — combien imprudem-
ment ! — le silence. JNe s'avisent-ils pas, en effet, de proclamer,
avec une précipitation excessive et que la postérité sera bientôt
obligée de contredire, que s'il n'y a pas d'image du Buddha, c'est
qu'il n'y en a jamais eu et que, par suite, il n'y en aura jamais ?
On connaît le curieux jiassagc du Divi/âvadâno''^\ {\ép relevé par
Burnouf, auquel nous faisons allusion. Craignant d'être vaincu
>'' Scolies sur Pàniui, v, o, yy : cl. '"' T. II, p. SO/i-Stiô.
Sien KoNOW, Note on the use of iiii(ij>e-i in ''• P. 6^7 ; Burkoif, lutrml. à l'hisl.
ancienl Iiidia [Ind. Aiit. , 1909). du Biiddhintiif indien, p. o'ii.
LA LÉGENDE ^ L'VPI'II [)E L'HISTOIRE.
721
dans un assaut de présents par Hudràyana, roi de Roruka, Bira-
bisàra de Magadlia désire envoyer à son courtois rival cette chose
précieuse entre toutes que serait le portrait du Bienheureux. Mais
c'est en vain qu'il s'adresse à ses artistes et que. sous couleur d'in-
Kir,..")()(i. — AsMTÀBu.i ESTnE DEuxBonHisATT» 1-. M .1 1 rci\ i^cl. p. 38o, 668, OS;, (iSy, 694,701, 716).
Autel de bronze duré, conservé dans le temple de llôri/ùji, I\ara.
D'après Kohha, n° 110.
\itation à dîner, il obtient du modèle proposé à leur talent mw \é-
ritalile séance de pose. Les peintres restent littéralement le pinceau
en l'air et ne peuvent pas plus se rassasier de regarder (juc léussir
à rendre le visage, inexprimable à voir, du Bienheureux. Entiu,
sur l'ordre de ce dernier, ils apportent une toile: il \ projette son
CA.MIll.lK,'.. - II.
16
722 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
ombre, leur fait b;irbouiller en couleur cette silhouette et écrire
au-dessous les principaux articles de sa Loi. Et voilà pourquoi —
si du moins vous désirez de ce fait une raison plus édifiante
qu'historique — quatre siècles après la mort du Maître, l'Inde
centrale n'avait pas encore d'image de luiO.
Ce qu'il y a de plus significatif dans ce témoignage, ce n'est pas
ce qu'il croit nous apprendre (les monuments se sont déjà chargés
de ce soin), mais plutôt ce qu'il nous laisse deviner. Evidemment
des aspirations nouvelles se font jour au sein de la Communauté
bouddhique. Tout en se résignant à demeurer fidèles aux procédés
traditionnels, les sculpteurs de Sànchi et d'Amarâvatî ressentent
plus vivement que ceux de Barhut le besoin croissant qu'ils ont
de la figure du Buddha pour servir de centre aux tableaux de sa
vie; et leurs secrets désirs, leur vague impatience commencent à
être partagés des donateurs. Si des Bouddhistes se mettent à pro-
clamer l'impossibilité d'une image du Maître, c'est donc qu'ils se
sont déjà interrogés sur sa possibilité ; et la preuve en est claire,
puisqu'ils avouent même qu'on a essayé. Déjà, qu'ils le veuillent
ou non, ils roulent sur la pente oii la jolie anecdote inventée par
eux pour les besoins de la cause sera impuissante à les arrêter.
Certes le temps est encore loin où pulluleront les idoles du
Maître : mais enfin le mot de Buddha-pmtimd vient d'être pour la
première fois écrit. Cette légende se placerait ainsi, dans la litté-
rature bouddhique sanskrite, après les textes qui n'envisagent pas
encore la question des images, mais d'autre part avant ceux pour
(|ui l'existence de ces pralinid est un fait reçu et même recom-
mandé*'-). Certes, il faut avouer que la datation est encore assez
incertaine, puisqu'elle peut flotter entie le i" siècle avant ou
le i"' siècle après notre ère, selon que le texte serait originaire du
''' M. Hackin a puljlié i'illuslralion '°' A celte sccuiido calcgorie a|)|)ai-
libétaine (le celte It^gende dans Coii/fre/iccv tieiU YAçokdLaddna, par exemple (cf.
(lu Musée Guimet (Bib. de vulgaiisation, Dhycwaddna, p. 363, /119 et iay), sans
l. 4o), et Scènes Jig-urées de la li'e du parler du Sùh-dlahlcdra d'Açvaghosa
Biiddlia, p. -'i/i. I ti-ad. Hdber, |). -i-j-i el 292 K
LA LÉGENDE À L'\PPMI DE L'HLSTOIRE. 723
Nord-Ouest ou de lliiile centrale ; mais est-il besoin de répéter
que les indianistes ne sont pas didiciles en fait d'approxima-
tions ?
Les images apocryphes. — La légende de la silliouette a été mise
ailleurs au compte d'autres personnages, tels que la princesse
Ratnâvalî, fdle du roi de Geylan*''. Mais comme elle n'a, ou du
moins comme nous ne lui reconnaissons qu'une valeur symptoma-
lique, ces variantes ne lui ôtout rien à nos yeux de sa significa-
tion. Celle-ci ne ferait même qu'augmenter par le rapprochement
d'une tradition chrétienne fort analogue. Agbar, roi d'Édesse en
Osrlioène, aurait également envoyé près du Seigneur un «excel-
lent peintres qui malgré tout son talent ne put, lui non plus, par-
venir à fixer l'ineiïable figure du Christ. Toutefois celui-ci aurait
fait mieux que le Buddha ; ce n'est pas d'une simple silhouette,
c'est de ses traits, directement imprimés sur la toile, qu'il gratifie
d'emblée son fidèle zélateur'-'. En matière d'ait les choses traînent
beaucoup moins dans le monde gréco-romain que dans l'Inde.
Non seulement le r' siècle connaît déjà des représentations sym-
boliques ou allégoriques du Christ, mais dès le n'' siècle nous ren-
controns ses représentations sur les peintures des Catacombes t-^) ;
et tout de suite saint Irénée nous parle de ces gnostiques qui
avaient des images peintes et des statues de diverses matières,
a disant que c'était la figure du Christ faite par Pilate au temps
où Jésus était parmi les bommesC'ln. Ici encore l'invraisemblance
du fait (|ue le procurateur de Judée ait pris pareille précaution
n'est pas ce qui nous touche. Le point intéressant, c'est qu'aussitôt
perce le pieux souci de garantir sans contestation possible la
ressemblance de ces tableaux et de ces statues, en les donnant
'"' nocKiiii.L. Lifi' , [). .69; SciiiEFNEH, '"' M. 15ksmer, Lcs Calacomhcs du
Lelieii, |). a-yô. — \oii' encore d'Alwis, flome (Paris, 1909), p. 20/1, ao8, 2a3-
kaccliliayana, p. 78 et suiv. aai.
"' ErsÈBE , //i*-«. EccL, \II, 18. t'I Conlra Hwres.s , l, a5.
46.
72/1 RÉSUME HISTORIQUE.
coiiimi; (les portraits pris sur le vif. L'expédient étRit évideininent
le plus simple et le premier qui dût se présenter à l'esprit. Aussi
n'a-t-on pas manqué d'y avoir également recours dans l'Inde, dès
que les communes exigences de l'Iiumaine nature y firent éprouver
le même besoin d'authentiquer les images, devenues courantes,
du Buddha. Seulement comme celui-ci n'a pas connu les affres de
la Passion, c'est donc quelqu'un des rois amis qui (plus heureux
que Bimbisâra en cette dévote entreprise) aura pris soin de le
faire portraiturer de son vivant. — Mais, dira-t-on peut-être,
comment l'idée lui en serait-elle venue, alors qu'il ne tenait qu'à lui
de contempler directement le visage du Bienheureux? L'expérience
le prouve assez, ce sont là des choses auxquelles on ne songe
guère qu'après la mort, alors qu'il est déjà trop tarcL — Si l'ob-
jection est valide, la réponse est triomphante. Avez-vous oublié
que le Buddha est allé passer trois mois dans le ciel des Trayas-
trimças pour prêcher la bonne doctrine à sa mère ? Quel mécréant
oserait douter que durant ces quatre-vingt-dix jours d'absence ses
terrestres contemporains ne se soient languis de le voir?
Voilà, croyons-nous, comment et pourquoi s'est créée de toutes
pièces la légende de la fameuse et statue en bois de santal n —
c'est-à-dire en la matière de toutes la plus précieuse aux yeux des
indigènes. Telle est aussi la seule tradition locale qu'on puisse à la
rigueur invoquer en faveur de l'hypothétique existence d'un proto-
type vieil-indien. On sent assez qu'il ne faut pas compter sur ce
conte de nourrice pour contrebalancer le témoignage unanimement
négatif des monuments. D'ailleurs les Indiens de jadis, rrsvadê-
çistesfl moins pointilleux que ceux d'aujourd'hui, ne s'inquiètent
nullement en celte affaire de questions de marque de fabrique ni
de priorité de brevet d'invention. La seule chose qui les préoccupe,
puisqu'à présent les images du Buddha existent et commencent à
se multiplier, c'est simplement qu'elles ressemblent à leur original
surdivin. Le fragment d'évangile apocryphe qu'ils ont dû inventer
de bonne heure à cet effet ne nous est malheureusement attesté
LA LÉGENDE A L'APPUI DE L'HISTOIRE. 725
qu'assez tard et sous une forme un peu hésitante par les pèlerins
chinois : néanmoins l'intention n'en est nullement obscurcie. Fa-
bien attribue l'initiative de la tr statuficationn du Maître au roi
FiG. 567.
BUDDHA, Dï BÉSARÈS, ASSIS À l'eCROPiIeNNE (cf. [). 58() , (jSl, G9O, 7OI, 708).
ISnlish Miisettm. Provciiniil de Siirndth. Iluiiteid-: i tn. i~>.
Prasênajit de Çràvasiî, tandis que Hiuan-tsang en lait honneur à
Udayana de Kauçambî, dont Prasênajit n'aurait l'ait qu'imiter
l'exemple C. Quant à Bimbisàra, évidemment compromis par le
notoire avortement de son premier essai, il est, |iour ainsi parler,
hors de cause. Du v*^ au vn'' siècle la version s'est par ailleurs enjo-
'■' Fa-hien , trad. Legge, p. 56 ou ti;i(l. nkii. Leheii. p. •i']'.i ) el mongols (cf. Eiig.
Beal, p. xliv: Hil'A\-tsang, Méiii., II, \iiRsovt\ Inlrodiicllon à l'Iiisloire du liiid-
p. a83et iigô , ou /tc'i;., I, p. 235, et II. dltisme indien, p. 34o) licuueul pour
p. 'i. Les téraoignagee tibétains (Scuief- Udayana.
72G RÉSUMÉ; MISTORIQUE.
livée. Selon Fa-liicu, Prasénajil contente siniplenieiit son envie en
faisant exécuter de mémoire l'image du Buddlia. C'est là une lourde
faute de tactique. Sans doute notre auteur rattrape ensuite sa
flagrante maladresse en faisant décerner à la statue par le Buddha
lui-même un certificat de ressemblance. 11 n'en subsiste pas moins,
dans l'bistoire de ce prototype fabriqué par à peu près et en
dehors delà présence du modèle, quelque chose qui cloche et ne
saurait satisfaire les exigences d'un cœur vraiment zélé. L'informa-
teur de Hinan-tsang ne se laisse pas prendre ainsi en défaut. Son
Udayana fait en outre appel au magique pouvoir du grand disciple
Maudgalyâyana pour qu'il expédie au ciel où réside le Bienheureux
l'artiste chargé de modeler de visu sa première image. Dans cette
addition faite après coup on reconnaît aussitôt un trait emprunté
à l'histoire de la célèbre image de Maitrèya, dans la vallée de
Dârêl ('). Seulement, tandis que là cette ascension était de toute
nécessité (car à moins de monter à son ciel, comment portraiturer
un Bodhisattva qui n'est pas encore descendu sur la terre?), ici ce
n'est pins qu'un ralîinement de précaution. Mais quoi, toute con-
tamination n'est-elle pas la bienvenue qui ajoute une garantie de
plus à cette parfaite similitude qu'on a tant à cœur d'établir?
Nous sympathisons volontiers avec cet entêtement un peu
puéril, mais touchant, et que nos pèlerins ont partagé avec tant
de générations de fidèles. La seule chose que nous pardonnions
malaisément à nos informateurs, c'est qu'en poursuivant ce dessein
chimérique ils oublient à notre gré l'essentiel, à savoir la descrip-
tion de la statue ('■'). Leurs relations ne laissent même pas discerner
d'une façon assurée si elle était debout ou assise : car si, dans
chaque version, elle se lève pour aller respectueusement au-devant
dn Bienheureux redescendu du ciel, celui-ci ne manque pas à
chaque fois de la renvoyer gracieusement s'asseoir. Pourtant, si
'"' Cf. t. II, p. 636, n. 2. de celui qui est représenlé sur notre li-
'^' Il faut espérer que l'étude, si dési- gure 691, nous fixera bientôt sur ce
rable, des documents chinois du genre point et d'autres encore.
L \ LKGENDE À F;\PPUI DE I.HISTOIRE. 727
nous en croyons la tradition sino-japonaise, elle serait restée debout
et, natiirellemenl, elle aurait été haute de seize pieds : car, en tout
FiG. 568. — BuDDHA, DE Java , ASSIS À L'EunopÉENNF. (cf. p. 870 , .ÎSG , 688, 690, G94, 701, 7o4).
Statue principale fin templr. dit Candi Mfndnl. Ilintteur : s in. 5o.
elle devait être faite frà la mesure du corps du parfait Buddlia On.
C'est elle, nous assure-t-on expressément, que représente la 11-
<>ure 590, et dès lors nous devons aussi la reconnaître dans toute
'"' Cf. les expressions du Dwjjàvaddna ,
|>. /119, i. 3 : ttSamyah-samhitddhasya
lidi/apràmanikâ pratimdn, et ci-dessus,
t. I, p. ,^2 3 et l. II, p. 34 r . — On rom-
prond du même coup pourquoi le roi
de K;i|)iça érige tous les ans une statue
du Riiddlia haute de dix-luiit (lire : seize)
pieds (HiUAX-TSANG. ftec. F. p. ^h).
728 RÉSUMli msTOlUQUE.
la série des figures 583 à 689 : car Ton a déjcà vu (et c'est un point
sur lequel M. le professeur A. Griinwedel insiste également'')) avec
quelle aisance ce type se laisse ramener à son modèle gandliàrien
(cf. pi. II). Comme d'autre part ce dernier est justement le pre-
mier dont l'existence nous soit attestée par les inscriptions et les
monnaies (cf. fig. 677-Û78 et pi. V, 9), le soupçon vient que la
légende qui s'est greffée sur la statue pourrait bien être plus ancienne
qu'on ne pense et également originaire de l'cfinde du Nordn. On
remarquera d'ailleurs que c'est surtout dans la Haute-Asie que,
l'une portant l'autre, elles semblent avoir eu du succès. Admettons
qu'elles aient attendu le x"^ siècle pour s'introduire de compagnie
au Japon. Dès le vu'' siècle, elles faisaient partie des bagages de
Hiuan-tsang rentrant en Chine ''^'. Lui-même et, avant lui, Song
Yun notent leur miraculeuse immigration en Sérinde'''. Elles sont
familières à Fa-hien vers l'an 600. Enfin, bien qu'il faille cette fois
sauter un intervalle de trois siècles, il est permis de se demander
si les récils bien connus sur l'homme d'or, haut de seize pieds, que
l'empereur Ming-ti aurait vu en rêve l'an 6û de notre ère, ne recè-
lent pas déjà un reflet de l'une et un écho de l'autre. Il n'y aurait
pas autrement lieu d'être surpris que, dès la seconde moitié du
f siècle, après plus de cent années d'existence, la statue commen-
çât à s'auréoler de la légende. Car enfin de quoi s'agissait-il sinon,
encore une fois, de fabriquer à la figure du Buddha une authenticité
comparable à celle que Ion s'efTorçait d'autre part de garantir aux
textes canoniques. De même que les écritures étaient censées être
la parole directement recueillie de la bouche du Maître, il fallait
que ses idoles lussent la transmission exacte de son portrait pris
'"' B. KiiHst, p. 169011 éd. aiifjliiise. '' Hiua?(-tsang, Rec, 11. p. 3a2-.
p. 171. (i Mi/lliologie du Bouddliisuic iiii Siixc Yi\. Irad. C.HAVA^NES . B. E. F.
Tibel, p. 2a. — Pour la figure ."îfjfi. ri'. E.-O. , III, it)o3, p. Sy-j; trad. Beal,
|)ltis liaiil. |). 707. p. i.wwi. — Sur le Ivpp dit d'Udayana
'" Biographie de Hiiicin-lsaiiff, Irad. en Sérinde, cl. encoie M. A. Stein, ,1/ir.
Staii. Julien, p. 298 et S. IJeai.. ]). 21 3. Klioiaii, 1, p. igo; A. Grïnweuel, Alib.
Cf. ri-dessus, t. 11. p. .tRî. KiiIi. CIi. Tiiik., à l'index.
LA LÉGENDE \ L'APPIil DE L'HISTOIRE. 729
d'après nature. C'est exactement le genre de jjréoccupations col-
lectives qui allait provoquer la réunion dans l'indo du Nord du
concile de Kaniska.
A l'appui de ces vraisemblances nous aurions voulu apporter un
témoignage décisif. Sur un curieux relief, aujourd'hui à Bombay
(fig. 599), le Buddlia, toujours escorté de son fidèle Vajrapâni,
semble en eflet porter debout sur sa main gauche une petite sta-
tuette de lui-même. Une telle scène n'est guère susceptible que
d'une seule interprétation. Elle nous montrerait le Bienheureux au
moment de donner l'investiture à l'image d'Udayana, et nous y sur-
prendrions le prototype gandhtirien en train de se canoniser lui-
même. Toutefois, vu l'état actuel de la pierre et en l'absence
d'aucune autre réplique connue, nous n'osions rien affirmer. La
découverte par Sir Aurel Stein, dans les dernières fouilles de
Sahri-Bahlol. d'une scène très analogue (n° C. 60; 1912) vient
confirmer notre hypothèse, mais réveille par ailleurs nos per-
plexités : cai-, ici, le Buddlia et la statue de lui-même qu'on lui
présente, sont tous deux figurés assis. Pourtant il est difficile d'y
voir autre chose qu'une variante de la légende d'Udayana. A la
vérité, on nous parle bien de statues du Bienheureux (ju'un autre
de ses contemporains, le célèbre Anâthapindika , aurait fait sculpter;
et comme leur destination était de tenir sa place, en tête de la
rangée des moines, dans les dîners auxquels le charitable banquiei'
conviait la Communauté, il est évident qu'on les supposait assises.
Mais le témoignage est isolé''); et de plus, avoue-t-on, ce modèle
n'aurait été exécuté qu'au lendemain du décès du Maître.
Les images muiaculeuses. — Le fait trop tristement certain de la
mort du Buddlia va changer complètement les données du pro-
blème. Non qu'on puisse aller jusqu'à prétendre que seules seront
'"' Nous avons rencontré la seule men- [ Dokitmentc lier IndischciiKuiisl , 1 1) 1 3 , 1 ,
tiou que nous eu connaissions dans l'excel- ]). j88), d'un fragment emj)ruuté à un
ieiiti' tr;iduclion donnée par M. B. Liufer historien tibétain du xvui' siècle.
730 RESIJMK HISTORIQUR.
ressemblantes les images faites de son vivant ou leurs copies; des
modèles tardifs pourront aussi lui ressembler, mais pour cela ils
devront avoir recours à d'autres artifices. Rien ne servirait ici
d'ajouter quelque épisode apocryphe à sa biograpliie; pour authen-
tiquer une de ses images postérieurement à son trépas, il fallait
au moins un miracle. Les miracles ne manquèrent pas. Il y en eut
même tant qu'on ne songea pas à les utiliser tous. Quand, par
exemple, Açoka se trouve en présence de Pindola Bharadvaja C,
ce juif-errant du Bouddhisme, qui a été le disciple direct du
Maître, il néglige d'en profiter pour lui faire expertiser les statues
de ce dernier. Quand Mâra, converti par Upagupta, revêt à sa
demande la forme exacte du Bienheureux, le moine ne songe
qu'à se prosterner, au lieu d'en faire prendre un bon rroquis(^).
Tels n'en sont pas moins les deux types auxquels on peut ramener
les prodiges désormais nécessaires pour donner les certificats requis
à une image : ou bien quelque être humain, d'une longévité telle
qu'il aura jadis vu de ses yeux le Buddha, le reconnaîtra dans
l'œuvre nouvelle; ou bien un être divin se chargera d'exécuter
celle-ci et se portera garant de la ressemblance.
A vrai dire, si tant d'excellentes occasions ont été ainsi perdues,
c'est que le besoin d'une explication miraculeuse ne s'est guère fait
sentir qu'une fois, à propos du seul modèle de statue qui ait acquis
dans le monde bouddhique une réputation comparable à celui
d'Udayana. Nous avons déjà dû parler de cette effigie, sainte entre
toutes, qu'on vénérait dans le temple de la Mahdbodhi et qui était
assise à l'indienne, le pied droit en dessus, la main gauche repo-
sant ften méditations dans son giron et la inain droite pendante,
la paume en dedans et les doigis allongés vers la terre (cl. fig. 557-
558). A son immense popularité nous voyons ou devinons au
'■' ûî!)i/«'!)«drt)ia, p. ioo; cf. I, p. 619. loppé d"iin passage du Divydvadàna,
'*' Divi/dvaddiia,p. d&oc\.suiv. -.Sùlrà- p. Sga-SgS?), où le Nâga Kâlika (cl.
lahkdra, trad. Ed. Huber. p. 270; et I. I, p. 383 et siiiv.) crée une (îgure du
cf. Mahdvamsa, v, 87 el stiiv. (déve- iJuddlia pour l'édification d'Açoka.
LA LÉGENDE À L'APPUI DE L'HISTOIRE.
731
moins trois raisons : sa pose, son site et sa beauté personnelle. Sur
celle-ci tous les témoignages concordent. Son rrsiège de diamants
ou Vajràsana était le lieu même où le Bienheureux avait atteint
rillumination. Enfin son geste de toucher le sol passait pour mar-
Fig. 569.
Fig. 5711.
Fi
i;- -'7 '
Fig. 57a
FiG. 569-57-2. — ■ Formes diverses de L'ts.)/j.) (cf. p. Cg8, 702).
Fig. ôGg, nu Cambml ge ; fijr . 5jo, à Ceylan;fig. 5ji, au Laos; fig. 5j!>, uu Siam.
querl'instant précis de la transformation du Bodiiisattva en Buddha ,
si bien que. les unissant tous deux sous une seule forme, elle
concentrait sur elle la dévotion due au double idéal des Bouddhi.stes
et satisfaisait à la fois les aspirations des sectateurs du Mahàyàua et
du HinayânaW. Mais toutes ces chances favorables ne lui eussent
été d'aucun secours si elle n avait été garantie et vraies. D'un autre
''' Cf. plus liaul, I. |). -'iii-/ii'i el II. [). 32 1
732 HÉSUMÉ HISTORIQUE,
côté, il eût été malaisé (et d'ailleurs on ne l'essayait pas) de faire
croire qu'elle était antérieure à la construction du temple qui
l'abi'itait. Or il était de notoriété publique que cet édifice n'avait
remplacé qu'assez tardivement l'entourage jadis élevé par Açoka
autour de l'arbre de la Bodlii*^'. Le long intervalle écoulé entre
le Pfln'-mVwrea et l'érection de l'idole était donc indéniable. Aussi,
lors du passage de Hiuan-tsang, s'empressa-t-on de lui conter que
Maitrêya lui-même était tout exprès descendu du ciel des Tusitas,
sous le déguisement d'un brahmane'-', afin de moduler la statue
de ses propres mains : on voudra bien admettre qu'un être aussi
sublime savait parfaitement ce qu'il faisait. Au temps deTâranàtha,
mille ans plus tard, les lointains des siècles se sont davantage
estompés. La dédication du temple et de l'idole ne sont plus
séparés de la mort du Buddha que par un peu moins de cent ans,
puisqu'il reste encore une très vieille femme, la mère des dona-
teurs, qui a connu le Bienheureux et pourra contrôler la véracité
de l'œuvre. Et voilà pourquoi, ainsi que les Chinois ne manquent
jamais de dire, la statue du Vajrâsana est «le vtm visage du Trône
de Diamant (^)n.
Cependant, à chaque fois, ces données inévitables de la légende
se compliquent d'un incident inattendu : car on se fait en outre un
devoir d'expliquer pourquoi l'image était restée cr inachevées. Du
moins on le prétendait; et ce signe particulier faisait si bien partie
de son signalement qu'il nous a paru suffire à dénoncer dans la
statue incomplète trouvée sous la coupole centrale de Boro-Bou-
dour, et dont l'identité a été si discutée**', une simple réplique de
^'' Al. CoNNiNGHAM (Mahdbodii) , p. i2i) lïlsl de Sâuchi et à Barliut (Cijnnin'gham,
n'essaie pas de faire remonler ce temple pt. XIII).
(encore debout à l'heuie acluelle. mais ''' Sur ce point, cf. ci-dessus, t. II,
déliguré par une série de reslauralions) p. 226.
au delà de la seconde moitié du 11" siècle '''' Cf. Ciuvannes (note à la traduction
de notre ère. Pour l'entourage d'Açoka de Song Vun) dans B.E.F.E.-O., III.
on sait qu'il est représenté sur la 1 900, p. 3()6, n. 3.
façade du pilier de gaucho de la porle '*' Cf. B. E. F. E.-O.. 1. 111, 1903,
L\ LÉGENDE \ i;\PPri DE l/HISTOIRE. 733
l'effigie du Vajrâsana. De cet inachèvement réel ou supposé les deux
versions donnent une explication tout à fait analogue : les circon-
stances ne diffèrent qu'autant qu'il est nécessaire pour les faire
cadrer avec le reste du scénario. Selon Tàranâtha. tries artistes
^
KiG. 578. — Tète ixdo-crecqde de Bunniu, i\etoi,(;iii;e (il. p. 700).
Musée du fjnnrre. n° lù. Provenant du Swùl. Haulruv : o m. sS.
divins rjui étaient venus sous une forme humaine t', selon Hiuan-
tsang, le brahmane en qui se cache Maitrêya, s'enferment à l'inté-
rieur du temple; les premiers défendent qu'on les dérange avant sept
jours, le second avant six mois. Mais ou bien dès le sixième jour
il faut ouvrir la porte à la vieille mère des donateurs, tt car. dil-elle,
p. 78-80. Il va de soi que la pose est la sur la pi. \L111. 1 des Ik'ginninffs 0/
même: on trouvera la statue reproduite Bud'.Hiist Art and oilior Essays, etc.
73/1 RÉSUMÉ HISTORIQUE.
comme je dois mourir ce soir et que je reste seule sur la terre à
avoir vu le visage du Biiddlia, personne après moi ne pourra savoir
si l'image du Tathâgata est ou non ressemblantes; ou bien la curio-
sité des moines ne peut pas patienter plus de quatre mois. Dans les
FiG. 57'!. — Tète de Buddha . aux cheveux ondes Cl', p. 701).
D'après un tnoulttp^p d'une tète provenant du Swàt. Hauteur : 0 m. aa.
deux cas, le résultat est le même : le ou les artistes merveilleux
disparaissent instantanément. Quant à la statue, elle est déclarée
aussi ressemblante que belle (les deux choses ne vont-elles pas
ensemble, quand il s'agit du Bienheureux?) : toutefois, à raison de
l'interruption prématurée de son exécution elle a encore besoin
de quelques retouches . . .
LA LÉGENDE À L'APPUI DE L'HISTOIRE. 735
Ici nous ileniandons la ])ormissioii de céder la parole aux textes :
nous craindrions de paraître mystifier à plaisir le lecteur en lui
servant sous le nom d'auteurs tibétains ou chinois un résumé de
nos propres théories. Or donc, continue Târanàtha'^), cton disait
\^,.
J,,
.*;•*,
l'"lG. Ô^i hh. l'ilOFil- m l'RLI IhENT.
que l'image était pareille au viai Buddha. Mais comme les sept
jours ne s'étaient pas écoulfe, il se trouvait que quelques parties
n'étaient pas achevées. Quelques-uns remarquaient qu'il manquait
l'orteil du pied droit; d'autres re<jrettaient que les boucles des che-
veux ne fussent pas toutes tournées vers la droite; on fit exécuter
cela plus lard. Les savants (^pandita) auraient dit encore que les
''' Geschichle des Buddhisimis in Indien, tnicl. A. Sr.iiiEFNKK, p. 20.
736 RF.SLME HISTORIQUE.
poils du corps et le vêtement, qui n'adhérait pas au corps, étaient
restés imparfaits... n. On a peine à en croire ses yeux : toutes les
observations que nous a fout à l'heure suggérées l'évolution du
type du Buddha étaient d'avance réunies dans ce paragraphe. Rien
n'y manque : ni le prestige divin des artistes étrangers; ni le cri
d'admiration qu'arrache aux tidèles la première vue de leur œuvre,
et qui se traduit aussitôt chez ces âmes simples par ralfirmation de
la ressemblance; ni enfin la preuve manifeste que le prototype des
images dites du Vajrâsana était de style gandhàrien. 11 suffit, pour
achever de s'en convaincre, de suivre les retoucheurs dans leur
besogne. Car, à la réflexion, des critiques se produisent et le goût
des ignorants comme les scrupules orthodoxes des savants trou-
vent çà et là à redire. Les voilà qui découvrent le pied droit,
celui qui dans la pose de la statue était placé en dessus et que
dissimulait la retombée de la robe. Ils remplacent les ondes de la
chevelure par les courtes boucles crépues, ils usent au polissoir ces
belles draperies qui ont à leurs yeux le tort grave de ne pas coller
au corps''). Bref, ils transforment, point par point, un Buddha indo-
grec en un Buddha indien. On ne saurait imaginer description
plus minutieusement exacte du mécanisme de la transformation, et
l'on demeure stupéfait de constater à quel point la tradition en
avait gardé pleine conscience. Mais, [)ourra-t-on objecter, il y a au
moins un détail d'omis; nous ne voyons pas qu'en même temps que
les pieds l'on découvre l'épaule droite Un instant : rouvrons
à présent Hiuan-tsang et reprenons, au même point du récit que
tout à l'Iieurc, nofi'e lecture : et Les signes du grand hcmime étaient
au complet, sa figure alfectueuse paraissait vivante: seul le dessus
du sein droit n était pas complètement modelé et poli. . . Sur ces
''' D'api'ès la suite de la légende, le dige se ri'pi'ixluit |iiuir liiniù uii l'on
donateur se serait trouvé par miracle en encbàsse un saphir. Ce ilei'nier fait nous
possession de deux énieraiides et les veux est attesté par nombre de statues (cf. II,
de la statue se seraient creusés d'eux- p. 289) : nous n'avons pas présent à la
mêmes pour les recevoir; le nièine pio- mémoire d'exemple du pi'emipi'.
L\ IJi(.ENDE À r;\P-l'l I DE L'IllSTOlliE. 737
entrefailes, le dessus du sein qui n'était pas achevé fut couvert de
pierres précieuses. . .C. n Vous entendez bien : la saillie des plis,
montant jusqu'au cou, se prolongeait sur l'épaule droite et l'on
s'était empressé de dissimuler ce pi'étendu dél'aut sous des pa-
rures . . Etes-vous cette Ibis satisfaits?
Nous ne voudrions pas exagérer la valeur de cet ensemble cohé-
rent de légendes : mais enfin elles font ressortir entre les docu-
ments écrits et les monuments figurés un accord trop complet pour
être négligeable. On le voit, de quelque côté que nous nous tour-
nions, la réponse l'este la même; et cette i-éponse, ne craignons
pas de le répéter, est la dernière à quoi personne eût pu s'attendre et
qu'aucun indianiste aurait eu à cœur de prouver. L'image du Sau-
veur le plus largement humain qu'ait enfanté l'Inde, mais enfin du
Sauveur indien , est originairement sortie d'un atelier hellénistique.
Les idoles qui, nous souriant du fond des pagodes de l'Extrême-
Orient, passent couramment pour le dernier mot de l'exotisme,
descendent d'un ancêtre semi-européen. Peut-être manque-t-il
encore à la démonstration d'avoir placé, à côté de l'image qui
fut l'irrésistible propagatrice de l'inlluence indo-grecque dans la
Haute et Basse-Asie, un pendant occidental plus voisin d'elle pour
le fond comme pour la forme qu'un Olympien , fùt-il (tel l'Apol-
lon Musagète) costumé à l'orientale. (}u'à cela ne tienne. Hegardez
les deux statues reproduites côte à côte sur les figures bc)'6 et Sg/i :
la première représente le Christ, la seconde le Buddha. Toutes
deux, avec le geste de leur bras droit pareillement enroulé dans
leur manteau, descendent directement d'un ancêtre commun, à
sa\oirla belle statue grecque du musée de Latran que l'on appelait
l'Orateur et en qui l'on a reconnu un Sophocle'-'. Si celte asceu-
''' Trad. SNin. ,)i:lii;\ , |). /iG.") et r;iiiiilié do \o xérilicr: cT. d'iiillciirs i:i
siiiv.: "g.Tiichci est un lapsus de Slaii. liud. 15eai,, lire, il, p. lao.
Julien pour trdroilu, ainsi que Ed. '"' Niitis choisissons comme exemple
Ghavannes nous 3 fait depuis lonjjleiiips cette statue, parce cpi'eile est la plus
OINnUÎRl. - TI. Ù7
ii[i-iu)ii iiir. ^iriL
738 Rl':si MÉ HISTOIUQLIE.
dance vous jiaraîl bien lointaine et surlout bien écrasante pom
elles, vous leur lionverez aisément des cousines germaines parmi
les collections de Palmyre ou de l'Egypte romaine^, sans parlei'
des bas-reliefs clirétiens ou bouddhiques qui campent exactement
de même tantôt saint Pierre et tantôt Vajrapâni(-). Rien donc de
moins exceptionnel que leur pose, ni de mieux établi, au point
de vue j)lastique, que leur parenté. L'une est un Christ gréco-
chrétien comme l'autre est un Buddha gréco-bouddhique, et toutes
deux sont au même titre un legs fait in exlremis au vieux monde
par l'art grec expirant.
Telle est du moins la vérité d'aujourd'hui — je veux dire la
conclusion qui se dégage de tous les témoignages actuellement
connus; et telle sera vraisemblablement, au [)oint où en sont
arrivées les recherches archéologiques , la vérité de demain.
Convient-il de s'en réjouir ou de s'en plaindre? Les faits sont
les faits et le plus sage est de les prendre comme ils viennent:
il n'est pas d'ctemphatic dissent^^U qui puisse tenir contre eux.
C'était récemment encore la coutume de triompher bruyamment
de l'infériorité artistique des Indiens, réduits à acceptei' toute
faite de la main d'autrui la réalisation concrète de leur propre
idéal religieux. C'est la mode à présent, par engouement d'esthé-
ticien ou rancune de nationaliste, de faire payer à l'école du
Gandiiàra sa manifeste supériorité technique par un dénigrement
systématique de sa plus noble production. Nous refusons de nous
associer aussi bien au mépris injustifié de l'ancienne critique pour
l'inspiration indigène qu'au dépit mal déguisé de la nouvelle contre
connue; mais, bien entendu, elle n'est pas '■'' Voir les sarcophages n°' 55 et lo/i
unique; du même type est par exemple du musée de Latran et notre figure ayi;
un Eschine du musée deNa|)les, elc. cf. t. II, lig. /i5'i h et 467, et p. 829,
'"' Pour Palmyre, voir, par exemple, 11. 1. — Sur la dilTérenee de date entre
Strzygowski, Orient oder Rom, fig. 12. la ligure SgS (vi° siècle?) et Sg'j
— Citons d'autre part au Neues Muséum (11' siècle), cf. ci-dessous, p. 786.
de Berlin, le couvercle d'un cercueil eu ''' E. B. Havell, Indian Sculpliire and
t)olsil'Abousir-el-Meleq(n°' 17. 1 26-1 ■J7'). Painllnp;. p. lio.
LA LÉGENDE À L'APPUI DE L'HISTOIRE. 739
la facture étrangère. Ce n'est pas le père ou la mère qui a fait
l'enfant ; c'est le père et la mère. L'àme indienne n'a pas pris
une part moins essentielle que le génie grec à l'élaboration de
la maquette du Moine-Dieu. C'est un cas où l'Orient et l'Occident
ne pouvaient rien l'un sans l'autre. 11 serait viiin de se complaire
de parti pris dans l'exaltation ou le rabaissement soit de l'Europe,
soit de l'Asie, alors (jue l'occasion s'olfre si belle de saluer dans
le prototype eurasien du Biiddlia l'une des créations les ])lus
sublimes dont leur- collaboration ait enriclii le monde.
fil.
CONCLl SIONS.
La tàclieque nous nous étions assignée en commençant est enfin
terminée. Après les sculptures de l'école du Gandliàra nous avons
étudié de notre mieux ses origines et son induence, en un mot
son histoire. Par un(^ application méthodique de ce réactif sans
rival que sont les textes, nous nous sommes efforcé d'analyser
d'aussi près que possible la composition intime des œuvres et de
dégager, à force d'expériences répétées, les lois organiques qui
président à leur évolution. Avant tout nous nous sommes attaclié.
comme le comportait notre métier d'orientaliste, à faire ressortir
tout ce qui subsiste, dans le fond, d'indianisme latent sous l'hel-
lénisme patent de la forme. Enfin on no nous fera pas le mauvais
compliment de croii-e que nous prétendions le moins du monde
avoir définitivement épuisé la question. Des études sur l'art indien,
si poussées qu'elles soient, ne sauraient avoir à l'heure actuelle
qu'un caractère tout provisoire. Nous en avons pris notre pai'li dès
le débul('). La base que nous souliaitons préparer aux investiga-
tions futures se révélera sans doute ruineuse sur plus d'un point.
Mais cette divination de la vérité qui, lisant dans l'avenir à travers
lesdonnéesdu présent, crée les livres durables, est un don (pion
ne saurait exiger du premier philologue venu. N'est pas Eugène Bur-
nouf qui veut, et bien vain qui s'en excuse : ou plutôt consolons-
nous à la pensée qu'il suffit, pour en être excusé, d'avoir écrit de
bonne foi.
Ceci rappelé, il serait grand temps de clore ces pages déjà tro[)
longues et d'attendre avec confiance, mais soumission, du destin
qui dirige les fouilles archéologiques que les faits, ces souverains
''' Lire l'avanl-propos (lu I. II.
7'i-2 CONCI.rsiONS.
maîtres, coiiliiiiioiit ou non à coiiCinner rinterprélalion ([ue nous
eu avons oHerle. Mais comment nous flatter d'avoir déjà (iui alors
que nous venons à peine de lermiuer le gros œuvre? Que de
leprises de délai! il reslerait encore à exécuter, que de lignes par-
ticulières à suivre, que de rapports symétriques à mettre en valeur,
si nous avions le loisir de nous y attarder! Du moins il est une obli-
gation à laquelle nous ne saurions nous soustraire : celle d'achever
de justifier le sous-titre que nous avons choisi à notre travail par
quelques considérations d'ensemble sur la part qu'il convient d'attri-
buer, tout conq)te fait, à l'influence classique dans l'art de l'Inde
et de l'Extrême-Orient. A la vérité, au cours de notre long exa-
men de l'œuvre, nous ne nous sommes pas interdit de chercher un
peu partout en Occident, et jusqu'en Gaule, des points de rappio-
cliement; et d'autre part l'hisloire de l'école nous a conduits, sur la
piste de ses créations les plus cai'actéristiques, jusqu'aux confais
orientaux de l'Asie. Malgré tout nous n'aurons que trop forcément
cédé au travers professionnel du spécialiste, toujours prêta s'hypno-
tiser sur son sujet et à oublier tout ce qui l'entoure. 11 est oppor-
tun, il est même urgent de secouer autant que faire se peut cette
obsédante tentation, et, s'élevant à une plus large conception de
la valeur relative des choses, de situer, pour finir, l'école du Gan-
dliàra à sa modeste place dans l'histoire générale de l'art. Tel un
ouvrier qui, son labeur achevé, relève enfin sa tête jusqu'alors
obstinément penchée sur son sillon et, promenant ses yeux sur les
campagnes environnantes, parcourt d'un dernier regard, avant de
terminer sa journée, le cercle entier de son horizon.
§ I. L'influence classique dans l'art de l'Inde.
Le répertoibe de l'ancienne école. — Tout de suite nous nous
apercevons qu'à regarder ainsi d'un peu haut l'immense étendue
de l'Asie, les différences que nous nous complaisions à souligner
L'INFLUENCE CLASSIQUE [)\NS L'ART DE L'INDE. 7/(."
entre notre domaine piirticiilier et ies plaines basses ou les plateaux
montagneux qui l'entourent, vont en s'atténuant. Cela est vrai
surtout de l'écart que nous avons cru constater, au cours de nos
bilans partiels, tant à propos des bas-reliefs ([ue des images, entre
l'école du Gandiiàra et celle, considérée comme beaucoup |)lus
ijr
FiG. 075. 'Ifilt DE IkiDDUA, AL\ CIIKÏEIX STÏLISKS ( cf. [). 289, "011.
Mutée du Lounv, n" Sa. Provenant (le Shàhbdz-tiarhi. Hauteur : o m. aS.
ancienne, de l'Inde centrale. Aussi bien, de ce côté, depuis que
s'est publiée la première partie de notre étude, il y a quelque
chose de changé. Jusqu'ici, avec une partialité bien excusable, les
indianistes s'elTorçaient de remonter autant que possible — en fait
aussi près que l'on osait du règne d'Açoka, au milieu du ni" siècle
Hifi CONCLUSIONS.
avant noire ère — les sculptures qui décorent les entourages des
\'\ett\ slûpa diL bassin du (lange. D'autre part ils inclinaient à faire
descendre les débuis de l'art gréco-bouddhique jusqu'après notre
ère et à les rapporter au règne (parfois rabaissé jusqu'au ni'' siècle
après J.-G.) de Kaniska. Une sorte d'instinct les avertissait qu'élar-
gir l'intervalle entre les deux écoles était le meilleur moyen de
sauver ce qu'ils pourraient de l'originalité artistique de l'Inde —
comme si l'Inde n'avait pas par ailleurs assez d'originalités diverses
pour sacrifier au besoin celle-là sans en être autrement dimi-
nuée. . . Malheureusement les faits ne se sont pas crus tenus de
favoriser ce pieux dessein et ont exercé en sens inverse leur irré-
sistible poussée. Des inscriptions ont définitivement ôté à Açoka la
balustrade de Codh-Gayà poiii' la i apporter au temps des rois Brah-
mamitra et Indramitra '), membres ou contemporains de la
dynastie des Çurigas (18/1-79 av. .I.-C). La mention de ces mêmes
Çungas sur un jamliage de Barliut ne suflit pas à garantir que la
balustrade du vieux stâpa appartienne tout enlière au if siècle,
tandis que celle, non moins vague, des Çalakaïuis sur la plus
ancienne porte de Sanchi (celle du Sud), ne saurait empêcher
ni elle-même ni, à plus forte raison, les autres, de descendre jus-
qu'aux eiivii'oiis de notre ère. Dans le même tem|)s, pai' un mou-
vement exactement opposé, sous l'action combinée des découvertes
nouvelles faites au Gandhàra comme en Sérinde et d'une compa-
raison plus serrée entre les sculptures et les monnaies, les débuis
de l'école gréco-bouddhique remontaient sous nos yeux de la domi-
nation des Kusanas à celle des Çaka-Pahlavas pour se rattacher de
proche en proche aux derniers des grands dynasies grecs du Pen-
jâb, à la fin du iT siècle avant J.-C. Ainsi, l'intervalle entre les deux
écoles ne tend pas seulement à se rétrécir, mais à s'abolir, et les
voilà devenues en partie contemporaines.
A faits nouveaux, théories nouvelles. Il est déjà évident que
''' Cf. Bloch, (lansvl..S'. /.. \mi. lUji. kjuS-iijoç), p. 1/17. — Nous empruntons
;i M. V. A. Smith les dates ries Çun(];ris.
L'INFLUENCE CL\SSIQUE DANS L'\RT DE L'INDE. 7'i5
nous devons désormais renoncer à l'hypothèse périmée trdes deux
vagues successives d'induence occidentale n, telle que nous l'avons
nous-mêmo exposée'''. Par le lait, il n'y aurait eu qu'une lente,
mais constante inliltration de ladite inlluence par la route du Nord-
Ouest : tout au plus pourrait-on continuer à distinguer une pre-
mière période ftirano-grecquen qui aurait, dès le temps d'Açoka,
. ; !":.« ..
~^
'\ii. ■>■] (i-â-j -j . — Tètes de Biddeh , momiiant li stvlisatiiin ijboissakte des ondes des cueïecx.
Musée de Laliure, «"' 5o8 et G-^iti. Ilanleuv : o m. iq ri o m. m (cf. ji. ■jni).
préparé les voies à l'action beaucoup plus étendue et profonde des
Indo-grecs. Et sans doute, même à l'époque de ces derniers, il y
avait un bon bout de chemin entre la Bactriane ou le Penjàb et
l'Inde centrale : mais il va de soi que la distance oppose aux rap-
ports réciproques une barrière singulièrement moins eflicace que
le temps. Il n'y a que les morts avec qui les vivants ne se rencon-
trent pas. Les communications à travers les plaines unies et poli-
'■' T. I,p. 25s
746 CONCLUSIONS.
cées du bassin du Gange étaient des plus faciles. D'ailleurs les
témoignages précis s'enchaînent depuis l'ambassade de jMégaslIiène
à la cour de Candragupta, en passant par les relations de Bindu-
sàra et d'Açoka avec les successeurs d'Alexandre, jusqu'aux incur-
sions, en plein cœur du pays, d'Apollodolos et de Ménandre, pour
finir par l'installation de satrapes parthes plus ou moins hellénisés.
Faut-il d'autre part rappeler, après les raisons politiques, les
preuves artistiques de ces relations continues? Le lecteur n'a peut-
être pas oublié l'existence dans l'ancienne école indigène de motifs
persans (palmettes, lions ailés, griffons, etc.), non plus que de ces
centaures, ces tritons, ces atlantes, etc., qui sont autant d'em|)runts
au bagage décoratif de l'art grec'*'. Ces deux séries de faits ne sont
plus contestés par personne. Il ne manquait pour leur donner toute
leur valeur et dégager tout leur potentiel historique que de
trouver entre elles un point de contact précis. L'étincelle a jailli
du jour où une heureuse découverte de Sir John Marshall nous a
rendu l'inscription gravée sur le pilier de Besnagar. Erigé près de
l'antique Vidiçanagara, non loin de Sànchi, par Hcliodore, fils
de Dion, natif de Taxile et envoyé d'Antialkidas, ce monument,
«montre clairement comment vers le milieu du n*" siècle avant
notre ère, l'inlluence grecque, partie du royaume gréco-baclrien
du Nord-Ouest, pouvait pénétrer dans les États hindous de l'Inde
centrale (-) 11. Cette possibilité, sitôt démontrée, achève sous nos
yeux de jeter un pont entre les deux écoles — d'ailleurs par tant
de côtés si différentes — que, d'une part, la propagande boud-
dhique sur les confins septentrionaux, de l'autre, la pénétration
hellénistique dans le centre de la péninsule, allaient développer quasi
'■' Nous avons soigneusement calalo- origines nettement occidentales de l'école
gué tous ces motifs empruntés dans notre du Gandliàra et de démontrer les titres
première partie (t. I, p. 206 et suiv.). de son indépendance par rapport à celle
Nous aurions pu nous dispenser d"en de l'Inde centrale, même représentée | ar
constituer avec tant de soin un lot séparé, le spécimen tardif de la figure 82.
si, au moment où nous écrivions, il '"' J. Pli. Vocel, .1. S. /., Anii. Rep.
n'eût été encore nécessaire d'établir les iijitH-Kjoij. p. 33.
L'INFLUENCE CLASSIQUE DANS L'ART DE L'INDE. 7'i7
simullanéineiif, ici comme là. Dès loi-.s, le contraste entre leurs
productions ne peut plus s'expliquer par un écart dans le temps,
mais seulement par la diversité des milieux où elles se développent.
A deux ou trois cents lieues près, l'une et l'autre appartiennent
à la même religion, répondent aux mêmes besoins, se proposent
le même programme, obéissent de façon plus ou moins experte
et docile aux mêmes inspirations.
La technique de l'ancienne école. — Il n'y a pas à se le dissi-
muler : la continuité désormais établie de linduence occidentale
dans l'Inde depuis les premières colonnes d'Açoka jusqu'à la der-
nière porte de Sânchi, jointe à la quasi-contemporanéité des deux
écoles du Nord-Ouest et du Centre, tend à compromettre plus
sérieusement que par le passé l'originalité de l'art indien. Toute-
fois il reste encore aux indianistes une ligne de retraite apparem-
ment solide. Après tout (la forme causative du verbe employé le
prouve), le Garuçla que cet HéViodora fit ériger au haut d'un pdier
de pierreW en l'honneur de Visnu était un travail indigène, tout
comme la décoration des vieux slûpa bouddhiques des environs.
Or il est deux choses que personne ne s'avisera de contester: c'est,
d'abord, que cette dernière, avec tout ce qui s'y mêle d'ingénuité
pittoresque et de symbolisme conventionnel, est l'expression directe
du génie indien; c'est, ensuite, que ces reliefs, si bien fouillés
et polis, se présentent tout autrement que comme des essais de
simples débutants dans l'art dillicile de la scul[)ture. Forts de ces
deux constatations, nous sommes autorisés à penser que l'Inde
ancienne possédait un art suflisamment développé pour <pie l'em-
prunt de quelques motifs décoratifs n'en put compromettre l'origi-
nalité foncière; et, quant aux procédés de facture et de com|)osition
de ses vieux récits sur pierre, parfois si habilement traités, tou-
'■' l'oui- avoir une iiléo de ces dhvaja, gariiila-il/irnja lenii par un cavalier sur la
il sullit de se re[)orler au mahm-a-dliraja pi. \II de llarliiit — sans parler de ceux
de Màra sur noire fig. 'loi ou encore an des bas-reliefs d'Angkor, au Cambodge.
748 CONCLUSIONS.
jours si encombrés de détails accessoires, pourquoi n'y pas recon-
naître simplement l'Iiérilage des vieux scnlpteurs sur ivoire ou sur
bois, sans qu'il soit besoin de faire intervenir l'action perturba-
trice d'aucune influence étrangère?... Nous ne demanderions pas
mieux; mais, sur ce dernier point, la thèse, par ailleurs fort dé-
fendable, n'est pas seulement sujette à caution : elle est encore
susceptible d'une vérification expérimentale. Les questions maté-
rielles de technique sont de celles qui prêtent à une enquête
méthodique; et l'archéologie partage avec l'histoire naturelle la
capacité d'établir, d'après des caractères extérieurs, non seulement
la classification des genres et espèces, mais encore les lois de leur
évolution. Le petit jeu auquel nous nous sommes livrés jusqu'ici,
de compter sur nos doigts les flagrants délits d'emprunt, est tout à
fait superficiel. H y a des procédés plus savants pour dépister des
influences plus subtiles, mais non moins intéressantes à démêler.
Ce qu'il faudrait seulement, c'est qu'un expert imparlial, habile à
manier ces méthodes, appliquât une bonne fois aux vieux bas-
reliefs indiens les règles générales qui régissent le développement
formel de l'art plastique.
Or l'expérience a justement été tentée dans les conditions ([ue
nous venons de dire, et son verdict mérite par suite toute notre
considération, si écrasant qu'il soit])our notre thèse favorite. Selon
M. AI. délia Setta, aucune hésitation n'est permise : cr l'art des
vieux stûpaii du bassin du Gange n'est pas un art original, et il le
démontre. La première preuve réside dans la connaissance que cet
art possède — sinon toujours dans l'usage qu'il fait — du raccourci ,
et la façon dont il présente des personnages vus de trois quarts.
Ces procédés, que les Assyriens et les Egyptiens n'avaient pas réussi
à découvrir, ce sont les Grecs seuls qui les ont inventés et intro-
duits dans le reste du mondi' : jamais ni nulle pari ils n'ont été
retrouvés indépendamment d'eux. La deuxième preuve, également
très forte, consiste dans le caractère narratif et biographique de
cet art, plus précisément encore dans son cr système de narration
L'l\FLL;lv\CK CLASSIQUE DANS L'ART DE L'INDE. 7'i9
continuer, ctsyslènie auquel aucun aulre ait humain n'est jamais
parvenu, sautTart grec, et encore n'y ost-il arrivé qu'au terme de
sa laborieuse évolution n. Vjoutez enfin que ledit art a été — trait
."iy8. — Tète iie Bitjjiiii. auv ciikimx hmuclés, dl' Ganohvha (cf. p. •Mjti, 701).
Musée de Pésliawar. Prnvenanl de Sahri-lldlilnl.
Cf. A. S, î. , Ànn. Bep. igori-to, pi. \'\l r.
non moins significatif — nniquement appliqué à la décoration des
édifices. Brei, pour toutes ces raisons, à savoir «la parfaite connais-
sance des moyens représentatifs de l'obliquité, son caractère nar-
ratif, sa méthode continue de narration et son rôle exclusivement
décoratif^i, l'ancien art bouddhique est cf non jioint original, mais
750 CONCLUSIONS.
(léi'ivéO'i : (Mitciulcz qu'il est dérivé, au même titre que celui du
Gandliàra, de i'art helléuislique. A l'appui de sa démonstration,
M. délia Setta invoque encore l'absence dans la vieille école, en
contradiction directe avec son orientation toute biographique, de
la figure du Buddha. Car comment, demande-l-il, un art aulo-
chtone et spontané, déjà en possession des derniers perfectionne-
ments de la technique et de la composition, se serait-il amusé à se
décapiter lui-même en s'interdisant de représenter le héros de ses
représentations? Et sans doute nous sommes de son avis; mais
l'argument est à deux tranchants : en prouvant qu'il y a en sur ce
poiid particulier une résistance irréductible opposée à l'intluence
venue du dehors, il démontre la réalité et la vigueur de la tradition
locale'-'. Il y aurait de même beaucoup à dire à propos des argu-
ments tirés du caractère décoratif et narratif des vieux bas-reliefs'^) :
mais la première raison avancée par M. délia Setta nous paraît
vraiment topique. A Sàiichi, et même à Barhut, il y a des figures
qui ce tournent T), affranchies de cette loi de la a frontalité n qui pèse
sur tous les essais plastiques des primitifs. Cela n'a l'air de rien, et
c'est déjà le comble de l'habileté technique; mais, comme ce secret
d'atelier est le monopole des Grecs, sa seule manifestation suffit
à prouver l'inlluence occidentale dans ce que l'Inde nous a laissé
de plus ancien.
Le réquisitoire, il faut l'avouer, en impose par son allure scien-
tifique. .Jamais les archéologues — genus (hlestahile — n'ont dirigé
attaque plus mordante et mieux conduite contre l'autonomie et
l'ancienneté de l'art indien. H n'est plus simplement accusé d'em-
prunts : quelle est l'école qui n'a [)as de ces emprunts sur la con-
science, et en quoi pourraient-ils contrarier son développement?
''' Al. DKixA Setta, La Gkiicsi dcllo ''' C'est ainsi qu'il uous parait un peu
Scorcio nelt arip greca (Home, 1907), forcé de découvrir le procédé de la (fnar-
p. 9-12. — Nous nous sommes eiïoiré ration continue", assez rarement employé
de résumer fidèlement la pensée de l'au- au Gandiuha (cf. t. I, p. Go3). sur les
teur. médaillons ou même les linteaux de l'an-
''' Cf. t. I,, p. 364-365. cienne école.
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l'i;;. 58 1.
Kiiï. r,s..
'*•-,
/
FiG. r)7((-58a. — Tètes de Blduua, mdmuam l* stylisation ciioissa.nte des boucles des cheveux
l<':g. 5-](j. — Tète de Mathwd {Kankdli Tilâ), au Musée de Lakhnau (cf. p. ag6, 701, 7/0).
Fijj. 080. - Télé du Java {liniv-Rnudour), de la mil. Alph. Kaihh {cf. p. OSù, Ggà, ^oi, -joS, yio).
FijT. 58i. — Télé du Cumbud^e , d' aprè» une photngr. du !\tiisée Guimet (cf. p. 68'i, 701, '/08).
Fig. ôSu. - Tête du Japon ( Yoknshi-ji), au Muxée de Nain (cf. p. a8r), (>8j, Gq'i . 70/).
752 CONCLUSIONS.
Celle fois on nous oiïre de faire la preuve d'une influence aulre-
menl intime et profonde. La transformation artistique qui s'est
produite dans l'Inde dès le ni'' siècle, au premier contact de la civi-
lisation grecque, ne s'est pas bornée, comme nous avions cru pou-
voir le sontenir ('), à la substitution, dans les fondations religieuses
et royales, de la pierre au bois. Les vieux rûpakartika n'ont pas
seulement changé de matière, mais aussi de manière. Ainsi le
ff paradoxes de l'ancienne école bouddhique trouve sa solution,
sans qu'il soit besoin de recourir à l'hypothèse, qu'aucune fouille
n'a vérifiée, d'un long développement artistique antérieur. On ne
comprendrait même pas autrement que cette école s'attaquât
d'emblée à des sujets si évidemment au-dessus de ses moyens et
que ses productions pussent associer une conception si savante à
tant do maladresse dans l'exécution. On peut suivre d'ailleurs de
Bodh-Gayâ à Barhut, de Barhut à Sànchi, de Sânchi à Amarâvatî,
les rapides progrès accomplis, toujours dans le même sens et sous
l'action de la même influence. A chaque fois la facture se fait plus
experte, la composition [)lus complexe, et les figures se dégagent
plus librement de la pierre où elles dormaient emprisonnées. Mais
dès lors — et c'est là surtout ce qui nous intéresse ici — il n'y a
plus à proprement parler entre l'école du Gandhâra et celle de
l'Inde centrale, en dépit du contraste qu'elles présentent aux yeux,
qu'une difl'érence de degré et non de nature. Plus distante. des
sources et née sur un terrain moins bien préparé que le Nord-
Ouest, celle-ci atteste simplement un état moins avancé de péné-
tration ou, si l'on préfère, d'imprégnation hellénistique. C'est
pourquoi elle persiste, par exemple, si longtemps dans le vieil
usage traditionnel de ne pas figurer le Buddha; ou encore elle
s'obstine parfois à se servir du procédé primitif de perspective qui
superpose verticalement les moments successifs d'une scène au lieu
de les dérouler horizontalement sur une frise. Alais, tout compte
"' Cf. ,/. -t., janv.-févr. 1911, p. 67.
L'1NFLUE-\CE CLASSIOLE DANS L'ART DE L'INDE. 75;5
fait, l'une et l'autre procèdent d'un même développement. Si l'on
voulait représenter en couleur sur lii carte de l'Inde ancienne l'aire
de l'influence classique, il l'aiidrail désormais promener le pinceau
sur tout le Nord et le Centre, de Pêshawar à Amaràvatî : seule-
ment la teinte, l'orniant tache au Gandhàra, encore assez foncée
à Matliurà, irait s'éclaircissant graduellement jusqu'aux confins
orientaux de la péninsule.
Les arts brahmanique et jaina. — 11 resterait cependant aux par-
tisans déterminés de l'indépendance de l'art indien, une dernière
ressource : ce serait d'abandonner le camp décidément indéfen-
dable, el d'avance livré à l'étranger, de l'art bouddhique pour se
retrancher dans les citadelles de Tart brahmanique ou jainu. La
secte des Jaïns, sûrement moins ouverte aux influences extérieures,
et la caste des brahmanes, jalouse gardienne du génie national,
auraient mieux sauvegardé dans leur art religieux les traditions
indiennes. A la vérité , nous n'avons consei'vé de l'ancien art brahma-
nique que de rares indices. C'est tout juste si nous avons retrouvé
sur des monnaies ou des intailles du Nord-Ouest quelques-unes de
ces figures à tètes et bras multiples, qui sont poui' les Européens
les représentants attitrés du panthéon hindou'''. Nous donnerions
volontiers, comme nous l'avons entendu dire à Bùhler, une demi-
douzaine des nombreux couvents bouddhiques exhumés par les
fouilles, pour un seul temj)le brahmanique, ne daterait-il que des
environs de iioli'e ère. En ce qui concerne l'art jaina, nous sommes
un peu mieux partagés, sinon au Gandhàra, oh nous en avons
vainement cherché des vestiges, du moins à Mathurà. Là le tertre
dit Kaùkàli Tilà nous a notamment rendu les débris d'un important
édifice jaïn '-) et de sa décoration. Or que constatons-nous dès
l'abord? Seulement l'embarras oij nous sommes devant nombre de
''' Les ri'téicnces oui (Ipjà tîlt' flonnéfs othcr unliquilies vf Molhurà (All;ilial)à(l,
ci-dessus, I. Il, p. i9i-i()-j. Mt'".)^' ^- Bèhi.ei\, Epigraphin Indien,
''-' Cf. V. Smith, Tlie Juin Sliiiin and (. I, n" wiv.
UINDIIÀIM. - 11. 48
NA1:lo^tlLB.
7,y, CONCLUSIONS.
CCS fragmenls poui' les distiiiffucr des œuvres bouddhiques contem-
poraines. Tant (\u\\ s'a({il d'un inolif floral ou animal, réel ou
mythi(jue (cf. fig. gM, voire même de déités populaires communes
à tous les Indiens comme les Nàgas ou les ^ aksas des deux sexes,
à commencer par le couple tutélaire (cf. fig. SîgB), le fait n'a rien
de trop surprenant. Il est déjà curieux qu'il en soit de même pour
nombre de sujets religieux, tels que Tadoralion du turban ou du
vase à aumônes du Maître. Mais le plus fort, c'est que les figures
du Jina, quand elles font enfin leur apparition sous les Kusanas
(fig. 596), reproduisent les proportions et les attitudes du Buddba.
Comme le fait remarquer Hiuan-tsang, «les signes de beauté
sont absolument les mêmes n; et vraiment l'on s'explique qu'à son
point de vue de dévot bouddhique, il n'ait pu s'empêcher de crier
au plagiat.
Nous ne ferons pas cborus avec lui. Une interprétation beaucoup
plus simple, et surtout moins sectaire, de ces indéniables simili-
tudes s'ofTre à nous. Tout d'abord on conçoit que celles-ci se soient
trouvées favorisées par la ressemblance extérieure des deux
ordres monastiques des Jainas et des Bauddlias. A l'heure actuelle,
les Çvetambaras qu'on rencontre dans les rues dAhmedabàd
ou d'Oujjain ne diffèrent des bonzes de Ceylan que par la couleur
de leur robe, blanche au lieu d'orangée: comment s'étonner que
pour représenter le Jina, ce pendant contemporain du Buddha, les
sculpteurs se soient servis du même type, à l'absence à'umisa et
à la nudité près? Mais à cela nous entrevoyons une raison encore
meilleure ; c'est ([u'après tout Buddhas et .linas étaient l'œuvre des
mêmes sculpteurs. 11 faut, à notre avis, s'ôter de la tête l'idée pré-
conçue (et que la division des chapitres du livre de Fergusson sur
rarchitecture indienne n'a que trop contribué à répandre) que les
diverses religions de l'Inde avaient jadis chacune leur art et leurs
artistes particuliers. Nous n'avons connaissance de rien de pareil
et ne voyons pas qu'il eu était d'elles comme du lamaïsme moderne,
où les ministres du culte se réservent aussi le soin d'en fabriquer
L'INFLUENCE CLASSIQUE DANS L'ART DE L'INDE. 755
les objets. D'après les vieilles inscriptions votives, les donateurs,
qu'ils soient laïques ou religieux et à quelque secte qu'ils appar-
tiennent, se bornent à passer leur commande, ainsi que l'atteste
la forme causative des verbes — et, espérous-le, à la payer. Tous
FiG. 583. — BnDDBA dl Ganduuia.
Fie. 58 '4. BcDDHA DE MiTHLl\'v.
Fi'g-. 585. — - Muséum fur Vôlhrkunde , Berlin. H. : i m. lâ (cf. p. 3oa , 3ij, Sif) . 70a ).
Fig. 58'i. — Musfe de Malhurd , n" A i. H. ; 0 m. fin {cf. p. •Wfl, -Ijo , fiS 1 , GSr) . yoo , 70a).
ceux d'une même ville opèrent apparemment sur le même marché
et, s'adressant aux mêmes ateliers, n'en obtiennent que des œuvres
fort ressemblantes entre elles. Pour parler net, nous ne voyons
pas qu'à aucune époque ni dans aucune région de l'Inde, aient
coexisté des arts bouddiiique, brahmanique et jaiu distincts par
/18.
75G CONCLUSIONS.
leurs procédt's ou leur style : nous apercevons seulement une cor-
poration d'artis'.cs trcivaillant presque indifféremment pour des
clients de toute confession. En somme il ny avait en un temps et
en un lieu donnés qu'une école dait à qui demander de figurer
sa nivthologie, comme il n'y avait qu'un dialecte courant auquel
confier ses traditions. Ainsi naissent naturellement les iconogra-
phies hiératiques comme les langues sacrées : seulement celles-ci
semblent se cristalliser plus vite que celles-là. Les canons linguis-
tiques sont déjà fixés que ceux de l'art évoluent encore. Nous
possédons, par exemple, dans l'Inde centrale, des images boud-
ilhiques, jaïnes et braliniauiques de la péi'iode Gupta : il suffit
de comparer les Buddhas ou Bodhisattvas de Sàrnàth avec tels
Jinas de Lakhnau ou les Çiva et Vii^nu de Déognrh C pour con-
stater que toutes ces statues sont de même style, tout comme si
elles sortaient des mêmes mains. Et si l'expérience vous intéresse,
il ne tient qu'à vous de la recommencer, à quelques siècles de
dislance, sur les sculptures appartenant à ces trois mêmes religions
et qui voisinent de grotte en grotte dans la l'alaise d'EUora.
L'art indien avant l'Histoire. — Ainsi donc on ne saurait séparer
à l'intérieur de l'Inde, par des cloisons étanches, un art boud-
dhique, brahmanique, jain. Tout ce qu'il est vrai de dire, c'est
que les manifestations bouddhiques de l'art indien sont les plus
anciennement et les plus abondamment attestées. 11 en résulte que
leur histoire se confond avec celle même de cet art : et comme il
n'a pas été letrouvé de vieille sculpture bouddhique où ne se décèle
plus ou moins l'influence occidentale, il s'ensuit que les fidèles
croyants en l'absolue originalité artistique de l'Inde sont forcés
dans leurs derniers retranchements. Vous pensez peut-être qu'ils
vont se rendre à l'évidence des fouilles et renoncer à leur mirage
favori? . . . C'est mal connaître la force de ces raisons du cœur que
''' I5ornons-nous à renvoyer aux figures 109-120 du livre de M. V. Smith, .1 llisturij
oj Fine Art in Indin and Cpijhn.
LINFLIENCE CL\SSIQUE DANS [;\r,T DE L'INDE.
757
la raison ne cfnuiaît pas. Aussi bien, où la lui se tronve-t-elle plus
à l'aise (|ue dans le domaine de Tinconnaissable? V;\v le fait même
Fie. 58."i ET .585 bis. — Brnnru n" \\nr.ivAii. ( Doux aspcds Ao \:\ iiiiMnc slaliin.)
Musée de Madras. Ilaiilriii- : i m. m (cf. ]>. Otia , -jD^lj.
D'aprôs (I<*s plloto;jr. rmimitmiqtliîos piir M. V. ('.01.0LIIEW.
que l'art de riiide. anlérieurement à Alexandic, est liislori({ue-
ment une page bianclic. archéolofjiquement une vitrine vide, rien
ne nous cmpèclie de noircir l'une et de remplir laulre au ijré de
notre imagination et de nos vo-iix. S'il nous plaît d'aHirmcr qu'au
758 CONCLUSIONS.
temps jadis l'Inde a jiossédc un ait comparable aux grands arts
pré-helléniques de rE;;yple et de l'Assyrie, de quel droit viendrez-
vous le nier? Vous n'en savez pas là-dessus plus long que nous.
Qu'est-ce qui vous prouve d'ailleurs que des fouilles heureuses ne
viendront pas demain confirmer nos allégations? Et si vous objectez
que ces découvertes se font bien attendre, nous nous tirerons tou-
jours d'affaire en rappelant un fait dont les édifices de pierre nous
apportent la preuve certaine, à savoir que les plus anciens monu-
ments de l'Inde étaient en bois. Dès lors l'incendie, les termites,
le climat seul de la péninsule rendent assez compte de leur entière
disparition, et celle-ci à son tour laisse le champ libre à toutes les
conjectures. . . — En effet; et comme, depuis Don Quichotte,
l'usage s'est perdu de se battre avec les moulins à vent, nous nous
garderions de partir en campagne contre des imaginations pures,
si nos ft esthètes w n'avaient habilement greffé sur ces prémisses une
théorie aussi décevante qu'ingénieuse, et capable de séduire les
meilleurs esprits par un savant mélange de fantaisie et de vérité.
Ils tiennent en effet solidement deux positions importantes. D'une
])art, il est bien évident que l'art n'a pas été brusquement créé
dans l'Inde au lu'' siècle avant notre ère par un décret d'Açoka.
D'autre part, il est non moins certain — et c'est le grand mérite
de M. Havell d'avoir mis le fait dans tout sou jour — que l'Inde
a développé au temps des Guplas un art entièrement à son goût et
à son image. Posons à présent en axiome que l'art de l'Inde, avant
qu'elle n'eût subi l'influence étrangère, était tout pareil à celui
qu'elle a connu après qu'elle s'en fût dégagée : nous en déduirons
aussitôt que l'art indien du v" siècle avant notre ère, dont nous
ignorons tout, était aussi admirable que celui du v° siècle après,
dont nous commeuçoas à savoir quelque chose. Et le tour sera joué.
Pour escamoter plus aisément cette assertion, tout de même un peu
forte, il ne restera plus ([u'à l'enguirlander avec quelques citations
des vieilles épopées et d'intrépides considérations sur les principaux
centres d'art et d'enseignement religieux au temps où, nous dit-on,
L'INFLUENCE CLASSIQUE DANS L'AliT DE L'INDE. 759
l'Inde était à la tête de la civilisation et l'institutrice de l'Asie. Au
bout du coniple, tout historien ne pourra que s'y laisser prendre,
à moins qu'il ne soit un indianiste professionnel.
Ce dernier seul est, liélas, vacciné d'avance contre la contagion
de cet enthousiasme délirant. 11 réduit à leur juste valeur les pré-
tendus témoignages historiques sur l'existence des «galeries d'arts
au temps du Mahdblidmta , et sait quel abus de langage on commet
en parlant de l'ct université de Taksaçih'm, dont les Jàlalm atteste-
raient la renommée; surtout il sent mieux que personne l'impossi-
bilité d'attribuer à l'époque post-vêdique et anté-bouddliique ce
qui est vrai seulement de la période médiévale : et ainsi il met
tout de suite le doigt sur le point faible du sophisme. Il n'y a pas
ici de cf renaissance 15 qui tienne. La l'erse aussi a connu vers le
même temps que l'Inde uue sorte de restauration nationale : cela
veut-il dire que l'art des Achéménides soit identique à celui des
Sassanides? Et qu'on ne croie pas pouvoir s'abriter en dernier
ressort derrière l'excuse spécieuse du :-boisn : elle ne peut plus
faire illusion à aucun archéologue. Tous les peuples, y compris
les Grecs, n'ont-ils pas débuté par enq)loyer cette matière, et son
emploi exclusif n'est-il pas à lui seul la niai'que d'un développement
artistique des plus primitifs? Mais avec tout cela nous ne ferions tou-
jours qu'opposer des aflirmalionsà des alfirmations, etla partie n'en
resterait pas moins belle pour nos conti'adicteurs si nous n'avions
conservé dans le bassin du (iangc aucun monument antérieur
à notre ère : car, là où les ilocuments manquent, la science perd
ses droits. Heureusement [)our celle-ci, ils ne nous font pas entiè-
rement défaut. Avant de sauter allègrement par-dessus dix siècles
et de conclure de l'art des Guptas à celui des Nandas, il faut tenir
compte de ce qui nous reste des dynasties inter[)osées des Andhras,
des Çungas et des Mauryas. Or, ({u'on veuille bien se reporter au
chapitre f où M. Ilavell aborde enfin les sculptures de Barhut et
''' Imlian Sciilpliire and l'aiiUhig , cli. v.
7(i() CONCLUSIONS.
(le Sànclii, et, l'on iiolciii niissilùl rciiibarnis qu'il (éprouve à ies
faire reuirer dans le cadre de son système, comme dans le plan de
son livre. Car il est trop expert pour contester leur caractère fran-
clieinenl naturaliste et réaliste : mais alors quelle place leur assi-
gner dans le dévelo|)pement d'un art qui, pai-eil à lui-même dès
SOS origines, aurait toujours été par définition rc essentiellement
idéaliste, mystique, symbolique et transcendantal (')■»? Il y a mieux :
la conservation de ces autentliiques spécimens nous indique et
nous impose l'unique méthode rationnelle dont nous puissions
user pour nous faire une idée de ce que l'art indien devait être
antérieurement à eux. Cette méthode consistera naturellement
à remonter de proche en proche du connu à l'inconnu. Or nous
avons constaté tout à l'heure la complication et l'amélioration crois-
santes, sous l'action de l'influence classique, des représentations et
des procédés de représentation; si nous reprenons à présent en
sens inverse la mèiiie filière, d'Amaràvatî à Sânchi, puis à Barhut
et à Bodh-Gayà, nous verrons de même les compositions devenir
(le plus en plus pauvres, et la facture de plus en plus maladroite,
jusqu'à ce que, de siinplificaliou en schématisation, nous arrivions
aux plus anciennes manifestations connues de l'art indien, à savoir
les sigles quasi hiéroglyphiques frappés au poinçon sur les vieilles
monnaies carrées'-). Dès lors la cause est jugée. L'Inde ancienne,
celle des liturgistes, des philosophes et des grammairiens, avait
décidément bien d'autres vocations que celle des arts plastiques, et
ce qu'elle a produit en ce genre avant qu'elle soit entrée en contact
avec l'Occident devait être, tranchons le mot, assez rudimentaire.
Le développement insToniQUE de l'art indien. — On nous ferait
tort de croire qu'entraîné, bien malgré nous, dans cette sorte de
'"' IndiKii SciiliiliiiT (iiul Piiiiiliiiji- .\).^^. songer aux sùlin de P;înini (cf. t. I,
''' I^e canictèie ali.sirait, algébrique, |). 608-609). Coni|iarez les doruiueiils
nin(înioleclini(jue des plus auciennes rassemblés sur k's planclies I-IV des
(iMivres indiennes nous a fait lout de suilo Begiiinings 0/ Biuhlliisl Art, etc.
i;iNFLUENCE CLASSIQUE DANS L'ART DE L'INDE. 761
polémique, nous en ayons oublié notre sujet. De l'idée qu'on se
fait de l'évolution générale de l'arl indien dépend en eiïet la place
'Ma
Fin. .586 ET .580 bis. — Buddha dd Campa [face ot dos] (cf. p. Oa8, ()8-i, 7oli).
Musée (le Hanoi. Statue de bronze troiirée il Bong-Dunng (:\nmun). UaMcuy : i m. lo.
qu'il conviendra d'y assigner à l'école du Gandiiâra. Si vraiment le
style Gupta n'était que la renaissance de l'art originel de l'Inde,
l'intruse se trouverait écrasée comme une noix — disons mieux,
762 CONCLUSIONS.
comme un calcul étranger à l'organisme — - entre les brandies de
cette formidable pince. Et c'est bien là, au fond, à quoi tendait
toute la théorie. L'inlluence classique ne serait plus dès lors qu'un
t'[)isode, fâcheux, certes, mais passager, une sorte d'intoxication
proniptement éliminée. Et que son action ait fini par s'épuiser, au
moins en apparence, nous l'avons reconnu et même exposé''' : mais
nous tenons qu'au lieu d'avoir été un poison, elle a été un aliment,
en d'autres termes qu'elle a été bien plutôt assimilée qu'éliminée.
Non seulement l'Inde a moins perdu que gagné à ce contact avec
la civilisation grecque, mais son originalité n'en a pas été plus
compromise que ne l'est notre personnalité humaine par la nourri-
ture que nous absorbons. Elle n'a fait qu'y puiser des moyens de
mieux se réaliser et s'affirmer elle-même, car elle avait déjà su se
créer une individualité propre entre toutes les nations. 11 n'y a ni
inconvénient ni déshonneur à faire quelques enqn-unts de forme,
dès qu'on a un contenu nouveau à y verser. Les Grecs eux-mêmes
n'onl-ils pas été d'abord à l'école de l'Orient et leur art n'a-t-il pas
reçu des Egyptiens et des Assyriens l'étincelle de vie ('-) ? Il n'en
ressemble pas moins à aucun autre : et, en définitive, il en est
de même de l'art indien. Gela est visible pour les productions de
rinde centrale, aussi bien à l'époque des Çungas que des Guptas :
en dépit des attaques passionnées, et par ailleurs maladroites, d'une
esthétique nationaliste, nous irons jusqu'à soutenir que cela est
vrai de l'école du Gandhâra. Son œuvre n'est pas simplement du
gréco-romain de second ordre, c'est déjà une fleur du sol iiulien.
N'y avons-nous pas tout de suite discerné, dans l'arrondissement
des formes, dans l'atténuation des muscles et bientôt des draperies,
dans l'orientalisation des visages, les tendances qui allaient faire de
l'école duMadhyadêça l'expression la plus pure du génie indigène'^)?
'"' Cf. t. Il, ]). 568-570 L'I (il i-()i ti. — Est-ce la peine de remarquer en |ias-
'*' Cf. (j. PiîBROT, Histoire de l'art ilaits sunt que le goût de l'Inde s'a|)|)aicnte
l'antiquité, I, j). xir. beaucoup plus à celui de lEijypte que
'"' Cf. ci-dessus, t. II, p. 353 el suiv. de l'Assyrie?
L'INFLUENCE CLASSIQUE DANS L'ART DE L'INDE. 763
Mais notre intention n'est pas de nous borner à critiquer les
théories d'autrui en nous gardant de prêter nous-niènie le flanc à
la critique. 11 est plus avantageux pour le progrès de nos études
/
3Ù3
FiG. 587. — BuDuiiA DE Matulrà (cI. p. A'-jO . i S 1 , 6o6, 681. 701, 708, 7l(')).
Musée de Malliurà , n" .1 .j. Provenaiil de Jiun(dpur. Iliiiiteur : a m. ao.
de se tromper nettement que de garder un silence prudent. Aussi
ne terons-nous aucune difiiculté pour exposer comment nous appa-
raît, à la lumière des récentes découvertes, le développement de
l'art bouddhique indien.
1° L'Inde ancienne (et par Inde nous entendons avant tout le
HVi CONCLUSIONS.
cœur même du pays, c est-à-dire le bassiu du Gange) a eu si\re-
ment un art. Il n'est société si inférieure qui n'en ait un, et l'Inde
avait développé, bien avant Alexandre ou Cyrus, une civilisation
assurément fort peu vêtue, mais déjà raffinée : car, pour être civi-
lisé, il n'est pas aussi nécessaire (pie les Européens sont disposés à
le croire de porter un costume complet. Seulement de cet art nous
ne savons pour l'instant absolument rien : et, par suite, il serait
plus sage de n'en rien dire, si notre ignorance même et le persis-
tant silence des fouilles ne nous donnaient à penser rpiil n'a pas
connu, dans la patrie de la tliéosophie et de la linguistique, un
développement comparable, même de loin, à celui qu'il avait pris
dans la vallée du INil ou en Mésopotamie. Los premiers monuments
consei'vés, datant de l'époque des Mauryas (ui'^ siècle), portent
déjà la marque de l'inlluence gréco-persane. Les sculptures du
temps des Çungas (u'' siècle) n'en gardent pas moins une allure
toute primitive : et si les imagiers de Barliut ont pris un tel soin
de graver les titres de leurs bas-reliefs, c'est apparemment qu'ils
avaient conscience d'être des initiateurs. Sur les productions de la
période Andlira, l'intrusion des procédés et des conceptions plasti-
ques importés du Nord-Ouest se fait de plus en plus visible : elles
présentent cependant un si curieux mélange de maladresse et d'ha-
bileté dans la facture, d'hérédités indigènes et de suggestions
étrangères dans la composition, qu'elles n'en donnent pas moins
l'impression d'œuvres spécifiquement indiennes.
2" Nous en dirons volontiers autant d'une autre école qui s'était
pendant ce temps pleinement développée dans le Nord-Ouest de
l'Inde, particulièrement au Gandhàra, et dont, dès le ii'' siècle
après notre ère, l'inlluence spéciale se traduit dans le reste de la
péninsule par l'introduction de sujets et de personnages nouveaux,
à commencer par la figure du Buddha. Grâce à des circonstances
exceptionnellement propices à son hellénisation, l'apport grec y est
si évident qu'on n'a d'abord \()ulu y voir qu'un rameau de notre
art européen. Après tant d'expériences répétées au cours de cette
k
L'INFLUENCE CLASSIQUE DANS L'ART DE L'INDE. 765
interminable éUide, il est peut-être permis de dire que nous avons
achevé de dissiper cette illusion et mis dans tout son jour la part
considérable qu'a prise le ^^én\e indien à l'élaboration de l'école
[•"iG. fjSS. luDDUA IIE IjfcSAKtb. FiG. 588 bis. BuUUHA DU MaG.IDHA.
Fig. 588. — Britisli Muscitiii. Prni\ de Silrinilli. II. : ù m. 80 (cf. p. (iSi, 701, yo-'t).
Fig. r)S8 bis. — Musée de Calcutta, n° k(url;iha)r i3. II.: 1 m. fio (cf. p. 08 1 , yo'i).
indo-grecque, non moins indienne ([ue {jrecque. Non seulement il
a, ou peu s'en faut, fourni tout le fond, mais il a modifié jusqu'à
un certain point la forme, ^'expérience est facile à faire : à part
quelques motifs décoratifs (cf. fig. i 90 et suiv.) ou encore certains
766 CONCLUSIONS.
sujets universels (cf. fi<j;. 597-598) devant lesquels l'hésitation
serait permise, jamais un œil tant soit peu exercé ne pourra cf)n-
fondre un bas-relief gréco-bouddhique avec un bas-relief gréco-
romain.
3" Et ceci nous éclaire justement sur le rôle que l'école gandhâ-
rienne était appelée à jouer dans le développement particulier de
l'art indien. Si elle a pu si aisément imposer son répertoire et sa
technique aux écoles du bas pays, c'est qu'elle les avait déjà accom-
modés au goût et aux idées indigènes. L'influence hellénistique a
subi dans le Nord-Ouest comme une première digestion destinée
à la rendre d'autant plus aisément assimilable pour le reste de la
péninsule. Les artistes de la vallée du Gange et du Dékhan n'ont
fait en somme que continuer le mouvement déjà commencé dans
le Penjâb pour dégager petit à petit, tout en faisant leur profit
des procédés mis à leur disposition, l'idéal spécial de leur race.
Ce résultat est définitivement obtenu au v" siècle, où l'art de l'Inde
nous paraît avoir atteint son zénitli. 11 tombait dans les outrances
et le maniérisme de la décadence dès avant l'arrivée des Musulmans.
Tel est le schéma, extrêmement abrégé et simplifié, que nous
proposerions de l'évolution de l'art indien antérieurement au
x*" siècle de notre ère. Nous ne voyons pas qu'il soit légitimement
possible de diminuer le rôle qu'y a joué l'école du Gandhâra.
En servant ainsi d'intermédiaire entre l'Occident et l'Orient, elle a
renouvelé et enrichi de la façon que nous avons dite la technique
et le répertoire de l'Inde et de l'Asie bouddhique : mais elle n'y a
réussi que parce qu'elle avait déjà adapté les ressources des ateliers
hellénistiques aux besoins religieux de peuples nouveaux. Là est.
croyons-nous, l'humble vérité. Ceux qui prétendent que l'Inde
aurait pu se passer de l'école du Gandhâra oublient que, sans elle,
la magnifique floraison du style Gupta eût été pratiquement impos-
sible; ceux qui soutiennent que l'influence grecque a engendré
tout l'art de l'Inde oublient que, sans la civilisation indienne,
l'école du Gandhâra n'aurait jamais existé.
L'INFLUENCE CLASSIQUE EN EXTRÊME-ORIENT. 767
§ IL L'Influence classique en Extrême-Orient.
En Insulinde. — Le lùle que nous venons de reconnaître dans
l'Inde ;\ l'école gréco-bouddhique est aussi celui que nous lui attri-
buerions volontiers dans les pays où s'est à son tour propagé le
Bouddhisme indien, à commencer par l'insulinde. Si nous an-
nexions purement et simplement au Gandhâra, par le canal d'Ania-
ràvati, les bas-reliefs de Boro-Boudour, il y a fort à parier que
peu de voix s'élèveraient contre cette excessive prétention, tant ces
magnifiques sculptures sont encore mal connues. Pourtant nous
ne cacherons pas que, vraie en gros, et attestée aussi bien par les
monuments que par les chroniques locales, la dé])endance de l'art
bouddhique de .lava à Légard de celui de sa métropole aurait
besoin d'être analysée et jaugée dans le détail. Ici encore c'est une
question de degré, et l'on ne tarderait pas à constater que nous
avons alTaire non pas à une reproduction servile des modèles gréco-
bouddhiques, mais à une adaptation proprement javanaise de
l'adaptation indienne de l'art gandhàrien. Du Gandhâra la nouvelle
école lient les trois quarts de son répertoire et les procédés essen-
tiels de sa technique. A l'Inde elle doit sans doute, d'après tout ce
que nous avons vu , ce que la critique européenne s'empresserait
d'appeler le manque d'accent des lignes, l'insullisance du détail
anatomique et l'absence d'action dramatique, sans s'arrêter un ins-
tant pour se demander si ce n'est pas notre goût occidental qui est
corrompu par une recherche excessive du mouvement, du muscle
et de l'expression pathétique. Enfin elle aura puisé dans le terroir
de l'Ile le caractère spécial auquel se font reconnaître ses œuvres :
c'est même là l'élément qu'il importerait le plus de définir, à pré-
sent que leur beauté n'est plus sérieusement contestée par per-
sonne. Au futur champion de l'originalité javanaise vont donc
d'avance toutes nos sympathies; et nous ne croyons pas (ju'il soit
exposé à perdre sa peine et son temps. L'art bouddhique gréco-
7(58 CONCLUSIONS.
indien n'est pas sans avoir subi dans l'Iiisnlinde une profonde
transformation : seulement celle-ci est beaucoup moins apparente
qu'en Chine. A ïouen-liouang, à \un-kang, les larges pantalons
et les vastes manches à la chinoise du Bodhisattva et de sa mère
sautent immédiatement aux yeux : à Boro-Boudour, l'analogie
forcée des sommaires costumes de la zone tropicale fait au contraire
passer inaperçues nombre de modifications. Celles-ci n'en méritent
pas moins d'être relevées; et, ce travail achevé, on s'apercevra
que dans la Basse comme dans la Haute-Asie les artistes locaux
ont su accommoder à leur façon la légende figurée du Sauveur qui
leur était venu de l'Inde.
Mais supposons à présent que, se jetant aussitôt dans l'autre
extrême, quelque esthète néerlandais ou quelque Javanais natio-
naliste répudie toute pénétration de l'influence classique, même à
travers l'indienne, dans l'art de Java? Fort des contrastes reconnus
entre les prototypes gandliàricns et leurs insulaires répliques,
n'auia-t-il pas beau jeu à prétendre que leur vague rapport pour-
rait à la rigueur s'expliquer par le fait que les sculpteurs de Boro-
Boudour, comme ceux du Nord-Ouest de l'Inde, ont puisé leur
inspiration dans le canon des Mùla-Sarvàslivàdins'')? A cette autre
forme de dem.i-vérité poussée jusqu'à l'erreur, il ne serait pas dilli-
cile d'opposer des observations péremptoires. Par un phénomène
fort surprenant, quand on songe à l'éloignement océanique du
])a\s et à la date relativement tardive des œuvres (ix- siècle), les
sculpteurs javanais sont, après les sculpteurs gandhàriens, les
meilleurs élèves que les maîtres hellénistiques aient jamais eus
dans l'Orient de l'Asie : du moins il n'en est pas qui aient mieux
conservé l'esprit des ateliers antiques et continué à faire un plus
adroit usage de leurs secrets. Les marques caractéristiques d'in-
fluence, que nous commencions tout à l'heure à déceler dans les
vieilles œuvres indiennes, s'étalent ici en évidence. Décoration
'■' Voir ci-dessus , t. II, \i. (jj 'i-()ii(J, et cf. |)Our Java, li. /:'. F. A'.-O., IX, igog,
p. Ii2-h^.
L'INFLUENCE CLASSIQUE EN EXTRÊME-ORIENT. 7(19
sculpturale uniquement vouée à revêLir la nudité de longues
galeries; dessin essenliellement narratif, poursuivi, il est vrai, à
travers les cadres succossils d'une série de tableaux; inlroduilion
FiG. ÔS9. — Blddua d'Ajint'i. FiG. 5i|0. — Utuuin in- Jipox.
Pig. 58g. — D'après les Painliiigs . . . nf Ajanlà, jd. '/a b [Cave AJ {cf. p. Gi.i, G8a, 707).
Fig. 5go. — Statue de bois du temple de .Seiryu-ji, à Ktjuto. D'après Aoui. (. A.Y, n" iiSB
[ef.p. t;i;8, 6S7. Gg-'i, -jnS. 7«7i.
au milieu des acteurs et des figurants des éléments pittoresques
du paysage, arbres ou fabriques, sans souci de leurs proportions
relatives; emploi constant du raccourci favorisant l'étonnante va-
riété des attitudes, tout enfin, dans le système général de la com-
GANDllÀKl - 11. 'lu
i:nii: ;<atiu.iilk.
770 CO.N'CLUSIONS.
posilioii comme dans les tours de main leclmiques, dénonce chez
ces artistes de l'hrmisplière austral sinon des héritiers directs, du
moins des dépositaires fidèles des traditions, voire des conventions
de notre métier classique. Leur extraordinaire virtuosité se sent
encore plus vivement par contraste avec la facture, archaïsante à
force de maladresse, des sculpteurs qui commençaient vers le
même temps à décorer les monuments de l'autre merveille de la
Basse-Asie, à savoir Angkor. Ignorants du raccourci et de la pers-
pective, incapables de montrer un personnage de trois quarts
comme de représenter ses pieds vus de face , étageant verticalement
les épisodes, les artistes khmèrs arrivent à nous donner, en face
de leurs éternelles batailles terrestres ou navales, l'impression d'un
bas-relief égyptien ou assyrien. En vérité l'on ne sait ce qui doit
surprendre davantage, de rencontrer au Cambodge un cas aussi
caractérisé de régression artistique, ou à Java une si remarquable
conservation des procédés de l'art grec. Il serait fort à souhaiter,
pour que nous arrivions enfin à des solutions définies, qu'un expert
prît le temps d'étudier les questions d'archéologie expérimentale
et comparée , que nous devons nous borner à soulever ici.
En Chine. — Selon toute vraisemblance, les conclusions aux-
quelles nous arrivons pour l'insulinde, trouveront sans difficulté
leur application en Sérinde. Là aussi nous avons affaire, au moins
pour la moitié ouest du pays, à une sorte de colonie indienne, où
un même mouvement d'expansion avait conduit — bien que dans
une direction divergente et, cette fois, par terre — les religions,
les arts et jusqu'aux langues de la péninsule. Aussi bien y recon-
naissons-nous au premier [ilan les principaux agents de cette
influence, le brahmane et le lihiksu (cf. fig. 532-.^3.5 et 536). C'est
seulement quand nous abordons la Chine que nous hésitons à
nouveau sur le parti à prendre. Nous n'oublions pas en effet que
nous sommes en présence de l'autre grande civilisation de l'Extrême-
Orient, ni que celle-ci, ayant un long passé original derrière elle,
i
L'INFLUENCE CLASSIQUE EN EXTRÊME-ORIENT. 771
est par là même animée d'un esprit conservateur et capable de se
murer contre les intluences élrangères. Ajoutez que nous sommes
cetle fois sorti du champ de nos éfudes et de nos voyages. 11 serait
Fu;. 5i)i. -- SpÉcniES d'imagkbie doiiddhique siiniNniENSE , cl. p. 708, 726).
Brilish Muséum. Provenant de Touen-lwuang (collection de Sir Aurel SrEiy).
Cliché (lu Arusée Giiitnct.
donc excessif de nous demander — et, de notre part, outrecuidant
de proposer — des solutions fermes au complexe problème des
relations artistiques entre la Chine ancienne et l'Occident. Mais
peut-être nous sera-t-il permis, en nous inspirant de l'analogie de
/in.
77^ CONCLUSIONS.
l'Inde , d'exposer au moins comment nous paraît se poser la question.
11 sullit d'ailleurs de la poser pour cet autre cf empire du Milieu t.
De même que notre conception de rinlluence classique dans l'Inde
s'est étendue sans elfort à toute la Basse Asie, ce que nous aurons
pu avancer au sujet de la Chine sera également valable en gros
pour la Corée et le Japon.
Par une coïncidence qui vaut d'être remarquée, nous trouvons
aussitôt les critiques partagés en deux camps. Pour les uns l'art
sino-japonais, du moins la peinture O, serait une création de l'in-
lluence bouddhique, donc indienne ou, pour mieux dire, indo-
wrccque. Mais faire ainsi table rase de toutes les œuvres chinoises
antérieures h l'introduction du répertoire gréco-bouddhique, n'est-ce
pas délibérément s'interdire les moyens de rendre compte de la
transformation que, comme nous l'avons vu(-), celui-ci a subie en
Chine ? Car enfin, comment un art indigène inexistant aurait-il pu
modifier l'apport d'une école étrangère? Le néant ne réagit point.
Les autres ne vont assurément pas jusqu'à contester l'existence dans
l'art chinois tt d'éléments gandhàricnsii : mais ils déclarent avec
désinvolture que ces éléments sont tout à fait secondaires et que
la pénétration de l'influence indo-grecque en Chine n'a été qu'un
incident sans portée et sans lendemain. En ce cas comment expli-
quer la rénovation qui se produit à ce même moment dans l'art sec
et stylisé des vieux sépulcres du Chan-toung? Un autre canon de
la figure humaine, un sens nouveau des draperies, l'emploi du
haut-relief, la présentation des personnages de trois quarts W,
aucun de ces traits n'est secondaire, et leur introduction simultanée
équivaut à une révolution. Comparez, pour vous en convaincre,
dans l'album de Éd. Chavannes, les dalles funéraires de Wou
'■' \V. Anberson, Descriptive ami liis- '' 11 y aurait déjà toutefois des criac-
lorical Catalogue of a Collection oj Jap/i- courcisji sur les dalles du Clian-touDg
îiese and Chinese Pninlings in tlie lirilisli (cf. A. dei.la Setta, Geiiesi detlo scorcio,
Mtiseum (Londres, i886). p. 5-6) : mais ce problème concerne les
'■' Cf. t. Il, p. ()()9 et suiv. sinologues.
L'INFLUENCE r,L\SSIQUE EN EXTRÊME-ORIENT. 773
Leang-Tseu, aux sculptures si fouillées de Yun-kaiif; : ou, plus
simplement, reportez-vous à notre figure 5^2. Sur cette stèle,
exposée pour la première fois au Musée Cernuschi pendant l'été
de 1913 et, depuis lors, transportée au musée de Boston , vous sur-
prendrez côte à côte les procédés caractéristiques des deux écoles :
en bas des donateurs traités dans le style des Han, en haut des
icônes exécutées avec la technique gandhârienneC). Le contraste
est parlant : que dit-il ? — Il dit que c'est du jour où ils out com-
mencé à l'cproduire les modèles gréco-bouddliiques transmis par
la Sérinde que les vieux graveurs sur pierre de la Chine se sont
véritablement transformés en sculpteurs.
Si donc l'on nous demande à présent qui a raison et qui a tort
de celui qui exagère ou de celui qui répudie l'action médiate de
notre art classique sur celui de la Chine, nous répondrons qu'ils
ont à la fois tort et raison tous les deux. Le point délicat de ces
questions d'originalité et d'influence gît justement dans la difficulté
de faire à chacune sa part. Les partisans de l'une ou de l'autre
semblent croire tout perdu dès qu'il faut faire la moindre concession
à leurs adversaires. C'est étrangement jnéconnaître le fait que les
deux choses peuvent fort bien se combiner. A ces stériles débats
il serait avantageux de substituer une bonne fois la seule procédure
vraiment intéressante et féconde, celle des justes délimitations.
Ici encore l'estimation définitive du rôle joué par l'école indo-
grecque dépendra de l'idée qu'il convient de se former de la vieille
école chinoise. Nous ne demandons pas mieux que de faire la part
belle à celle-ci'^'; et c'est ainsi que la [)osition de la Chine par
rapport à l'influence hellénistique nous apparaît comme une sorte
de moyen ferme entre les deux cas opposés, mais également fami-
liers pour nous, de l'Italie et de rEgy|)te. Dans ce dernier ]iays
l'art indigène était si ancien, son œuvre si considérable, sa tradition
si ancrée que les Grecs ne purent à vrai dire l'entamer : il se refusa
'"' Cf. V. fioLoiiBEW, Notes sur quelques sculptures rlii)wises. dans Oslnsiulisclie Zeit-
sclmft. II, .H, p. 336. — '-' Cf. ci-dessus, I. Il, ]) r).58-(;(io.
77'i CONCI,IiSl()\S.
toujours, par exemple, h a|)|)ri'ii(lrc d'eux le secret du raccourci
et coiilimia impavidemonl, sons les Ptolémées connue sous les
empereurs romains, à présenter ses personnages avec la tête et
les jambes de profil, l'œil et les épaules de l'ace. Au contraire,
la conquête artistique de Rome |)ar les Grecs fut si complète qu'on
a pu se demander s'il valait la ])eine de créer le terme spécial de
gréco-romain pour désigner les œuvres hellénistiques exécutées en
Italie. Nous serions bien surpris si, à mesure que l'on pénétrera
mieux dans l'intelligence de l'ancien art chinois, on ne le situe pas
à égale distance de ces deux extrêmes. D'une part il avait déjà
développé, notamment en peinture''', des caractéristiques qui le
suivront dans toute son évolution; mais d'autre part il est visible
que notre art classique, à travers l'iconographie bouddhique, a
complètement renouvelé sa technique sculpturale.
Peut-être est-ce une illusion de notre part : mais — saul'que nous
possédons, du moins dans les vieux bronzes, des spécimens d'un
art purement chinois — les choses nous semblent en somme s'être
passées à peu près comme dans l'Inde. Faut-il pousser plus loin
encore l'analogie et imaginer en Chine, avant la période d'inlluence
gandhârienne, une période diulluence gréco-iranienne'-)? Celle-ci
aurait pu s'ouvrir dès les premières relations établies par l'aven-
tureux voyage de Tcbang-k'ieu en Baclriane dans le dernier tiers
du u'^ siècle; et rien n'est théoriquement plus vraisemblable,
ainsi que nous avons eu occasion de le dire, que la pénétration
directe, le long de la grand' route commerciale, d'objets d'art
industriel ou de motifs décoratifs empruntés à l'Orient hellénisé'''.
Pourtant — on nous permettra d'insister sur ce point — c'est seu-
lement après la propagation des ]irototypes gréco-bouddhiques à
'■' li peut êti'e inkîrcssant de raiipoler <") F. IIiutii. UImt fvemden Einjliisse in
à ce propos la résistance que les Gliinois der Cliinc^iisclicn Kiiiist, p. i: et cf. ci-
opposèrent au xvii' siècle à l'iatroduction dessus. 1. Il, p. 5oo et 7/15.
du clair-oliscur et des autres procédés ''' Cf. ci-dessus, t. II, p. 034-035.
européens (cf Paléologue, L'Arl chinois, — On sait que des vases à décor iranien
p. 28g et suiv.). sont encore conservés au Japon.
LIM'LliENGE Cl, ASSIQUE lv\ EXTli !■ ME-ORI !• NT. 77r,
travers la Scrinde et leur inlroduclion du bassia du Tai'im dans
ceux du Hoano-ho et du Yang-tsé, que s'est produite la brusque
transformation artistique ci-dessus décrite. Tandis qu'à l'actit de
l'importation directe de la Bactriane et de la Partliie, on ne voit
guère à signaler que l'exemple, aujourd'hui contesté, des décors
(le miroirs ('), c'est à présent tout un peuple de statues (|ui soi't du
.-^HBSPT::^
FlG. yya. — liuDDll.l tenant vue STATUETTE DU BuDDllA [1 ] (ff. [1. 72()).
Victoria and Albert Muséum, Bombay. Provenant de Mir Jan. llaiilciir: o i». ';o.
rocher, toute une forêt de st(Mcs en style nouveau qui se dresse.
Et ainsi il apparaît bien que l'inOuence classique indirectement
apportée de l'Inde a été infiniment plus forte et plus efficace que
celle qui filtrait directement à travers l'Iran. De ce phénomène,
à première vue inattendu, les raisons se découvrent aisément.
C'est d'abord , il va de soi, (pie le répertoire gandhàrien profilait
de tout le prestige du Bouddhisme et de la place considérable que
'" CeUe ornemenlalion ii';iiiiail péné- d'après Al. Knipiu Takaicik, Aiicicnt
li'ô en Chine qu'à l'époque des T'ang, Cliiursr liroii:c Mirrors.
77(; CONCLLSIONS.
celui-ci lint un instant à !a cour et dans la société cliinoises. Mais
c'est aussi parce qu'au Gamlliàra — ne craignons pas de le répéter
une fois de plus, car tel est bien décidément le rôle essentiel de son
école — la tradition classique avait été déjà accommodée aux goûts
esthétiques en même temps qu'aux besoins religieux des populations
asiatiques. Entre la civilisation d'Anlioche ou d'Alexandrie et celle
de Ta-tong-fou ou de Ho-nan-fou, l'écart était trop grand pour
que de simples rapports commerciaux pussent jamais exercer une
action vraiment protonde sur leurs arts respectifs. Tout se serait
vraisendjlalilement borné, pour l'amusement des curieux, à quel-
ques transferts d'images ou d'objets d'art, à quelques emprunts de
décors, peut-être à quelques pasticbes — en somme aux manifes-
tations fort superficielles que nous avons vu de nos jours l'impor-
tation des estampes japonaises provoquer chez nos amateurs ou
nos artistes européens. Pour que l'inlluence classique ait pu à un
moment donné transformer l'art héréditaire de la vieille Chine,
révolutionner sa glyptique, ouvrir de nouveaux horizons à sa pein-
ture, il fallait que ce lût le don de joyeux avènement des dieux
ci'éés par l'école du Gandhâra à l'imitation do ceux de l'Olympe.
Influence de pure forme, dira-t-on. — Peut-èlre : mais il faudrait
être aussi volontairement aveugle pour se refuser à lui laire sa
[)aii que pour en exagérer l'importance. Qu'on la restreigne tant
(|u'on pourra, nous serons le premier à y applaudir, pourvu qu'on
l'admette.
Le mécanisme de l'im-luence. — Ainsi nous n'hésitons pas, dans
notre rechercbe impartiale de la vérité, à nous jeter entre les deux
paitis extrémistes, au risque de recevoir des horions de chaque côté.
11 nous reste à faire encore un effort pour n'être dupes des mots
que dans la mesure inévitable où ils nous trompent. Demandons-
nous comment nous devons concevoir la nature et le mode d'action
de cette « influence n, sorte de talisman magique dont le nom
revient sans cesse sous notre plume. Ici encore nous nous heurtons
J
L'INFLUENCE CLASSIQUE EN EXTRÊME-ORIENT. 777
à deux théories en apparence irréconciliables. Les uns en parlent
comme d'une sorte de contagion qui se propagerait apparemment
toute seule : mais les épidémies mêmes ont à présent dans les
microbes des agents de transmission. D'autres critiques, au con-
traire, ne tiendraient compte que des déplacements attestés d'ar-
"f^^w^frj^^-çwf
FiG. Ôgii. l-lllll<l i.lUi.n CIlIlliTlKN. FlC. 3y'l. BlDDIIA UlllitO-BOtlDDaïQUE. J
Fig. 5çj3. — Fragment d'un sarcnjiliage d'Asie Mineure, d'après SrRZYGOifSKi ,
Orient odcr Rom, pt. 11.
Fig. 5gi. — Musée lie Ltthnre. Prov. de Sliùli-hi-Dlim(? j. H. : o m. Ijo
(cf. fig. '^5.'/ h et p. 73y,-j.sh).
tistes en renom. Nous craignons que, cette l'ois encore, la vérité
ne soit dans l'entre-deux. M. Hirtli, par exemple, et à sa suite
M. GriJnwedel inclineraient à fonder sur la tète du seid 1-song qui,
d'origine kliotanai.-e, iuirail Henri au vu'' siècle à la cour impériale
de Si-ngan-fou, l'introduction des ff éléments indo-bactriensTi non
778 CONCLUSIONS.
seulement en Chine, mais en Corée et au Japon O. Des textes
précis leur donnent sans cloute raison, du moins en partie : mais
n'est-il pas encore plus vrai de dire que l'école sino-bouddliique,
d'ailleurs bien antérieure à I-siJng, est le prolongement de l'école
sérindienne? Nous avions jadis attribué, de façon assez plausible,
l'expansion de l'art classique jusqu'au Gandhâra aux pérégrinations
de ces Grœculi qui promeuaient leurs talents à travers le monde
antique. La thèse est insoutenable, nous fait observer M. délia Selta;
pour lui rr l'art du Gandhâra n'est que l'ultime provignement de
l'école gréco-orientale qui avait déjà introduit ses moyens repré-
sentatifs en Perse n ; et sans doute il na pas tort. On dit à bon droit
qu'une hirondelle ne fait pas le printemps ; mais cent hirondelles
ne le feraient pas davantage si d'ailleurs il n'arrivait sur leurs ailes.
De même un ai'tiste ou un atelier isolé ne pourrait rien'-, s'il
n'était porté par un de ces larges mouvements sociaux qui mènent
ceux-là mêmes qui se prennent pour leurs meneurs. Dans le fdet
troué où l'histoire s'évertue à emprisonner la multitude grouillante
des faits, il ne faut certes pas négliger le menu fretin des noms
individuels et des cas particuliers, et c'est pourquoi nous nous
sommes fait plus haut un devoir de les recueillir; mais nous ne
devons pas non plus oublier l'action profonde des courants collectifs
qui gouvernent les événements. Ainsi seulement nous pourrons
arriver à nous expliquer bien des choses. C'est d'abord la lenteur
avec laquelle les influences artistiques se propagent. Pour ne
reprendre que le plus proche exemple ''', s'il siiflisait de quelques
modèles ou de quelques artistes, l'art bouddiii(pie chinois daterait
des Han et non des Wei, de la fin du i" et non du connnenceinent
du V® siècle de notre ère. Non seulement il y faut du temps, mais
'■' HiiiTn, Ùhrr fr. Eiiijl. iii d. Chili. f[ne<!. de Rubrouck reuconlra k tu coin-
Kunst, p. i('); cf. Èuddliist Arl in Iiidiii , du Grand Ktian, ail ou la moindre in-
p. 168. Iluence sur le di'vetop|ipment de l'arl
'''' En quoi voyons-nous par exemple industriel de l'Extrême-Orient?
que Maître Bouclier, l'orfèvre parisien ^'' Voir t. II, p. 6G0 et cf p. '12IJ.
L'ÉCOLE DU ('.ANDH\R\ ET L'ART CLASSIQUE. 779
encore de la continuité, comme dans toutes les opérations de la
nature. C'est de proche en proche, faisant pour ainsi dire tache
d'huile, que gagne peu à peu tt l'influence n. Ne venons-nous pas
delà suivre pas à pas de Sérinde en Chine, de Chine en Corée, de
Corée au Japon? A force de voir se répéter le même phénomène,
nous comprenons mieux pourquoi nous avons dû signaler à chaque
étape des modifications nouvelles. Celles-ci tiennent pour une
bonne part aux propagateurs eux-mêmes, et pour le reste au
milieu nouveau. Nous avons tout lieu de croire que ce sont des
maîtres hellénistiques, venus de Bactriane, qui ont fondé à la
demande des donateurs indiens l'école gréco-bouddhi(pie du Gan-
dhàra, tandis que ce sont surtout des maîtres indiens (|ui ont
d'abord travaillé en Sérinde, puis des maîtres sérindiens en Chine,
des maîtres chinois en Corée, des maîtres coréens au Japon.
§ 111. L'Ecole du Gandhàra et l'art classique.
Rapports avec l'art païen. — Ainsi, qu'on la juge bonne ou
mauvaise, c'est toujours la même semence que le vent d'Ouest a
peu à peu portée jusqu'aux bornes du vieux monde. Et certes, sur
chaque nouveau terrain de culture, elle a donné naissance à des
variétés de plus en plus éloignées du type originel : mais le fait
n'en garde pas moins son intérêt pour l'histoire générale de la civi-
lisation. La teinte lentement dégradée dont nous couvrions tout à
l'heure la carte de l'Inde, c'est d'un pinceau sans hésitation que
nous retendrions maintenant, de ])lus en plus pâlissante, sur celle
de tout l'Extrême-Orient jusqu'aux premières îles. Et si nous nous
retournons à présent vers l'Occident de l'Inde, de pays en pays les
historiens de l'art seront d'accord avec nous pour noter, presque
dans les mêmes termes, la répétition quasi obligée des mêmes
phénomènes. De cette école irano-grecqiie, malheureusement si
mal connue, qui sans doute se développa sous les Séleucides et oh
M. A. délia Setta nous montrait à la fois la voisine immédiate et la
780 COMIM SIONS.
plus proche parente de l'école indo-grecque, que nous dit-il? —
Qu'aelle avait dû, à s'éloigner du pur centre classique, faire un
premier apprentissage de l'application de sa forme à des con-
tenus nouveaux, et satisfaire par suite aux goûts et aux exigences
de nouveaux peuples i\ Et qu'écrit de son côté M. de Vogiic sur l'art
de la Syrie, sinon tt qu'il est le produit de la traduction des ensei-
gnements grecs par des artistes orientaux t^'n? En somme c'est
toujours le même problème qui s'est posé, à Taxila comme à Peu-
kélaôtis, à Ecbatane comme à Gtésiphon ou Séleucie, à Palmyre
comme à Pétra ou à Baalbeck. . . Mais déjà, par cette chaîne de
villes nous sommes parvenus aux sources mêmes du courant que
nous avons au s'épandre jusqu'au Pacifique, et à ces sources aussi
nous pouvons donner des noms de cités, Pergame ou Ephèse,
Antioche ou Alexandrie. Sera-t-il un jour possible pour les archéo-
logues, quand le cours du grand lleuve classique sera mieux ex-
ploré dans la traversée du désert de Syrie et de l'Iran, de suivre
jusqu'aux régions limitrophes de l'Inde et de la Sérinde l'apport
particulier des divers aflluenls de tête? Ce serait beaucoup de-
mander, si l'on se rappelle le caractère cosmopolite qu'avait d'avance
pris l'art gréco-romain. Mais déjà deux points nous apparaissent
clairement. Tout d'abord le secret de ce qu'il subsiste d'obscur
dans la transmission de l'influence classique jusqu'au Gandhàra
ne pourra nous être livré que par une connaissance plus appro-
fondie de l'archéologie de l'Asie antérieure pendant les siècles
qui ont suivi la fondation de Séleucie (3oG av. .l.-C). En second
lieu nous n'avons pas à chercher le point de départ de ladite in-
fluence au delà de ce que nous appelons en Europe l'Orient
hellénisé.
Ainsi donc nous placerions la ligne idéale de faîte, qui borne
au couchant l'horizon gandhârien, en deçà de l'Europe, mais aux
limites occidentales de l'Asie. 11 va de soi que, les causes générales
''* Syrie centrale, p. 38.
L'ÉCOLK DU (;\.M)ll\l{\ ET L'ART CLVSSIQUE. 781
restant les mêmes, il existe [)liis duiieanalojjie entre les effets pro-
duits par l'influence lioliénisti(|ue sur l'un et l'autre versant de ce
partage des arts. Pour aller du premier coup jusqu'aux bords de
Fie. Ôo"). Le couple TUTlil-UUE CHEZ LES JaINAS (of. p. loi, 'jitll).
Musée de Lakhiiim. Prm^enanl de Sahet-Mahet (Çrdvasti). Hauteur: o m. 7a.
l'autre Océan, que vojons-nous reparaître en feuilletant les recueils
gallo-romains ou en visitant les collections d'Arles ou de Trêves?
Encore et toujours des acanthes et des rosaces, des guirlandes et
des amours, des griiïons et des tritons. Parfois se rencontrent des
782
CONCLUSIONS.
rapprochements plus pn'cis : dans la main droite d'un Neptune
HjTuré sur un sarcopliaive d'Arles, aujourd'hui au Louvre, repose,
par exemple, le même dauphin que dans celle des dieux marins
de notre figure i^GC. Ou bien nous relevons des correspondances
plus significatives encore, telles celles que présentent de part et
d'autre les couples de divinités tutélaires (cf. fig. 382-889 t'tfig. 597-
098). Jamais peut-être meilleure occasion ne nous sera donnée de
constater comment, en Gaule et dans l'Inde, les mêmes idées ont
été traduites (ou, plus exactement, les mêmes besoins religieux
satisfaits) par les mêmes expressions artistiques. Mais apparemment
personne n'ira imaginer d'influence directe entre le Gandiiàra et le
pays des Éduens : et ainsi nous voyons à la fois combien sont jus-
tifiées ces comparaisons à longue portée, et le peu de valeur
historique qu'il convient de leur attribuer. 11 ne s'agit après tout
que d'un lointain cousinage. La souche commune doit être cher-
chée sinon à égale distance des deux branches, du moins dans leur
intervalle. Entre les Gaules et la Grèce européenne s'interposait
seulement fltalie, comme la région indo-iranienne entre la Grèce
asiatique et la Chine : et si l'on voulait pousser jusqu'au bout le
petit jeu des analogies, on pourrait à ce point de vue en découvrir
une de plus entre la Grande-Bretagne et le Japon. On ne s'éton-
nera pas d'ailleurs que l'influence classique soit infiniment moins
marquée dans l'art des îles nipponnes que dans celui de la soi-
disant te lointaine Thulèn. Ce n'est pas seulement que, pour par-
venir au Pacifique, elle avait dû traverser l'épaisseur singulièrement
plus considérable du continent asiatique : c'est encore qu'elle avait
dû filtrer à travers un écran beaucoup moins perméable que les
rudiments de notre culture celticjue, à savoir la civilisation chinoise.
'"' Rappellerons-nous encore le pagne
(le l'euilles ou irécailles des centaures et
(les tritons (cf. t. 1, p. 211-212,9/1/1,
aSa"), les images de la Terre vue à nii-
coips (cf. t. 1, p. 898 et /107), les per-
sonnages chevauchant supportés par des
allantes qui soutiennent lavant-corps
du clieval {i\g. i83; cf. ///. Fûhrcr durrli
lias Provinzial Muséum in Trier, p. 52-
53), etc.?
L'ÉCOLE DU GANDHÀRA ET L'ART CLASSIQUE. TS-'Î
Rappouts avec l'art chrétien. — Elle a filtré pourtant : le fuit
est à présent roconnii de part et (l'antre. C'est bien au fond la
même inllueiice classi(jue qui a inlroduit dans les îles du Parifnine
■i t
^Kl^.P'^
Kin. .")((6. — Stati:e du .liSA, À MatbuuÀ (cf. [)■ "ô'i).
^lll!<l■l■ ilf l,iil,liii{iii. Prnmianl île Kahkâli Tilii. Ilitutriir : o m. yâ.
comme dans celles de l'Atlantique ce qu'il est convenu d'appeler
le rr grand artii, c'est-à-dire la réalisation de la beauté dans la
représentation de la lignre humaine. De ce fait la preuve la plus
évidente nous a été fournie par un simple rapprochement entre
les plus anciennes images du Christ et du Bu<ldlia (fig. Bg.S-Sgi).
78/» CONCLUSIONS.
On ne saurait trop insister sur le point que les unes et les autres
ont été dès l'ai^ord revêtues de [hiintilion ou pallium, selon qu'on
prélère désigner de son nom grec ou romain le vêtement classique
par excellence : et peut-être même le souvenir en subsiste-t-il plus
clairement dans les draperies des icônes de Nara que dans celles
du tfBeau Dieu a d'Amiens. Par ailleurs, en face du crâne bientôt
tondu, encore que jamais rasé, du Moine-Dieu, le Fils de l'Homme
a toujours gardé la longue chevelure flottante, laïque apanage des
Bodliisattvas : assez tard seulement l'influence orientale a caché
le bas de son visage sous la barbe des philosophes grecs et des
brahmanes indiens — la même que porte aussi la plus belle statue
connue de l'ascète Gautama (fig. ^Sg). Ainsi, rien que la manière
dont ils ont résolu le problème de la représentation du Maître donne
déjà à penser ce que tend à démontrer tout le progrès des recher-
ches, à savoir que l'art chrétien est, au même titre que l'art boud-
dhique, un rameau de l'art gréco-oriental'''. Les suivrons-nous
à présent dans la façon dont tous deux s'attaquent à la tache com-
mune de figurer la biographie de leur fondateur et rappellerons-
nous comment les épisodes s'organisent départ et d'autre en cycles
qui se correspondent, cycle de l'enfance, cycle de la vie publique,
cycle ici de la Passion et là du Pan-nirvana? Serons-nous un jour
assurés que tous deux, cédant à la mode du temps, ont d'abord
représenté leur héros idéal en action dans les bas-reliefs, avant de
l'en détacher pour l'olfrir sous forme d'image isolée à l'adoration
des fidèles ("-)? Devrons-nous dès lors comparer, comme marquant
une sorte de stage intermédiaire entre les scènes figurées et les
icônes, les groupes du Clirist entre les deux grands apôtres ou deux
anges avec ceux du Buddha entre deux deva ou Bodhisattvas ou les
deux principaux disciples?. . . Nous en a\ons déjà dit assez pour
'■' 11 suffit de renvoyer ici le lecteur ''^ Cf. ci-dessus, t. Il, p. 338 et
curieux de ces questions aux beaux tra- suiv. Peut-être aussi tous deux ont-ils
vaux de M. Strzvgowski, OWenîof/eriîoHi,- coinniencé par la peinture (cf. ibid.,
Klein Asie)!, etc. p. '109).
i;ÉCUI.h DU (;ANJ)11ÀI!\ et L'AHT CLASSIQIiE. 785
le dénionli-er : jamais la question du sujet à traiter ne s'est posée
devant l'ait gréco-asiatique en termes plus pareils, ni traduite par
plus d'analogies d'ensemble ou de détail dans le ré|)ertoire, que
le jour où il s'est trouvé aux prises avec la tache de renouveler ou
de créer l'iconographie du Bouddhisme et du (Christianisme.
^^ iSSC^^ie£^^^
Fifi. 597. — Le Couple lUTÉr.AiiiE es (jaule (^cI. p. i-'i'i ,17/1, 766, 782).
Musée de Dijon. Provenant de Monl-Auxois. Hauteur: 0 m. !i(j.
N° 23^7 «lu lîentcil général de M. E. EspÉHi>DlEL'.
Un autre point n'est pas moins sûr : grâce pour moitié à la do-
cilité servile des imagiers postérieurs, pour moitié au pieux désir
des donateurs de revoir toujours les légendes ou les figures telles
qu'ils les ont d'abord vues — ainsi que les enfants aiment à en-
tendre toujours le même conte conté de la même façon, — jamais
formules n'ont fait preuve d'une fixité plus grande. Aussi avons-
nous déjà enti'ovu ((ue le parallélisme se poursuit fort longtemps
I. VSUU.UIA. - 11. So
786 CONCLUSIONS.
entre les destinées des deux ;iits ie]i<;ieiix du moyen âge (car, en
ne le comptant p;is h ce point de vue, nous ne croyons pas faire
tort à l'art musulman). Tout comme nous avons dû faire plus haut
à propos des œuvres bouddhiques des Guptas et des T'ang, on a
pu également considérer que la loi de l'évolution de notie style
roman et gothique résidait dans l'élimination progressive des
éléments antiques qu'il contenait originairement O. Seulement le
phénomène s'est produit plus vite, ainsi qu'on pouvait s'y attendre,
en Asie. Il ne faut pas oublier eu etfet que le Bouddhisme était de
cinq siècles plus vieux que le Christianisme; et, cette avance histo-
rique, il semble l'avoir toujours conservée. Cinq ou six siècles avant,
il a eu dans Açoka son Constantin, dans Kaniska son Clovis, dans
Harsa Çilâditya son Saint-Louis; et de même qu'il a connu plus tôt
avec les Çakas et les Yue-tche les invasions des barbares, plus
précoce aussi a été son développement médiéval. On dirait en
vérité que l'art hellénislique s'est plus rapidement décomoosé sous
l'ardent soleil de l'Orient; et volontiers nous reprendrions au
compte de l'arrliéologie la curieuse remarque récemment faite sur
les langues découvertes dans les mêmes régions et qui témoignent,
elles aussi, d'un état de désintégration plus avancé que leurs ana-
logues d'Europe (-). On conçoit dès lors que le même épanouis-
sement d'art nouveau ([ui illustra notre xni'' siècle se soit produit
dans l'Inde dès le v-, puis deux, trois, quatre siècles plus lard en
Chine, au .lapon, à Java. Si l'on va au fond des choses, les bas-
reliefs et les statues de Boro-Boudour, de Nara, du Long-men ou
de Bénarès ne sont qu'une interprétation nouvelle des modèles
gréco-bouddhiques, en somme fort pareille à celle que les icônes
et les retables de nos cathédrales donnaient des vieux sarcophages
gréco-chrétiens. Eu peinture, partout où celle-ci s'est conservée,
les mêmes analogies se répètent : en travestissant selon leurs
''' Cf. Sal. Reinacu, Apolln, p. 107. du Mois. 10 août 1912, p. 189 et i5o).
''' A. Meillet, Les nouvelles langues — De même la ligure 696 est sûrement
indo-européennes en Asie Centrale (Revue aniérieiii'e à la figure ôgS.
J
L'ÉCOLE DU (;\M)IL\1',\ LT L'VUT CLASSIQUE. 787
inodes nationales les tableanx byzantins de la vie du Christ, les
primitifs llamands n'ont l'ait qu'user de la liberté déjà prise par
les peintres d'Extrême-Orient, quand ils costumaient à la chinoise
les représentations sérindiennes de la biographie du Buddha. De
([uelque côté qu'on se tourne, la correspondance des dévelop-
pements postérieurs nous ramène toujours, de fd en aiguille, à la
communauté originelle des sources. Gomment explif[uer autrement
que nous avons vu surgir aux deux extrémités du vieux monde des
images présentant une ressemblance si caractérisée? Car enfin,
nous ne rêvons pas tout éveillés, et nous avons bien reconnu, par
exenqjle, sur la tète de la tf Mère des Démons n (fig. 53o, 588, 5^6),
([u'elle soit sérindieune, chinoise ou japonaise, le voile que, de
leur côté, les artistes gréco-syriens, coptes et romans imposèrent
au Iront virginal de la aMère de Dieun (cf. fig. 5f)() et Goo).
l'cnt-on allei' plus loin et imaginer en un sens quelconque,
entre les arts bouddliique et chrétien, des actions et réactions
réciproques? Le contact historiquement attesté des deux religions
rend le fait possible : toutefois, pas plus en ce qui touche l'imagerie
que la littérature 0. nous n'apercevons rien de décisif sur ce point.
Nous irions justju'à dire que toutes les hypothèses avancées sur
les rapports du Bouddhisme et du Christianisme nous paraissent
d'avance indémontrables : et si l'on nous demande pourquoi nous
les jugeons telles, nous rappellerons simplement la dualité d'ori-
gine, à la fois hellénistique et asiatique, eu un mot gréco-orientale,
des images comme des doctrines chrétiennes. Pour ne parler que
de l'art, si l'hellénisme y est représenté avant tout par la l'orme,
l'Orient l'est par le fond même des choses : comment h; vin nou-
veau qu'il a versé dans l'amphore antique n'aurait-il pas fini par
teinter le contenant? Dès lors nous n'avons jilus besoin d'imaginer
aucune influence directe pour expliquer, pai- exemple, que nous
trouvions dans les plus vieux sanctuaires chrétiens d'Italie des
'"' Cf. ci-dessus, t. II. p. ."iiJ'i-ôGG.
788 CONGLUSIUNS.
procédés et des tours d'imagination complètement étrangers à la
méthode classique et que l'élude dos slùpa de l'Inde nous a au
contraire rendus familiers. Assurément on demeure stupéfait de
rencontrer à Ravenne(^) comme à Barhut et à Sânclii, pour indi-
quer une divine présence, des trônes vides surmontés ici de l'arbre
de la Bodhi, là de celui de la croix; qui prétendra cependant qu'un
vieux bas-relief indien antérieur à notre ère ait suggéré une mo-
saïque italienne du v'' siècle ?I1 en est de même des autres analogies,
pour incontestables qu'elles soient. Qui a pénétré le sens secret du
nandi-pàda ou de la roue bouddhique et deviné le Bodhisattva
sous les espèces d'un petit éléphant, se sent en pays connu devant
l'ancre ou le navire, la colombe ou l'agneau des catacombes de
Rome. Que rien ne soit plus indien que cet emploi intensif des
symboles, ce n'est pas nous qui le contesterons; mais il n'est pas
uniquement indien. Il est commun à tout l'Orient des gnostiques,
il a pénétré à Rome avec toutes ces sectes, cultes ou mystères ori-
ginaires d'Egypte, de Perse ou de Syrie, parmi lesquels le Chris-
tianisme devait finir par l'emporter'"-). Ainsi en va-t-il encore dans
la suite; car le parallélisme des deux arts, dont nous nous bornions
tout à l'heure à esquisser quehjues aspects extérieurs, paraît se
poursuivre dans l'évolution de leur idéal le plus intime. Après
l'école symbolique, nous découvrons encore à Rome ou à Constan-
tinople, comme au Gandhâra, une école quasi historique, abor-
dant des scènes et des types d'un caractère franchement biogra-
phique et naturaliste. Mais bientôt l'art chrétien comme l'art
bouddhique se lassent de l'antique réalisme et s'embarquent dans
l'entreprise de représenter le sublime. Les voici maintenant qui
''' Dans le baptistère des orthodoxes posaient à i'arl chrétien primitif son
(vers hho) et celui des Arieus (vers caractère allégorique. Mais il n'échappera
020). pas au lecteur que le Bouddhisme aussi
'^' Bien entendu il faut également fut d'abord logé à la même enseigne, et
tenir compte des raisons spéciales qui, dut également commencer par utiliser
comme l'emploi qu'il dut Aiire à l'origine un répertoire décoratif qui n'avait pas été
de praticiens et de inotils païens, ini- créé pour lui.
L'ÉCUME DU GANDHVUV ET L'AUT CLASSIOCK. 789
grossissent, détachent, exaltent, la personne enseignante ou triom-
phante ou nionranle du Christ-Uoi et du Moine-Dieu, s'adonnent
à la composition de paradis transcendantaux, et, dans un élan de
mystique ferveur, s'efforcent de ligurer des âmes. Cette fois encore
notre conclusion sera forcément la même. Qu'un idéalisme pareil
iiispiie tels vitraux de nos églises de France on telles fresques de
Ménie iniispf ri mt'nn; provf'imncc que pour te iirn-i-dfiil. Ufiiili'iir
.N" ;?3/i8 du Bcruril frêncral do M. V.. l'isri'jsAMMKr.
: o m. -*0.
l'école omhrienne et telles peintures sur soie de la tlliiiic ou du
Japon, le fait est vérifiable et constant. Nul, apparemment, ne se
risquera à parler d'imitation consciente; mais, en revanche, toute
cette chaîne d'analogies que nous venons de dérouler force à ad-
mettre que ces lointaines correspondances ne sont nullement
chimériques et deviennent beaucoup moins mystérieuses (ju
n'aurait d'abord pensé.
on
790 CONCLUSIONS.
Orient et Occident. — Ainsi se déjjagent ou tendent n se défrager
peu à peu devant nos regards les conclusions les plus générales
auxquelles nos documents puissent naturellement nous conduire.
La découverte toute récente de l'unité foncière de Tart bouddhique
de l'Asie — ne venons-nous pas de la voir se faire sous nos yeux
au cours des quinze dernières années? — a pour corrélative, ne
l'oublions pas, lunilé déjà l'cconnue de l'art européen. Or, ce qui
nous apparaît aujourd'hui de [)!us en plus clairement, c'est (pi'ils
onl tous deux une commune origine. Dans le monde antique
aux environs de notre èi'e, il y avait, comme chacun sait, une
langue commune, grec plus ou moins estropié, que les gens
parlaient ou comprenaient partout, de Gadès à Séleucie — peut-
èlre même, un temps, jusqu'à Taxile; et cette langue qui répondait
à tout, aux besoins du commerce comme à ceux de la pensée,
servit notamment en Orient aussi liien à rédiger les Evangiles qu'à
graver en e\ei'|;ue sur les monnaies des Kusanas le nom du Buddha
Çàkya-muni. Ce n'est pas [ont : cette langue avait comme une
sœur jumelle, une sorte de Koîrn) arlislinuc, qui elle aussi était du
grec plus ou moins déformé, mais conservant néanmoins en
tout lieu sa grammaire du dessin et son vocabulaire décoratif; et
comme l'image va toujours plus vite et plus loin que la parole,
cette langue figurée s'est répandue jusque par-delà la parlée. Les
images, tant bouddhiques que chrétiennes, du Sauveur et de la
Madone ne sont après tout que les mots les plus marquants, et qui
attestent aux plus profanes la parenté des plus distantes écoles,
dialectes souvent très défigurés et parfois presque méconnaissables
de l'art grec. Les preuves les plus sures de leurs rapports, les
experts les trouvent dans la structure intime des œuvres plutôt
que dans la ressemblance de certains motifs : et il en résulte que,
pas plus que les linguistes, ils ne se laissent arrêter à des diiïé-
rences purement verbales et extérieures. Scientifiquement parlant,
la diversité des mots ou des sujets n(( compte pas, aussi longtemps
<[u'on les forme ou ([u'ou h's déi i\e selon les mêmes lois. Or nous
i
J
L'I-COLE Dl (iWDililM KT i;\liT CLASSIOUE.
(91
considérons le ftiit coiiinie acquis : ce sont en définitive des péda-
gooues grecs ou hellénisés qui ont d'abord enseigné aux peuples
(le l'Asie comme de l'Europe à conjuguer le verbe • cf Jadore
Kii;. Txjg. — ViEiicE copiii (cf. p. l'ia. 7S7J.
D'après J. E. Qlibbell, Ejccavathiis at Saqqara , II, 1908, pi. XL.
le plus beau des dieu\n. Et la Iciuii que ces peuples oui ainsi
apprise soit directenicnl de i'(>s nmitres, soit de leurs disciples
immédiats, a laissé sur eux une inq)ression si l'orte ([ue jamais
ceux-là mêmes dont le génie était le plus récalcitrant et cpii ont
792 CONCLUSIONS.
le j)lus vite l'éiissi à dégajjcr leur originalité, ne Ifint coiiiplèle-
ment oubliée.
Ce sera demain l'œuvre darcliéologues mieux informés que de
préciser et d'étoirer ces trop vagues et trop schématiques indica-
tions. Ils nous montreront, n'en doutons pas, comment dans
l'Asie antérieure, sur le tronc décadent de l'art hellénistique, se
sont greffés deux vigoureux rejets, l'un qu'on appelle gréco-boud-
dhique, l'autre qu'on pourrait aussi bien appeler gréco-chrétien;
comment, tandis que celui-ci se divisait en diverses branches,
copte, syrienne, byzantine, celui-là a également donné naissance
à diverses écoles, à Bactres, au (îandliàra, à Mathurà; comment
enfin, tandis que l'un, par lltalie. a conquis toute l'Europe,
l'autre, par l'Inde et la Séi'inde, a envahi toute l'ExIrcme-Asie.
Mais déjà nous pouvons revendiquer plus d'un droit, dont d'ailleurs
nous ne nous sommes pas fait faute d'user au cours de notre
étude. C'est d'abord celui d'associer intimement l'évolution de
l'école du GandhAra aux dernières vicissitudes de l'art classique,
ainsi que dans un corps homogène les pulsations du cœur reten-
tissent aux extrémités. C'est ensuite celui d'élargir de l'un à l'autre
Océan le champ des comparaisons légitimes, et de rapprocher, le
cas échéant, non seulement les bas-reliefs de Lahore de ceux du
Latran, mais les stèles d'Amarâvatî et de Bénarès des sarcophages
et des ivoires du Bas-Empire, ou encore les peintures des grottes
d'Ajantâ ou de Toueii-houang des mosaïques de Ravenne ou de
Constantinople en passant par les fresques des églises souterraines
de Cappadoce. Désormais nous nous refusons à nous étonner,
Européens, de rencontrer dans les sanctuaires bouddhiques
de l'Inde tous les dieux marins de la Méditerranée; Indiens, de
retrouver sur la façade d'un tombeau élevé en Grande-Bi'etagne
par un soldat palmyrénien à son épouse, une Catalaunienne,
l'arche trilobée, inscrite dans un fronton, des temples du kaçmîr;
Chinois, de reconnaître devant tel sarcophage romain, dans le
monstre ([u'i avale, puis revoinit .louas, le dragon dont l'art extrême-
L'ÉCOLE DU GANDH ili.V ET L'AItT CLASSIQUE. 793
oriental use et abuse. Enfin, nous n'hésitons plus à surmonter le
sursaut d'incrédulité que d'a])ord nous cause le lait, pourtant
attendu, d'un Agésilas dessinant des reliquaires au Gandliara, ou
d'un Titus décorant les sanctuaires de la Sérinde à l'heure même
où le Syrien Zénodore fondait un grand Mercure de bronze pour
l'.G. GoO. ViEIKiE IIOMANK ( cf. JJ. I 4 :! , 7S7).
Bibliothèque Nalioimh, Manuscrits latins n° loâSS. Muttic inférieure de la plaque it'ii'oire,
le temple dont les ruines subsistent encore au sommet du Puy-
de-Dôme. 11 s'est alors produit, à la faveur de la paix romaine, un
brassage de peuples comparable à celui (jue nous voyons s'opérer
de nos jours, grâce à la facilité et à la rapidité croissantes des com-
munications'^'. Pratiquement le monde antique venait de doubler
d'étendue. A la vérité, les géographes ne s'étaient enfin évadés du
cercle étroit de la Méditerranée que pour imaginer à l'Orient une
''' Cf. ci-Jessu8 , t. II, p. 520 et siiiv., grecques Irouviîes ù Trêves proviennent
58o, n. 1 et 63i. — Signalnni eucure (],. gons d'Asie Mineure (///. l'iihrcr,
le fait curieux que les quatre inscriptions p. /i-i), etc.
79/1 C<)N(]LLSIO.NS.
antre mer fermée. Mais un fait capital n'en subsiste pas moins,
auquel on commence à peine à accorder l'attention qu'il mérite :
l'Inde et même la Chine faisaient dès lors partie inlégiante de ce
qu'on appelait VàiKOviiévrj-
Si l'art, visible et palpable, nous a lonini le commentaire le plus
prompt (le la carte de Ptolémée, il ne faut pas oublier [)ar ailleurs
que les idées aussi voyageaient, en même temps que les formes
décoratives, le long des grandes voies commerciales qui menaient
des colonnes d'Hercule au pays des Sinœ. Certes, nous avons vu,
comme par une sorte de convention tacite, le Christianisme et le
Bouddhisme se tourner le dos et marcher l'un à la conquête de
l'Occident et l'autre de l'Orient : mais il va de soi qu'ils se sont
rencontrés dans la zone indivise de l'Asie antérieure, patrie de cette
gnose ù laquelle tous deux ont à la fois contribué et puisé. Tandis
f[ue l'Église syrienne s'implantait dans l'Inde et que le nestorianisme
suivait dans l'Asie centrale les traces de la Bonne Loi, la théo-
sophie indienne pénétrait de son côté, à la faveur des échanges, non
seulement à Babylone, mais à Alexandrie et jusque dans Home.
Le syncrétisme qui éclate dans l'art existe aussi, non moins fécond
mais plus caché, dans le domaine de la pensée religieuse. Un
jour viendra où nous discernerons mieux ces mouvements d'idées :
mois déjà il semble que nous devions distinguer deux grands
moments. Le courant d influence qui. jusqu'au if siècle de notre
ère, portait à l'Est de toute la hauteur de la science et de l'art
helléniques, commence avec leur déclin, à partir du nf, à osciller,
sinon même à refluer. Bientôt, ([uand avec les invasions des bar-
bares se sera consommé le naufrage de la raison occidentale, ce
sera le tour de l'Inde d'apporter au monde méditerranéen, retombé
en enfance, une pâture à sa convenance dans la sagesse de ses
contes et l'édification de ses légendes. C'est alors que des traduc-
tions pehlvies et syriaques feront entrer tant de fables et de fabliaux
dans notre littérature européenne, et introduiront le Bodhisatlva
sous le nom de Josaphat dans le martyrologe romain : si bien
i;ecoi>e du g\ndh\r\ et i;\rt classique. 795
qu'enriii ou croira liouvei' des traces dinlliience bouddlii(|iic jusque
dans les fresques du Canipo Santo de PiseC. Mais ce contre-
cnurant indien s'est produit trop tardivement pour intéresser
l'objet de notre étude. Si nous le rappelons ici, c'est qu'il a l'avan-
tage de nous conduire jusqu'à la fin du xiv" siècle, c'est-à-dire
à la veille de l'apparition de Vasco de Gama devant Goa, et de la
reprise des relations directes entre l'Europe et les Indes orientales.
Aussi lias que nous descendions, aussi haut que nous |)uissions
remonter, jamais nous ne trouvons trace de l'artificielle muraille
qu'on s'était accoutumé à dresser entre l'Est et l'Ouest de l'ancien
continent. L'Inde, ni même la Chine, n'ont pas attendu les temps
modernes pour entrer dans le courant de la civilisation universelle.
Nous ne saurions souiiaiter pour notre ouvrage de meilleur résultat
que de porter le dernier coup aux préjugés surannés, mais tou-
jours vivaces. qui ont trop longtemps borné le monde ancien à
1 horizon de la Bible et aux limites de l'Empire romain.
Que d'ambition, dira-t-on peut-être, et comme elle se sent bien
des lieux qu'étudie spécialement l'auteur! Ne voilà-t-il pas un petit
Gandbâra qui veut se faire aussi gros que le monde? — Qu'on
nous raille, pourvu c[u'on nous écoute. Nous nous sommes honnê-
tement elforcé de garder une impartialité entière et de ne pas
faire, selon le proverbe indien, comme le tisserand qui tin' toujours
à soi le battant de son métier; ou du moins, si nous avons dé-
formé quel([ue peu la valeur relative des faits, c'est seulement
dans la mesure où il nous a fallu concenti'er la lumière des docu-
ments et l'attention du lecteur sur un sujet et un pays particuliers,
au détriment des autres. Arrivé au terme, nous ne craignons pas
de dire f|u'il serait ditllcile d'exagérer rinq)ortauce du rôle ([ue
le Gandbâra, en vertu de sa situation géograpbi({ue, a joué dans
l'histoire du Jàouddbisme et par suite de la civibsation générab- du
''' Cf. A. Grïnweiiel, Mifllinlogie, sant les splières l'appelle aussi par con-
fig. 2 (où se trouve reproduite la lameuse traste rrlle du démon eudirassanl les
cavalcade). L'image du Christ einbras- -rKniesi de la transmigration.
796 CONCLUSIONS.
Vieux inonde. Terre d'élection des artistes classiques et berceau ou
séjour favori de maints grands docteurs bouddhistes, il a su tout
d'abord donner leur forme définitive à la légende et à la figure du
Maître, puis faire pénétrer dans le vieux salutisme de l'Inde cen-
trale l'esprit nouveau qui soufflait de l'Occident. Au point de vue
des idées comme de l'art, il est vraiment la tête orientale du pont
qui reliait le bassin de la Méditerranée à tout l'Extrême-Orient.
Aussi est-il du moins un mérite qu'on ne lui contestera pas :
c'est d'avoir facilité de nos jours l'initiation du public européen à
l'intelligence de l'art bouddhique de l'Asie. Ses détracteurs eux-
mêmes en conviennent, et peut-être après cela ont-ils mauvaise
grâce à lui reprocher son caractère hybride et, pour le définir
d'un mot, eurasien. Là gît au contraire pour nous son intérêt
essentiel. Du point central d'observation que nous avons choisi, il
nous est nettement apparu que l'Orient et l'Occident ne sont pas,
comme on l'a trop répété, séparés par un abîme infranchissable.
Déjà ils se sont rencontrés et ils se rencontrent encore. Non con-
tents d'avoir développé la même morale, nous les avons vus
communier sous les espèces de l'art comme nous les voyons faire
aujourd'hui sous celles de la science. Et la raison en est simple.
C'est qu'en dépit de toutes les difFérences de temps, de lieux et
de races, il n'y a qu'une science, qu'un art, qu'une morale, parce
qu'il n'y a au fond qu'une humanité.
.s
u
cl.
E
TAIÎLI-: DES ILLUSTRATIONS.
Planche II. Slatue du Biulilha (frontispice).
Pa^es.
l''ig. 301. Le retour de Chandaka et de Kantliaka (cf. I , p. Sfiy-.^liM) ç)
302. Bravi , o
303. lAilleiirs (rf. fier. 171 A et 172 « 1 11
304. La conversion iln brigand Angidimàla 1 -j
305. Fragment du même sujet 1 3
300-307. .Soldats de l'armée de Màra (cf. iig. 20i-2o4) i5
308-30'.). Tètes grotestjues in
310. Tête comique (lii;e et profil j ig
311-312. Tètes réalistes 91
31 3. Yaksa flanquant une base de sli'ipn aS
31'i. Vaksa-Allante a.i
315-316. Génies musiciens (Gandharvas?) ay
317. Visite du Nàga Klàpatra (cf. fig. 25 1 n] 3i
318-31i). Garuda enlevant une Nàgî 33
320. Même sujet, formant agrafe de turban 35
321. Garuda enlevant un couple de Nàgas 87
322. Masque de Garuda 89
323. La conversion du yaksa Atavika (cf. fig. aSa-aôS). il
32i. Yaksa porteur 43
325. Yaksa allante 45
32(5. Le Buddha et Vajrapàni (cf fig. 189) 49
327. \ ajrapâni-Kros 5 1
328. Vajrapàni-Héraklès 5i
329. Vajrapàni-llennès 53
330. Vajrapàni-Dionysos 53
331. \ ajrapàni-Zeus 57
332. Vajrapàni-Pan 67
333. Vajrapàni costumé en paria âg
334. Vajrapàni costumé à l'antique 61
335-330. Yaksinis (cf. fig. loG) 65
337-338. Yaksinis 67
339. Vaksini 69
339 Im. Gandharvî (?) 69
3'i0. Saj-asvati (■?) 7«
798
l'ijr.
.Vii.
;i'i2-
3'r/i.
3'i(5.
3.'i7.
3/18.
3.'t9.
350-
353.
354-
358-
360-
36/i.
305.
36(i.
367.
368.
309.
370.
371.
372-
37/1-
370-
378.
379.
380-
382.
383.
38-'i.
385.
380.
387.
388.
389.
390.
391.
392-
39/1.
395.
396-
L'ART (ini-r.o-iîorDDiiiorE.
r^a flfese TeiTc
3'i3. Yavanîs
Donateurs avec bi'ùle-parfuras (cf. lig. 187)
Donateurs avec vilnira
Donateurs avec rrjjiaiid miracle-.
Donateurs avec
Biidcilia
II. Inslijriition du Uodliisattva:
h. Iiivlltiliiiii (lu
Donateurs avec frlDsti;;alinn du Bodliisattva"
Donateurs avec rrBodhisattva dans le ciel Tusitan (cf. fig. i45).
352. Costumes de donateurs indiens et barbares
Roi en costume barbare (Première méditation?)
357. Types étrangers (?)
359. Types indiens
303. Types idéalisés
Pàncika , le génie des richesses . .
Même personnage
Même personnage
Même personnage
Piolil du précédent
Même personnage
Même personnage
Même personnage
373. Même personnage
375. Hàriti, la fée aux enfants
377. Même personnage
Même personnage (vu de lace et de dos)
Le couple tutélaire
381. Même groupe
Même groupe
Même gi'oupc
Même groupe
Même groupe
Même groupe
Même groupe
Même grou|)e
Même groupe
Le génie à la coupe
Le Taureau entre le Soleil et la Lune
393. Costume et parui-cs du grand seigneur laïque
Tête du précédent
Tète avec chignon
397. Tètes avec turban
Pages.
73
77
83
83
87
89
89
9'
93
95
97
99
101
io3
io5
107
108
109
1 1
i3
»7
I 91
199
i33
.37
i/.i
i45
.69
i53
■ 57
,59
161
i65
.69
7»
.73
'79
i83
i85
.89
TABLE DES ILLUSTRATIONS. 799
Fijj. 398-399. Bouffelles de turban 189
'lOO. (t. L'bomnKige du Miiga Kàlika (cf li,o-. i-j'i-igS); b. M;u'a cl sfs
filles au Bodliimanfla (cf. (ig. ioi i iq3
/lOl. Mâra et ses filles au Bodliimanda 1 1,3
i02. L'assaut de Màia iny
/l03. Mâia .201
'lO'i. Mura 201
'i05. Le (iraud Miracle de Çràvasti .2o5
'1 0(J. Même sujel aoy
hf)l. Même sujel 209
.'1O8. Même sujet .211
i09-ii 0. Dieux ou Bodliisaltvas (?) a 1 3
'1 11-/)12. Brahmà et India 2 1 5
'1 1 3. Le Bodhisallva SidJhài-tlia (cf. fig. 175-176'! 217
'1 1 '1. Même personnage 219
Vlo-i'16. Les deux types de Bodliisattva, avec ou sans turban 221
'1 1 7. Le Bodhisaltva Siddhâitlia (?) 2a3
'1I8. Le Bodhisaltva Maitrêya 2a5
h 19-'i20. Même personnage 227
'i21. Même personnage aaS
'|22. Même personnage 229
'i23. Même personnage (?) 281
^i2/i. Même personnage (?) 233
'i2."). Bodliisattva à luiban , enseignant 235
/liG. Le même, assis à l'européenne 287
't27. Bodhisaltva médilq^it, avec lotus 289
'i28. l'ndliisattva au lotus 261
.'i29. Bodhisallva avec figurine de Buddha dans le turban a'ia
/|30-'|31. Novices brahmaniques 9^5
'i32. La réunion des seize Pâràyanas 2^7
/i33. La proposition de Mâkandika aig
hZh. Scènes diverses (cf. (ig. 7^1) aôi
435. Kàçyapa d'Uruvilvà 0.53
'i36. Même personnage 257
'|37. Le Pari-iiiiriina du Buddha 261
'i38. Le père du lUsi Ëkaçiinga 205
'|39. Le Çiainana Gaulama 269
'l'ifl. Même personnage 278
Vi J. Vajrapàni et moines bouddhistes 277
i/i2. Moine bouddhiste 281
/i'i3. L'inlervenlioii d'Ananda eu faveur des remnics(?) a85
'l'i 't. Le Pnri-iiin'diiu d'Ananda 287
800 L'ART GRÉCO-BOUDDHIQUE.
Papes.
Fig. ^i'i5. Le type indo-grec du Rmlillii aqi
/i'i6. Même type 202
V'i6 hls. Profil du précédent 203
.'i47. Le sommeil des femmes (cf. fig. 178-180) 297
.'i48. Tête de Buddiia ;5oi
/i49. Tête de Buddha 3o3
/|50. Tête de Bodhisattva 3o5
i51. Face de Buddha ou de Bodhisattva (?) 307
/|52. Buddha faisant ie geste qui rassure Son
'i53. Main droite d'un Buddha (trois aspects) 3i 1
liiyft. a. Bodhisattva ; h. Buddha; c. Moine 3i3
/i55. Buddha méditant 3i5
/|56. Buddha enseignant 319
/i57. Les sept Budiihas (hi passé et cehii de l'avenir SaS
i58. a. Le Grand Miracle de ÇrAvasIî; h. La prédiction (ki iîuildha
Kâçyapa 327
^i5D. a. Adoration du vase à auniùnes: /;. Grand Miracle de Crùvaslî;
c. instigation du Bodhisallva 33 1
/16O. La présentation de ia fiancée (cf. lig. 168) 389
hdi. La présentation du serpent de Kà(;ya|ia (cf. fig. 225 n, 2->G, 907rt). 343
462. Tête de Buddha 3/I7
463. Buddha avec des flammes issant des épaules 35 1
464. Yaksas-Atlantes de Sânchi 355
465. Yaksa d'Amaràvatî 359
466. Garuda et Mâga à Amarâvatî 363
467. Nâga de Matlmi-â 367
4G8-469. Nàga et Yaksa de Barluit ' 371
470. Yaksa <le Sânchi (l'àncika ?) 875
471. Yaksa de Sânchi 379
472-473. Yaksinîs (ancienne école de Mallmià^ 363
474. La Nativité à Sânchi 887
475. L'Illumination, la Première prédication et le Pnri-nirrnini. n. A Sân-
chi ; b. A Amarâvatî 891
Planche III. Monnaies des Yavanas eu face. 896
Planche IV. Monnaies des Çakas-Pahlavas m face. 898
Planche V. Monnaies des Kusanas et des Guplas en face. 4oo
Fig. 476. Hérakiès, au Gandhàra 465
477-'i78. Les deux Buddhas datés 491
479. L'instigation du Bodhisattva cl (Idnalcm- 498
480. Buddha de modèle ancien 495
TABLE DES ILLLSTRATIO.NS. 801
l'ajw
i|;cs.
'i81. Budilha ayant irpaule droite et les pieds découverts h^-j
/|82. Biifldha enseignant 5oi
/)83. Le même, stylisé 5o3
/|84. Le Hrand Miracle de Çràvasli 507
'j85. Même sujet , avec Buddiia assis à l'européenne 5 1 1
i86. Spécimen de Tdouble ruine n 5i3
'i87. Hàiili do basse époque 5i 5
i88. Hàritî, au Kaçmîr^face et profil) 517
'i89. Première méditation du Bodhisattva, à Mathurà 5.21
/i!)0. Pâficika-Mahâkâla,à Malliurà 523
491 . Même personnage SaS
492. rrScène de Bacchanale», à Matliurà Saq
493. Tête de Mathurà 53 1
'i94-495. Têtes de Mathurà 535
'i96-497. Maitrêya , à Mathurà 537
'i98. Les huit grands miracles, à Bénarès 539
/|99. Pàncika-Maiiàkâla, à Sànchi 543
500. Les huit grands miracles, au Magadha 545
501. n. Buddha; b. Couple tutélaire; c. Lutins, au Magadha 649
502. Mahàkàla-Jamhliaia, au Magadiia 55 1
503. La Tentation du Buddha, à Ajantâ 555
504. (fScène de Bacchanale^ , à Ajantâ 557
505. Le couple tutélaire, à Ajantâ 569
506-507. Les quatre giands miracles, à Amarâvalî et Bénarés 563
508. La Tentation du Buddha, à Amarâvalî 565
509. La présentation deBâhula, à Amarâvalî (cf. (îg. 23i c) 569
510. La Soumission de réléjihant, à Amaiàvalî (cf. (îg. i^'j-iiSr^) 571
511. Le Grand .Miracle de Çràvastî, à Bénarès 573
512. Le Grand Miracle de Çràvastî. à Java 676
513. Pàiicika et autres Yaksas, à Java 679
514. Pâncika , à Java 583
51 5. Hàritî. à Java 585
516-517. Types du religieux brahmanique et bouddhique, à Java 587
518. La visite d'Asita, au Cambodge (cf. fig. 161) 889
519. Religieux brahmaniques, au Cambodge 593
520. Type de brahmane, au Cambodge 695
521. Buddhas assis sur le Nâga, au Cambodge 099
522. Le Retour de Chandaka et de Kanthaka, au Campa (cf. lig. 3oi). . . 6o3
523. Les quatre grands miracles, en Sérinde 6o5
524. Masque grotesipie, en Sérinde 607
525. Tête de Garuda , en Sérinde 609
526. Coiffure de la Sérinde 61.?
802 L'ART GHKCO-BUUDDHKJUE.
l'agus
Fig. 527. Costume de la Sériiulc 61 5
528. Pâiicika ou Vaiçravana, en Séiiude 619
529. Hârilî, enSérinde 621
530. Hâiilî, cil St^iinde (cioquis complété) GaS
531. Char du Soleil, en Sérinde 627
532-534. Types de brahmane, en Sérinde 699
535. Brahmane et liutle de roseaux, en Sérinde (cf. iig. 189) 633
536. Le Buddlia et ses moines, en Sérinde 635
537. Dvârapàla, porteur du foudre, du trident et du pétase 637
538-539. Hàritî (comme avatar de Kouan-Yin), en Chine 6ii
bhO. Types du Buddha et de Maitréya, en Chine 6^3
541. Stèle chinoise (660 ap. J.-C.) 667
542. Stèle chinoise, eu deux styles (55i ap. J.-C.) 669
543. Masque de Garuda (T'ien-kéou), au Japon 653
544. Mahàkâla (Dai-kokou), au Japon 655
545. Hàriti ( Ki-si-mo-djin ) , an Japon 669
546. Hàriti (Ki-si-nio-djln) , au Japon 661
547. Vaiçraniana (Bishamon), au Japon 665
5'i8. Maitréya (Mi-ro-kou ), au Ja|)on 667
549. Vaiçravana , au Tibet 669
550. Bodhisattva-Buddha, à Mathurà 679
551. Tête de Buddha, à Mathurà 683
552. Buddha gandhârien, à Mathurà 685
553. Buddha gandhârien, à Mathurà 687
55'i. Buddha de Prayâga 691
555. Buddha de Bénarès 693
550. Buddha (de Mathurà), au Magadha 697
557-558. Buddhas (de style Pâla), au Magadha 699
559. Buddha de Ceylan 7o3
560. Buddha du Cambodge 700
561. Buddha de Java 707
562. Buddha de la Sérinde méridionale 711
563. Buddha de la Sérinde septentrionale 7 1 3
564. Buddha (de l'époque des Wei), en Chine 7)5
565. Buddha (de l'époque des T'ang), en Chine 719
566. Amitàbha entre deux Bodhisatlvas, au Japon 721
567. Buddha, de Bénarès, assis à l'européenne 725
568. Buddha, de Java, assis à l'européenne 727
569-572. Formes diverses de Viixiiha 73 1
573. Tète indo-grecque de Buddha, retouchée 733
57'i. Tête de Buddha , aux cheveux ondes 734
57'i bis. Profil du précédent 735
TABLE DES ILLISTU ATIONS. 803
PngeB.
575. Tête de Buddlia , aux cheveux stylisés ^43
576-577. Têtes de Biiddha montiaiit la stylisation croissanio des ondrs
des cheveux yiS
578. Tête de Buddha, aux cheveux bouclés, du Gaudbàra 7/19
579-582. Tètes de Buddha montrant la stylisation croissante des honcles
des cheveux - 5 1
583. Buddha du Gandhàra 755
584. Buddha de Mathurà ^55
585-585 bis. Buddha d'Amaràvati (deux as|)ects de la même statue ) .... 787
586-586 bis. Buddha du Cam[)a (face et dos) 761
587. Buddha de Mathurà yOS
588. Buddha de Bénarès . . . 7G5
588 bis. Buddha du Magadha 7G5
589. Buddha d'./Vjantâ 769
590. Buddha du Japon 76;)
591. Spécimen d'imagerie bouddhique sérindienne 771
592. Buddha tenaut une statuette du Buddha (?) 770
593. Christ gréco-chrétien 777
594. Buddha gréco-bouddhique 777
595. Le couple tutélaire chez les Jainas 781
596. Statue du Jina , à Mathnrà 783
597. Le couple tntéiaire en Gaule 786
598. Même groupe 789
599. Vierge copte 791
600. Vierge romane 790
Planche VL Le reliquaire de Pêshawar en face. 796
TABLE DES MATIERES.
TROISIEME l'ARTIl-:.
LES IMAGES.
(JHAPITUE X.
Lies CASTES INFÉRIEIRES.
1. Parias i:t dkmo.ns
Les parias, p. 8. — Les démons et les grotesques, p. 16. — Les jjénlcs,
p. 9 0.
Pages.
7
S II. Nâgas et Suparnas 28
Les Nâgas, ]>. a8. — Les Suparnas, p. 3a.
S III. Les Yaksas io
S IV. Vajrapâxi . i8
S V. Femmes et Fées fi '1
Les Devalà, p. 6i. — Los ïavani , p. 69. — Le costume léminin, p. 79.
CHAPITRE XI.
I,ES CASTES MOYENNES.
S I. Les it MAÎTRES DE MAISON' Jï 8('»
Les donateurs, p. 86 — Les costumes, p. (jn. — Les types, p. yij.
S IL Le géme des RICHESSES 1 oa
Sa description, p. io(J. — Son idealitication , p. 1 m. — Sa double évo-
lution, p. I 20.
S III. La Fée aii.x enfants « .30
Sa légende, p. i3j. — Ses images, p. i3.t. — Sa dillusion, p. i3G.
S IV. Le couple tctélaire lia
La fée à la corne d'abondance, p. i43. — Le génie à la coupe, p. 167. —
Le culte populaire, p. i53.
806 I. A UT GUECU-BUUDDHIOIJE.
Pages.
S V. Les Du uiyoREs i S5
Les Lokapâla, p. l 'iS. — Candra et Sùrya, p. iGa. — Le lémoignage des
moTimiies, p. 16 A.
CHAPITRE XIL
LES HAUTKS CASTES.
S I. Lus NOBLES r.T LES ROIS 1 77
Costume et parure, p. 178. — Rdjaptilru et Dei-apiilia . p. i88.
SU. Les grands dieux 1 90
Màra, p. 197. — Bralimà et Indra, p. 503.
S IIL Les Bodhisattvas •' 1 0
Le témoijjnage des Ecrituros, p. 912. — Le témoignage des scènes légen-
daires, p. a 16. — Témoignage des motifs décoratifs, p. 9 a a. — Le Bodlii-
sattva Siddiiârtlia, p. 228. — Le Bodliisattva Maitrêya, p. 280. — Antres
Bodhisattvas, p. aSG.
CHAPITRE XIII.
LES HORS caste.
.S L Les religieux 260
Les ascèles brahmaniques, p. aûa. — Les Tirthija, p. aôy. — Les Bkiksu,
p. 968.
S IL Le type du BrDDHA 978
I. La léte du Buddha, p. uSo. — A. Les éléments importés, p. 289. —
B. L'apport indigène, p. n84; Xùrnà, p. 288; ïusntsa, p. 989. — C. La
combinaison, p. 3oo. — IL Le corps du Buddha, p. 3o'i. — .4. Les signes
corporels, p. 3o4. — B. L'habit monastique, p. 3i9. — IIL La synthèse
du type, p. 3 16. — Buddha et moine, p. 817. — Buddha et Bodhisattva,
p. 390.
S IIL Les divers Bdddhas 323
Le Buddha Çàkya-niuni, p. Sai!. -- Les jmslures, yi. 32i. — Les gestes ,
p. 826. — Les autres Buddhas, p. 89g. — Les sept Buddhas, p. 829. —
Les Buddhas Dipankara et Kdrijapa, p. 332. — Les Dliyàni-Buddhas, p. 333.
CHAPITRE XIV.
BEVUE GÉNÉRALE DES IMAGES.
La question de priorité entre les bas-reliefs et les statues, p. 338.
SI. La TECHNIQl E DES IMAGES ' S/lg
Matière et facture, p. 347. — Les draperies, p. 35o. — Les lignes, p. 309.
: . TAliLE.UES MATIÈRES. 807
Pages.
s II. L'identification des images So-
La répartition des types, p. 3.58. — Lnksana el mudrd, p. 80 1.
S m. Rapports et contrastes avec l'école indienive 363
L'exception du Buddha, p. 364. — Le niiidw, p. 3GG.
S IV. Les rapports avec l'évolution des doctrines BOODOniQUES 371
L'influence du Mahàtjàna sur l'école, p. 878. — • L'influence de l'école sur
le Mahàyàna, p. 877. — La question de l'idolâtrie, p. 882. — Définitions,
p. 885.
S V. L'intérêt historique des images 388
L'Hindouisme, p. 889. — Le Bouddhisme, p. 890. — La société, p. 3g8.
Planche 111. Monnaies des Yavanas 3q5
Planche IV. Moanaies des Çaka-Pahlavas 397
Planche V. Monnaies des Kusanas et des Guptas Sgg
QUATRIEME PARTIE.
LHISTOIRE.
CHAPITRE \V.
LES ORIGINES DE l'ÉCOLE DU GANDIlÀRA.
Parenthèse sur la peinture, p. '409. — Objet et plan de notre enquête
historique, p. /io5.
S I. Le Bouddhisme au Gandhàrv ioy
La conversion, p. ^07. — L'acclimatation des légendes, p. 4ia. — J.a
seconde terre sainte, p. 'ii().
S II. L'Hellénisme au Gandhâra 4a 1
Alexandre, p. /laa. — Les Indo-Grecs, p. '129. — Les Barbares, p. 183.
— La date du prem er Buddha, p. 438.
S III. La rencontre du Bouddhisme et de lIIkllénisme Uh'è
Pourquoi le Gandhâra, p. 443. — Les Yavana, p. 447. — Les Uauddha ,
p. 455. — Les artistes gandhàriens, p. 46i.
808 L'ART GREGU-BOUDDHlUlE.
Pagp».
CHAPITRE XVI.
L'ÉVOLUTION DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
S I. Là CRITIQUE DES DOCUMENTS hj^
Los littératures indigènes, p. 678. — Les littératures étrangères, p. ^75.
— L'archéologie classique, p. 477. - La numismatique, p. 479. — L'épi-
grapiiie, p. 48a. — Une hypothèse, p. 4H4.
S IL La FORMATION DP. l'école (i" siècle avaat J.-C. ) 486
Le cadre général, p. 487. — Les documents gandhàrieiis, p. 48,|;/c.s
statues itiscntes , p. 490; les tifpe$ monétaires ^ p. 4g'2; les modèles hellé-
nistiques, p. 498; les motifs indo-iraniens, p. 4g4. — L'œuvre du i" siècle
avant notre ère, p. 4g6.
S III. La FLORAISON DE l'^colf, ( i" siècle après J.-C.) ."ioa
Le facteur politique, p. 5o3 ; ta date de Kaniska, p. 5o.'i; les Kusana,
p. 5i3; te rôle de Kanisica, p. 5i8. — Le facteur économique, p. 5ao. —
Le facteur artistique, p. SaC. — La question de l'influence romaine,
p. .')33. — Médiocrité n'est pas décadence, p. 54o. — L'œuvre du i" siècle,
p. ,544.
S IV. Le déclin de l'école (ii'-iii' siècle) 553
Longévité, uniformité, médiocrité, p. 555; tes rapports avec t'OccidenI .
p. 558; la Gnose et te Bouddtiisme , p. 56i; les ateliers frandhàriens , p. 667.
— Les débuts de la décadence, p. 57a; les causes politiques, p. 574 ; les rai-
sons tirées de l'histoire de l'art, p. 576.
S V. La fin de l'école .S77
La survie (iv'-v* siècles), p. 079. — Ln première destruction, p. 586. —
La destruction définitive, p. Sgo. — Les doiiWes ruines, p. 592.
CHAPITRE XVII.
INFLUENCE DE L'ÉCOLE DU GANDHÀRA.
S I. L'influence dans l'Inde fioi
Mathurà, p. (ioa. — Le hasiin oriental du Gange, p. C08. — Le Dékhan,
p. 61 2.
S IL La voie de mer 617
Ceyian, p. 6ao. — Java, p. 622. — L Indochine, p. (iati.
S m. La route de terre 632
La Baciriane, p. 635. — La Sérinde, p. 644. — La Chine, p. 658. — Le
Japon, p. 666. — Le Tibet, p. 670.
TABLE DES MATIERES. 809
Pagr..
CHAPITRE XVliJ.
RÉSUMÉ HISTORIQUK.
(revub uén^rale des images du uuduha.i
s 1. Le DlU-VIJAÏA DD BUDDHA INDO- CltEC 676
La conquête du Sud-Ksl, p. 680. — La conquête du Nord-Est, p. 684. —
Après la conquête, ji. (J87.
S IL L'kvolition dd type uu BiuDiiA 69a
Les cheveui, p. 6gG. — Les draperies, p. 70a. — L'interprétation chro-
nologique et esthétique des faits, p. 708.
S IIL La lf'ge.nue a l'appui de l'histoike 717
L'ahsence d'images, p. 718. — Les images apocryphes, p. 73^. — Les
images miraculeuses, p. 739.
CONCLUSIOINS.
S I. L'influence classique dans l'art de l'1\de 7'i3
Le répertoire de l'ancienne école, p. ']h-2. — La teclinique de l'ancienne
école, p. 7^7. — Les arts brahmanique et jaina, p. 753. — L'art indien
avant l'Histoire, p. 730. — Le développement historique de l'art indien,
p. 760.
S IL L'influence classique en Extrême-Orient. 767
En Insuliiide, p. 767. — En Chine, p. 770. — Le mécanisme de lin-
Suence, p. 776.
?i III. L'ÉCOLE DU GaNDHÂRA ET l'aRT CLASSÎQl'E 779
Rapports avec l'art païen, p. 779. — Rapports avec l'ait chrétien, p. 788.
— Orient et Occident, p. 790.
Table des illustrations 797
Table des matières 8o5
N Foucher, Alfred Charles
7301 Auguste
F67 L'art gréco-bouddhique du
t. 2 Gandhâra
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